FRÈRES DE FOOT

Pierre Bilic

Leurs regards sont parfois aussi profonds que le poivre noir de la côte de Malabar, en Inde, que les marchands européens et arabes apprécient depuis des siècles. Les racines de Mathieu et Benoît Assou-Ekotto – 27 et 21 ans – remontent très loin aussi, mêlent les savanes du Cameroun et les corons du nord de Pierre Bachelet, la chaleur de Yaoundé et l’accent chtimi de Lens.

En voyant le médian défensif du Standard et l’arrière gauche de Lens, unis par leur fratrie et le même métier, on pense à ce formidable couple de chanteurs maliens, Amadou et Mariam. Aveugles, ils chantent superbement la joie africaine avec leur dernier tube succès : Le dimanche à Bamako, c’est le jour de mariage. Mathieu n’est pas dans le rythme pour le moment. Le ballon ne tourne guère pour lui au Standard où il a pris des cartes qui l’ont éloigné provisoirement de la l’équipe Première. Il en a gros sur la patate. Par contre, son frérot, lui, a le vent en poupe, est devenu le meilleur arrière gauche de France, s’est qualifié avec Lens pour la suite des opérations en Coupe de l’UEFA.

 » Je ne me fais pas de soucis pour Mathieu « , affirme Benoît.  » Il ne lâche jamais rien et a toujours su se redéfinir même quand ce n’était pas évident. Ses qualités footballistiques sont évidentes. Peu de pare-chocs nettoient les ballons aussi bien que lui. Il se sacrifie pour les autres. Tout ce qu’il fait est précis. C’est un ajusteur de la ligne médiane. Pour ses équipiers, ce doit être un plaisir de combiner avec un milieu de terrain bien placé et qui s’efforce de faire la meilleure utilisation possible du ballon. Techniquement, il est excellent.  »

La Premier League

De très grands clubs européens ont déjà tourné leurs regards vers l’arrière gauche de Lens. Sa jeunesse lui permet de ne douter de rien, de ne pas avoir peur de ce qui l’attend, de parler parfois, et sans retenue, de succès sportifs et… financiers. Le football anglais le passionne. Un géant de Londres le courtise. Ne dit-on pas qu’il s’agit d’Arsenal ? Benoît dévoile son sourire mais rien d’autre.

 » Son discours très ambitieux pourrait étonner en Belgique « , lance Mathieu.  » C’est un jeune professionnel qui veut réussir sa carrière. Je suis un bon joueur de football mais mon frangin est un grand footballeur en devenir. Un tel potentiel, une aussi belle patte gauche, c’est beau. A mon avis, il a la taille de la Premier League. Benoît y jouera tôt ou tard. Mais, pour le moment, il est bien à Lens, grandit en Coupe de l’UEFA. Lens sait qu’il partira un jour. Cela fait partie de l’ordre des choses. C’est accepté, c’est même un sujet de fierté « .

 » En Belgique, on ne mesure pas assez de la grandeur, l’importance et la puissance d’un club comme le Racing de Lens. Pourtant, ce n’est pas loin, à peine de l’autre côté de la frontière. Il y a des sources d’inspirations là-bas. A Avion, les Sang et Or ont bâti sur fonds propres un centre technique et sportif dont les clubs belges ne peuvent que rêver. Le stade Félix Bollaert reçoit régulièrement 40.000 spectateurs. L’ambiance y est superbe. C’est très différent par rapport à Sclessin qui, explosif, imprévisible et impatient, se rapproche plus de Marseille. Félix Bollaert, c’est la cathédrale de l’esprit régional chti. Avec un budget de 50 millions d’euros, Lens peut se donner les moyens de ses ambitions. Qui était le meilleur footballeur de D1 la saison passée ? Aruna Dindane, exact ! Il était le fer de lance du club le plus riche de Belgique, Anderlecht. L’Ivoirien est passé avec armes et bagages à Lens. Les Nordistes disposent d’une belle surface financière « .

La formation

Mathieu et Benoît ont touché leurs premiers ballons à Saint-Nicolas-lez-Arras où on ne perd pas le nord. Après un passage à l’ASPTT d’Arras, ils ont pris le chemin du Racing Club de Lens.

 » C’était un grand pas mais j’y suis peut-être arrivé trop tôt ou au mauvais moment « , se souvient Mathieu.  » La jeunesse n’était pas encore le plus grand trésor de Lens. Quand je vois ce qu’est devenu Avion, je me dis que j’ai raté quelque chose. En 1997-1998, je me suis entraîné quelques fois avec le noyau de Daniel Leclercq qui décrocha le titre de champion de France. La concurrence était mortelle. Pour un jeune, c’était intenable. Je me suis retrouvé à Mouscron où j’ai galéré. Je découvrais autre chose. Pas évident de s’adapter. D’autant plus que Hugo Broos ne comptait pas sur moi et avait d’autres priorités. C’est ainsi, un joueur n’y peut rien. Après, ce fut Créteil, Valenciennes et Grenoble avant de vivre une très belle expérience à La Louvière où je suis venu grâce à Roland Louf et Ariel Jacobs. En 2004-2005, c’était chouette avec Albert Cartier. Je ne suis resté que six mois au Tivoli cette saison-là. Je n’ai connu que des compétiteurs dans ce club. Quand on serre les coudes, tout est possible. Les petits peuvent alors montrer les dents. Ce passage chez les Loups m’a permis d’attirer le regard du Standard en décembre 2004. C’était mon cadeau de Noël

Je suis fier de cette progression. Je n’ai jamais baissé les bras. La Louvière et le Standard ont misé sur moi. C’est une preuve de confiance mais je ne dois rien à personne : j’ai reçu parce que j’ai beaucoup donné. Le Standard ne m’a pas transféré pour mes beaux yeux. On pense autrement dans le milieu du football. Même quand c’est dur, je n’ai pas d’états d’âme. Je sais aussi que tout est fragile. On peut plaire un jour et moins le lendemain sans raisons valables, c’est propre au monde du football. Il y a des modes, des tendances, qui peuvent bouleverser le cours des choses. Un entraîneur peut apprécier un type de joueurs et moins un autre. Compte tenu de tout cela, j’ai toujours fait passer le travail avant tout. Un joueur qui bosse s’en tire toujours. Entre Créteil et le Standard, il y a eu du chemin : je l’ai parcouru et je continuerai « .

Benoît s’est installé à Arras, pas loin de la maison familiale. Pas un jour ne passe sans qu’il ne fasse un petit saut afin de prendre des nouvelles de sa maman autour d’une tasse de café.  » Arras, c’est important pour moi « , commente-t-il.  » C’est chez moi, c’est là que j’ai appris à aimer le football avec les jeunes de mon coin. Il y avait pas mal de tournois entre cités. C’était du six contre six et cela donnait lieu à des matche endiablés. L’équipe gagnante empochait quelques dizaines d’euros. Ce n’était rien mais, pour nous, cela valait la Ligue des Champions. En tant que gaucher, j’étais très demandé et j’ai souvent joué avec des plus vieux que moi. Cela m’a endurci. Le foot de rues est une richesse. Je suis arrivé à Lens à 11 ans. J’ai signé mon contrat pro à 17 ans. Après le passage obligé en CFA, j’ai débuté en L1 contre le PSG, en mars 2004. Ce fut un grand moment. J’ai pris part à trois matches de championnat cette saison-là. En 2004-2005, j’ai profité de la blessure de Yoann Lachor afin de rejouer contre le PSG. J’avais gagné pour de bon la confiance de mon coach. Ma mère est souvent présente à Bollaert. Ma percée a dû lui faire plaisir car elle s’est souvent fait pas mal de soucis à mon propos. Les études, je n’aime pas tellement et je me suis vite consacré uniquement au football. Je dois réussir sur un terrain, je n’ai pas d’autres choix. Quand j’ai un problème, je consulte mon frère car il a un gros vécu. J’ai 21 ans, lui 27 déjà. Il m’est arrivé plusieurs fois d’assister à un match à Sclessin « .

Les études

Mathieu a été plus prudent que son frérot en ce qui concerne les études. Entre deux entraînements, il s’occupe de sa fille, née quelques jours après le transfert au Standard, il potasse des cours par correspondance qui lui permettront un jour de décrocher une licence de management sportif. Un exploit car il n’avait plus feuilleté de manuels scolaires depuis six ans. Il faut préparer l’avenir car une carrière sportive peut être brève.

 » Je ne suis pas une star alors il faut être prudent et un bon diplôme ne peut pas me faire de tort « , avance-t-il en riant. Sa maman est institutrice et sa s£ur enseigne la danse. Benoît est plus insouciant, n’a pas encore de responsabilités familiales. Leur papa, récemment décédé, fut un bon joueur au Cameroun avant de tenter sa chance en France, le pays de Cocagne pour les pauvres footballeurs africains. Le père de Mathieu et de Benoît fut un précurseur, joua dans une panoplie de petits clubs avant de remonter vers le Nord et de s’installer à Arras. Il y rencontra son épouse qui lui a offert de beaux enfants métis. Une richesse, des racines et des origines diverses. Couleur café au lait : hélas, cela pose parfois des problèmes.

Les métis

 » On ne m’a jamais traité de sale Français « , commente ironiquement Mathieu Assou-Ekotto. Une remarque terrible qui en dit long sur ce que certains peuvent vivre et ressentir à cause de la couleur de leur peau.  » Les métis sont assis entre deux chaises « , précise Benoît.  » Ils sont le fruit de deux mondes et de deux cultures mais ne font pas totalement partie de l’un d’eux. Nous sommes noirs en Europe, blancs en Afrique : c’est étrange. Nous pourrions être des traits d’union mais tout le monde n’a pas envie de nous voir dans ce rôle-là « .

Délit de gueules noires, expression du malaise social qui grignote la France. Sur le plan sportif, Benoît n’a pas opté pour les Bleus alors que son talent aurait pu lui permettre d’obtenir à coup sûr des galons d’international.  » Je me sens plus Camerounais que Français « , égrène Benoît. Mais comment est-ce possible alors qu’il est né en France ? Où et quand s’est produite la fracture ? Quel sera son avenir d’Européen s’il a d’abord une définition africaine de son coeur et de son âme ? La révolte des banlieues a-t-elle accentué cette réflexion ? Ont-ils renoncé à se fondre dans la société française ?  » Non mais on ne veut pas tenir compte de nos valeurs « , ajoute Mathieu.  » Dans les quartiers de mon enfance, quand il se passait quelque chose, on ne cherchait pas les vrais auteurs. Les auteurs idéaux, c’était nous. La famille du football fait des efforts afin de lutter contre le racisme. Je ne suis pourtant pas très optimiste. La société glisse lentement mais irrésistiblement vers quelque chose de dangereux. Si cela continue comme cela, l’avenir ne sera pas drôle pour les gens de couleur. Comme mon frère, je suis d’abord Africain « .

Le Cameroun

Benoît a déjà été repris dans le noyau A’ du Cameron. Au pays du légendaire Roger Milla et de Samuel Eto’o, l’élimination sur la route de la phase finale de la Coupe du monde allemande au bout d’un match dramatique contre l’Egypte a déchaîné les colères et les passions. Ce furent même des moments dangereux. Benoît devra patienter quatre ans de plus avant de découvrir l’ambiance du plus grands des tournois. Cela ne tempère pas du tout ses certitudes.

 » Non, pas du tout : pour moi, le Cameroun, c’est le choix du coeur « , détaille-t-il.  » Il faut savoir ce que le football représente là-bas pour bien me comprendre. Je ne changerai pas d’avis. Je ne parviens pas à m’identifier aux Bleus. Je ne crois pas qu’ils auraient pensé un jour à moi. C’est compliqué, la concurrence est très forte. Ce n’est pas mon équipe, pas celle qui fait vibrer mon être intérieur. Mes yeux se tournent vers les Lions indomptables. Ils sont plus proches de moi et de mon c£ur. Ce serait chouette de pouvoir y jouer un jour avec mon frère. J’aime bien retourner à Yaoundé où nous avons de la famille. Je me souviens encire de mes premiers voyages là-bas. Même si je suis d’Arras, du Nord, je ne renonce pas à l’Afrique « .

Mathieu l’écoute attentivement et approuve :  » Il y a beaucoup de sentiments dans tout cela. Le décès de notre père nous a probablement rapprochés de l’Afrique. Nous voulons entretenir le lien, ne pas oublier d’où nous venons, préserver notre richesse camerounaise « .

Les contrats

Lens a été prudent et Benoît a signé un contrat jusqu’en 2010. A l’heure des grands choix, cela fera rentrer pas mal d’argent dans les caisses du club de Gervais Martel.  » Quand je partirai, je n’oublierai pas de remercier tous les éducateurs et les formateurs de Lens : ils m’ont beaucoup apporté « , insiste-t-il.  » Je veux encore progresser avant de penser à autre chose, confirmer à l’arrière gauche mais prouver aussi que je peux jouer plus haut « .

Mathieu n’a plus que six mois de contrat. Le Standard possède une option qui pourrait lui permettre d’ajouter deux ans de plus à sa collaboration avec son médian défensif. Sera-ce le cas ?  » Je ne sais pas… « , assène Mathieu Assou-Ekotto. A Gand, son exclusion pour deux cartes jaunes n’était pas passée inaperçue. La deuxième faute commise dans le camp des Buffalos était évitable. Quand un journaliste lui demanda une explication, sa réponse fusa :  » Donne-moi ton crayon, prends mes chaussures et ne me casse plus les c… « . La sanction survenait après un premier renvoi du terrain au cours d’un match des Réserves à Roulers. Cette nervosité anormale ne colle pas avec son caractère d’habitude si placide. S’explique-t-elle par ses récents voyages entre le banc et le terrain ?

La trêve lui permettra de remettre de l’ordre dans ses idées. A Avion, les deux frères ont passé un moment agréable ensemble. Ils ont même admiré la gaillette, ce bloc de charbon, qui donne son nom au centre d’entraînement du Racing Club de Lens. Savent-ils que le 21 décembre 1990, les mineurs de la fosse 9 à Oignies remontèrent la dernière gaillette ? En quinze ans, les Chtimis ont changé d’univers et les footballeurs, comme Benoît et Mathieu, venus de partout, comme les gueules noires, les ont aidés à panser leurs plaies.

PIERRE BILIC

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