Jacques Sys
Jacques Sys Jacques Sys, rédacteur en chef de Sport/Foot Magazine.

Même si sa carapace a des failles, l’Américain est resté d’une sérénité étonnante, même quand il était menacé.

L ance Armstrong hait plus que tout la défaite. Est-ce pour cela que l’Américain se cherche des excuses à chaque contrecoup ? Il y a trois ans, il avait vécu un cauchemar à Joux Plane, rattrapé puis distancé par Jan Ullrich. Après coup, Lance Armstrong avait déclaré qu’il avait mangé trop peu le matin et pendant la course. Cette défaite ne l’empêcha pas de gagner le Tour.

Cette année, Armstrong a subi un uppercut semblable. Jan Ullrich l’a devancé d’une bonne minute et demie dans le contre-la-montre vers Cap’ Découverte. Cette fois, l’Américain a affirmé avoir trop peu bu et souffert de déshydratation. Voilà qui est peu crédible, de la bouche d’un coureur qui a reconnu plusieurs fois toutes les étapes de ce Tour, qui fait inspecter les hôtels, a son propre cuisinier et se tient au courant de toutes les innovations possibles, au point d’opter, cette année, pour un casque de 138 grammes.

Un tel perfectionniste peut-il commettre pareille erreur ? Johan Bruyneel, son directeur technique, a émis des doutes publics sur la forme réelle de son poulain, après cette défaite, estimant que Jan Ullrich devenait favori pour la victoire finale. Il ne s’agissait pas de déplacer la pression sur l’Allemand. Bruyneel s’exprimait avec sa franchise habituelle, bien qu’elle ne soit pas de nature à soutenir Armstrong. Mais celui-ci n’en a pas besoin. Un homme qui a triomphé de la mort et de la douleur ne connaît plus l’adversité.

Armstrong reste d’un calme stoïcien, en toutes circonstances. Le meilleur exemple n’est-il pas sa chute dans l’étape de Luz Ardiden ? Il s’est repris incroyablement vite. Ce fut le moment clef de ce Tour. On a revu le véritable Armstrong, empreint de rage, d’agressivité et d’un brin de masochisme. Iban Mayo, l’Espagnol qui avait gagné l’Alpe d’Huez avec la bénédiction de l’Américain et dont l’équipe n’a pas vraiment fait barrage à Armstrong, a démarré et le maillot jaune a embrayé avant de placer son attaque décisive, à quelques kilomètres de l’arrivée.

Son fameux rush d’adrénaline a conféré un panache supplémentaire à un Tour de France mémorable. L’étape de Luz Ardiden a été une des plus poignantes de 100 ans d’histoire. Elle est le reflet d’un Tour riche en drames et en actes d’héroïsme. L’esprit chevaleresque d’Ullrich, qui a attendu Armstrong quand celui-ci a chuté, est rare dans un monde d’opportunisme et d’égocentrisme. Il n’est pas certain qu’Armstrong aurait agi ainsi dans le cas contraire. Il ne s’est absolument pas préoccupé du sort de Joseba Beloki, tombé devant lui, quelques jours plus tôt. Attendre un rival au sol ne fait pas partie de l’étiquette de ce milieu, quoi que tente de faire croire Armstrong, parce qu’il y a deux ans, au Col du Peyresourde, il avait attendu Ullrich, qui avait raté un tournant. Il n’avait guère pris de risques : il avait déjà pratiquement gagné le Tour, à ce moment. Son geste avait même l’allure d’une marque d’arrogance humiliante à l’égard de son rival. Plus tard, Ullrich a avoué, en cercle restreint, qu’il avait alors compris qu’il était vaincu. Il n’avait plus attaqué que par sens du devoir.

Ullrich : plus qu’une machine ?

Cette fois encore, Jan Ullrich, avec son style machinal, n’a en fait jamais vraiment menacé l’Américain. Sans compter les bonifications, il a repris une fois sept secondes à un Américain parfois médiocre dans les lourdes étapes de montagne mais il y a perdu une minute 50 secondes au total. Elles pèsent lourd au classement final.

La manière dont Ullrich s’est battu pour la victoire révèle cependant l’étendue de sa classe. Bianchi, son équipe, est composée de quelques coureurs de second rang enrôlés à la va-vite. Ullrich, le soliste, l’ Einzelgänger, a conféré une âme à son équipe. Il ne parle qu’allemand mais il a fait de son mieux pour s’entretenir avec les quatre Espagnols de son équipe. Il n’a plus bénéficié du luxe de Telekom. Il ne s’en est pas ému. Ullrich s’est métamorphosé. Alors qu’avant, il appréhendait toute forme d’intérêt avec une peur maladive, se limitant à des déclarations d’une brièveté ridicule et ponctuées de ja, gut, il est devenu plus accessible, plus intéressant. Il s’est adressé à ses supporters tous les jours, via son site Internet.

Il y a deux ans, l’ARD, la première chaîne publique allemande, avait conclu un contrat exclusif avec Ullrich. Elle s’était fâchée de l’absence de teneur de ses déclarations. Cette fois, il s’est étendu sur les dangers de la canicule, avouant ainsi que, quand on va dans le rouge, on a presque des hallucinations.

Le constat le plus important, après ce Tour, est que Jan Ullrich est à nouveau capable de souffrir sur un vélo, comme en 1997, lorsqu’il a gagné le Tour, malgré une infection respiratoire et un accès de diarrhée. L’impitoyable système de la RDA lui a forgé le caractère. Là, il supportait la douleur et cherchait inlassablement la confrontation, sans être mû par le moindre intérêt matériel. Compte tenu de son passé, il est étonnant qu’il ait ensuite cédé à ce point aux tentations de la vie mais sa réaction est prometteuse pour l’avenir.

Si Ullrich continue sur sa lancée et prend à son compte les principes professionnels d’Armstrong, il sera le candidat numéro un à la victoire, au prochain Tour de France. Armstrong le sait, lui qui estime l’Allemand plus doué que lui-même.

Le Texan n’a pu dissimuler certaines faiblesses. En septembre, il aura 32 ans mais en fait, il accuse bien plus le poids des ans que son rival (29 ans). Reste à voir comment Ullrich réagira au statut de superman que lui a rendu la presse allemande. Nul n’a prise sur lui, de ce point de vue. Ainsi, Rudy Pevenage a bien dû avouer n’avoir pas été au courant de l’intention d’Ullrich de se mêler à un sprint intermédiaire dans l’étape vers Saint-Maxime-l’Ecole. La saison prochaine, Ullrich devra être mieux entouré, aussi. Avec un budget de quatre millions d’euros, Bianchi est bien léger dans le peloton, même si certains coéquipiers se sont sublimés. D’ailleurs, le fait qu’Ullrich n’ait perdu que 43 secondes sur US Postal dans le contre-la-montre par équipes est remarquable. Faut-il rappeler que samedi dernier, dans le dernier contre-la-montre individuel, quatre coureurs de l’US Postal ont terminé parmi les huit premiers ? Qu’aurait réussi Ullrich si, en hiver, il avait accepté la proposition revue à la baisse de Telekom ?

Qui seront les prochains opposants d’Armstrong ?

L’éclosion d’ Alexander Vinokourov au sein de la formation allemande a été un autre fait saillant de ce Tour. Le Kazakh ne cesse de repousser ses limites. Il a appris à doser ses efforts un peu mieux mais il n’est sans doute pas un vainqueur potentiel. L’avenir nous en apprendra davantage aussi sur Iban Mayo. A l’exception de l’Alpe d’Huez, le grimpeur espagnol n’est jamais parvenu à battre Armstrong et dans l’étape de Luz Ardiden, il n’a jamais aidé Ullrich, lancé à la poursuite du maillot jaune, alors qu’il pouvait en profiter pour évincer de la troisième place un Vinokourov éreinté et que les supporters basques lui formaient une véritable haie d’honneur. Son comportement ne plaide pas en sa faveur et alimente la rumeur selon laquelle US Postal et Euskaltel auraient conclu un pacte. Ce n’est pas inhabituel mais ça révèle l’estime qu’a Mayo de lui-même. Peut-être à juste titre. Quand on perd sept minutes dans deux longs contre-la-montre, on ne doit pas nourrir trop d’illusions. Mayo peut progresser, bien sûr, comme Joseba Beloki : sans sa chute, le Basque, vraiment offensif, aurait pu conférer plus de grandeur encore au Tour.

Le cyclisme s’est rarement mis en évidence comme durant ce Tour de France du centenaire. C’était nécessaire, après la souillure laissée par tant d’histoires de dopage. Cette fois, les bagarres juridiques, souvent gonflées, ont laissé la place au sport. Avec une seule fausse note : les points d’interrogation, déplacés, suscités par le martyre que s’est imposé l’Américain Tyler Hamilton pendant trois semaines. Le peloton n’avait pas à émettre des doutes quant à la fissure de la clavicule que s’est occasionné l’ancien serviteur d’Armstrong au début du Tour, lors d’une chute.

C’est étrange. Parfois, le cyclisme mine ses héros. Lance Armstrong l’a expérimenté lors de sa première victoire en France, après avoir surmonté son cancer. D’emblée, on a suggéré qu’il avait employé des substances interdites. Aujourd’hui encore, l’intéressé considère ces rumeurs comme le pire moment de sa carrière.

L’année prochaine, l’Américain va tenter de remporter un sixième succès d’affilée. Dans un étrange accès d’humilité, samedi, après le contre-la-montre, Armstrong s’est demandé s’il méritait de rejoindre le cercle restreint des coureurs qui ont gagné la Grande Boucle cinq fois, avant d’annoncer qu’il serait plus fort en 2004 que cette année, ajoutant que son niveau avait été inacceptable durant ce tour. Une remarque peu flatteuse pour ses concurrents mais typique de l’arrogance des Texans.

Jacques Sys

Arrogance texane : Armstrong a trouvé son niveau inacceptable

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