Gagner, mourir, renaître

L’année 2001 du Croate est une véritable odyssée.

On ne sait ce qui se serait produit si Goran Ivanisevic avait perdu, le lundi 9 juillet dernier, sa quatrième finale sur le gazon de Wimbledon contre Patrick Rafter. Vu toutes les mésaventures que le grand gaucher croate avait déjà connues dans sa carrière, ils étaient plusieurs à imaginer qu’il aurait pu commettre une bêtise. La question, heureusement, n’a pas dû être posée, puisqu’il a triomphé 9-7 au cinquième set. Et cette attente de neuf ans pour voir son rêve enfin se réaliser valait plus que la peine…

« Je suis sur le toit du monde », confia-t-il. « C’est tellement génial. Prendre en mains ce trophée où figurent inscrits tant de grands noms est fabuleux. Je ne remercierai jamais assez les dirigeants du All England Club pour m’avoir accordé cette wild-card de tableau final. Je m’en fiche désormais si je ne gagne plus le moindre match de ma vie. Cela n’a plus la moindre importance. En revanche, si j’avais perdu, le coeur de mon père aurait explosé ».

Dans les tribunes du court central, Srdjan, son père, ressentit effectivement comme un coup de poignard dans la poitrine au moment où la rencontre atteignit son paroxysme. Il était même convaincu que son heure approchait pour avoir négligé l’avis des médecins de ne plus assister à des événements stressants après avoir subi un pontage coronarien. Son seul souci, au moment où son fils servait pour le match à 8-7, fut de ne pas être pris d’un malaise afin de ne pas ruiner ses chances de victoire.

« Je savais que je pouvais mourir après la rencontre, mais pas pendant », expliqua-t-il. « J’ai été envahi par une douleur au niveau de la poitrine après sa troisième balle de match. Ce fut un moment très inquiétant et je n’ose y repenser. La tension était à son maximum et c’est alors que j’ai ressenti cette pointe. Cela dit, je ne pensais pas à moi, mais bien à Goran et au match qu’il devait gagner. Ce sacre ressemble à un conte de fées. C’est comme Cendrillon. Il a enfin obtenu ce qu’il a toujours désiré ».

Problème : il est amoureux d’une Serbe!

Le Croate ne sera plus le meilleur joueur au monde à n’avoir jamais remporté une levée du Grand Chelem. Après trois finales perdues, en 1992 contre Andre Agassi et en 1994 et 1998 contre Pete Sampras, il a enfin vaincu le signe indien. Quelques secondes après avoir vu le dernier retour de coup droit de Patrick Rafter mourir dans le filet, il se fraya un chemin à travers la foule pour grimper dans les gradins afin d’embrasser son père et ses proches.

La vie n’a pas toujours été rose pour la famille Ivanisevic. Goran, 29 ans, a dû surmonter plusieurs tragédies. Outre les problèmes cardiaques de son père, il y a eu le cancer qui frappa sa soeur Srdjana, et la guerre civile en ex-Yougoslavie. Pour sa patrie, la Croatie, il risqua même sa vie, devant un jour emporter un revolver sur le court. Et sa liaison amoureuse avec le top modèle Tatjana Dragovic (en compagnie de laquelle il est parti se ressourcer à bord de son bateau au lendemain de Wimbledon), n’est pas sans rappeler Romeo et Juliette. Le père de Tatjana est un Serbe originaire du Montenegro alors que la famille de Goran est croate, ce qui ne manqua évidemment pas de faire froncer des sourcils parmi les anciens.

Baptisé le « Croate fou », ses attitudes excentriques et flamboyantes ont toujours injecté une bonne dose de passion dans un milieu du tennis à la recherche de personnalités. A chacun ses points faibles. A Londres, durant sa quinzaine victorieuse, il s’est levé chaque matin de très bonne heure pour regarder les Teletubbies et dégusta quotidiennement le même souper composé d’une soupe de poisson, de mouton avec frites, et d’une dame blanche, le tout accompagné de jus d’orange…

Le garçon est aussi considéré comme un homme religieux et patriotique avec le coeur sur la main, qui n’hésite pas à donner une partie de ses gains pour aider ses compatriotes dans le besoin. A Wimbledon, il ne manqua de dédier son titre à son compatriote et ami Drazen Petrovic, le meilleur joueur de basket d’Europe, décédé dans un accident de la circulation en Allemagne en 1993.

« Drazen, si tu me vois de là-haut, ceci est pour toi », a-t-il dit au beau milieu du court central lors de la cérémonie de remise des trophées.

Bientôt un tatouage Wimbledon 2001 sur sa poitrine?

Faisant souvent référence à la religion, Goran parle du tennis comme étant son destin. Il a grandi à Split, une ville réputée pour son excellence au niveau sportif.

Encouragé par son père Srdjan, professeur d’université, et sa maman Gorana, ingénieur en chimie, il prit sa première raquette en mains à l’âge de six ans. Huit ans plus tard, sa famille décida de le retirer de l’athénée afin qu’il puisse tenter sa chance sur le circuit professionnel.

« Mes parents ont dû effectuer beaucoup de sacrifices pour me donner l’occasion d’embrasser une carrière », commenta-t-il. « Ils m’ont tout donné et le bon dieu a fait le reste. J’ai toujours ambitionné de devenir un grand joueur de tennis et, aujourd’hui, mon rêve est devenu réalité. La réplique du trophée restera à côté de mon lit pour le restant de mes jours. Et je me vois bien me faire tatouer Wimbledon 2001 sur le torse… », sourit-il.

Son coach, Ladislav Kacar a passé près de dix ans pour le lancer sur le chemin de la gloire. Aujourd’hui âgé de 75 ans, l’homme le surnomma le lièvre, en raison de sa vitesse et de son agilité. Goran, également, avait du tempérament. Le garçon, qui vénérait John McEnroe, avait le sang chaud…

« A 15 ans, il fut disqualifié lors du Championnat d’Europe, en France, pour avoir jeté sa raquette », se souvient son professeur. « En ce qui le concerne, Wimbledon a toujours constitué le tournoi le plus prestigieux. Il ne cessait d’en parler et l’adorait. Les autres épreuves ne représentaient rien ».

Avec un revolver sur le court

Lorsque sa carrière prit son véritable envol, fin des années 80, Goran Ivanisevic partit s’établir à Monaco. Les événements, cela dit, se précipitèrent à Split, et le destin s’abattit sur sa famille. Sa soeur Srdjana contracta ainsi la maladie de Hodgkin, caractérisée par la présence de lymphomes localisés ou disséminés un peu partout dans le corps. Les Ivanisevic en furent bouleversés. Goran se mit à jouer entièrement pour elle, envoyant à la maison chacun des dollars qu’il empochait afin de payer les factures des traitements médicaux. Elle s’en sortit, mais quelques mois plus tard, en 1991, la guerre civile éclata en ex-Yougoslavie…

« Ce fut une période très difficile. La plupart du temps, je ne parvenais pas à entrer en contact avec mes parents. Un jour, je réussis à atteindre ma maman au téléphone. Je pouvais entendre le bruit des tirs de mortier en arrière-fond. J’ai expliqué à ma mère que j’insistais pour qu’elle aille se réfugier dans les sous-sols, mais elle me répondit qu’elle n’avait pas le courage de quitter l’appartement. J’ai rencontré beaucoup de difficultés à me concentrer sur mon tennis à l’époque vu tout ce qui se passait dans mon pays. Il y avait des gens qui payaient de leur vie leur volonté d’indépendance. Cela dit, j’ai toujours considéré que je pouvais être plus utile à ma patrie une raquette à la main qu’une arme en bandouillère. Je me suis donc battu pour eux de sorte qu’ils puissent être fiers de moi lorsque je remportais un trophée ».

Lors des Jeux Olympiques de Barcelone, en 1992, où il décrocha une médaille de bronze en double en compagnie de Goran Prpic, il défila dans un drapeau de son pays alors que la Croatie n’était pas encore reconnue sur le plan international. La conséquence fut qu’il eut besoin de gardes du corps pendant un petit temps pour le protéger d’individus qui lui avaient adressé des menaces de mort. Les événements prirent de telles proportions qu’il envisagea, paraît-il, l’idée de se suicider.

Le tournant en Australie

Dans les années qui suivirent, il fut dévasté par une série de défaites à Wimbledon ainsi que par une déception amoureuse. Il trouva néanmoins assez rapidement une nouvelle fiancée en la personne de Tatjana Dragovic, âgée de 21 ans, et basée à New York. Sa saison 2000, cela dit, fut catastrophique en raison de problèmes récurrents à l’épaule. Redescendu bien au-delà de la centième place mondiale, il faillit mettre un terme à sa carrière, au mois de janvier dernier, après avoir été éliminé au premier tour du tableau qualificatif de l’Australian Open.

« Je me trouvais vraiment dans le trente-sixième dessous à ce moment-là. Je venais de faire un voyage de plus de 24 heures et je pouvais rentrer dès le lendemain. Je me sentais comme humilié. La semaine suivante, j’ai alors participé à un tournoi challenger en Allemagne et cela m’a fait du bien. Et puis, en voyant les autres joueurs se produire en Australie, je me suis dit que je ne pouvais pas prendre ma retraite de cette manière. Je ne le regrette évidemment pas. Beaucoup de gens ont évoqué ma fragilité sur le plan mental, et c’est vrai que j’ai parfois rencontré des problèmes à me dominer, mais si j’ai figuré huit ans parmi les dix meilleurs joueurs du monde, c’est que je ne devais pas être si faible que cela mentalement. Je savais que si tous les Goran en moi pouvaient se retrouver sur la même longueur d’onde, j’étais encore capable de produire un excellent tennis. Ce triomphe, c’est le rêve de toute une vie. Quoi que je fasse désormais, où que j’aille, je serai toujours le vainqueur de Wimbledon ».

Serge Fayat

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