Trucage, corruption et autres poisons : la Croatie, qui reçoit les Diables ce vendredi, ne respire pas la forme. Dans ses stades et dans ses rues.

Une atmosphère étrange règne sur Trg bana Josipa Jelacica, la place du centre-ville, baptisée du nom d’un gouverneur du 19e siècle. Sa statue, à cheval, est le symbole de l’unité et de l’identité nationale. Elle a été détruite après la Seconde Guerre mondiale et la naissance de la République populaire de Yougoslavie mais elle a été remplacée en 1991, après l’indépendance. La place Josip Jelacic est le coeur battant de la capitale. Lignes de tram, rues commerçantes, lieux de loisirs y abondent. C’est ici qu’en 1998, la Croatie a fêté sa troisième place au Mondial français. Aujourd’hui, c’est une tente qui attire l’attention : des gens font la file pour signer une pétition contre la corruption des politiciens. Parmi la foule, Snjezana Tadic. Elle est originaire de la région de Vukovar, qui a été le théâtre d’un terrible bain de sang pendant la guerre civile. Elle a fui juste à temps, avec ses parents, à Zagreb, où elle officie désormais comme guide. Elle n’est pas satisfaite.

 » Personne ne l’est « , affirme-t-elle.  » La Croatie est un pays formidable, peuplé de gens au grand coeur et doté d’énormes possibilités, mais la politique démolit tout. Ivo Sanader, l’ancien Premier ministre, est sous les verrous suite à des pratiques de corruption à grande échelle. Maintenant qu’il n’a plus rien à perdre, il affirme que tout le monde faisait pareil. On peut comprendre la méfiance des investisseurs étrangers. Au sein de l’Union européenne, un travailleur sur 10.000 est employé par le secteur public. Ici, c’est un sur 80 ! Ça coûte cher ! La Croatie a le taux d’imposition le plus élevé et les salaires les plus bas de l’UE. Les fonctionnaires mènent une vie tranquille en attendant leur pension. Ils ne doivent pas travailler beaucoup, juste obéir. Il n’y a pas la moindre dynamique. C’est l’héritage du communisme. Plus on en apprend, plus on devient pessimiste. Pourtant, j’observe un certain frémissement. La Croatie fait partie de l’UE depuis juillet et j’espère pouvoir adresser mes plaintes sur le fonctionnement des institutions publiques à l’Europe, pour que ça change.  »

Transferts à tout va

Le soir, nous rencontrons Branko Strupar, un Croate de Zagreb qui s’est produit pour Genk et a porté le maillot de la Belgique au Mondial 2002. Lui aussi, il pousse un soupir.  » La Croatie va très mal, à cause de ses dettes et de la crise financière. La guerre a tout fichu en l’air. Notre pays a encore besoin de longues années pour se redresser. La guerre a été la pire des catastrophes. Elle n’était pas nécessaire mais Slobodan Milosevic voulait muer la Yougoslavie en grande Serbie, au détriment des Croates. Dommage. Si la Yougoslavie était restée unie, avec tout mon respect pour ses diverses républiques, nous aurions la meilleure équipe nationale du monde, plus forte que l’Espagne et le Brésil. Le monde politique est responsable de la situation mais je n’aime pas parler politique. Mon truc, c’est le football.  »

Il s’empresse d’ajouter que le football croate est également en crise, depuis des années.  » Il n’y a plus de championnat normal. Le Dinamo Zagreb est champion depuis huit ans. Un Italien vient d’investir à Rijeka. Peut-être cela va-t-il susciter une certaine concurrence mais les autres clubs sont pauvres. Même Hajduk, un ancien grand club, lutte pour sa survie, au jour le jour. Rien ne changera tant que Zdravko Mamic sera le patron du Dinamo. Il a déjà vendu pour plus de 100 millions d’euros ces dernières années. Il parviendrait même à vendre un unijambiste. L’été dernier, il a transféré Tin Jedvaj à l’AS Rome pour 6 millions. Ce joueur a 17 ans et il n’avait encore joué qu’un demi-match en équipe première. Si son père ne l’en avait pas empêché, Alan Halilovic aurait rejoint Tottenham pour 10 à 15 millions. Il n’a que 17 ans, il fait banquette au Dinamo mais il a effectué ses débuts en équipe nationale.

Mamic est l’homme le plus puissant du football croate. C’est aussi lui qui prend les décisions au niveau de la Fédération. Les supporters réclament son départ. Le noyau dur du Dinamo, les Bad Blue Boys, crie à chaque match qu’il doit partir et le traite de tzigane. Le Dinamo est le club le plus riche de Croatie, il est sacré champion chaque saison, généralement avec une large avance mais malgré tout, c’est la grogne. Incroyable. La semaine prochaine, il va affronter le PSV dans un stade vide : l’UEFA l’a sanctionné à cause des propos racistes tenus à l’encontre de Mamic !  »

Le Dinamo n’est pas le seul club croate confronté à la violence de ses supporters. La semaine dernière, les journaux ne parlaient que des graves bagarres qui avaient éclaté lors du derby dalmate entre Rijeka et Hajduk Split. Un enfant a été blessé par un feu de Bengale.  » A- t-on laissé entrer trop de monde ? Y avait-il trop peu de policiers, de contrôles ? Ma conclusion, c’est que l’organisation était mauvaise, peu professionnelle. Les supporters de Hajduk ne sont pas contents non plus. Selon certaines rumeurs, le club pourrait être repris par des Américains ou des Russes, ce que les supporters veulent éviter à tout prix.  »

L’équipe nationale est en crise également.  » Après la défaite contre l’Ecosse, suivie d’un nul en Serbie, on a tiré la sonnette d’alarme. Le sélectionneur, Igor Stimac, l’homme de Mamic, est sous pression. En outre, l’ambiance n’est pas bonne au sein de l’équipe nationale.  »

Nous rencontrons Strupar au café After Eight, au centre commercial de Precko, un quartier qui compte beaucoup de bureaux de paris et de salles de jeux.  » Si cela ne tenait qu’à moi, on fermerait tout ça « , précise-t-il.  » Les paris sont à l’origine de problèmes dans le monde entier. La mafia peut gagner des millions en falsifiant un seul match. Ici, beaucoup de gens parient tous les jours. Ils donneraient leur dernier kuna pour gagner. Ils pensent que Manchester United va certainement battre West Bromwich mais le score est de 1-2 !  »

Un marais

Zdravko Mamic. Le nom est tombé. D’après la presse croate, il a déjà reconnu avoir arrangé des matches mais il le nie. L’homme d’affaires est pour le moins controversé. Ceux qui se placent en travers de son chemin tâtent de son agressivité. Récemment, on a requis un an de prison contre lui, pour avoir déclaré à la radio que le ministre du Sport, des Sciences et de l’Éducation, Zeljko Jovanovic, était un Serbe détestant tout ce qui était croate et qu’il était irresponsable de permettre à un Serbe d’occuper un des plus hauts postes officiels en Croatie. Le président Ivo Josipovic a fustigé  » ce langage primitif, vulgaire et haineux « , le Premier ministre Zoran Milanovic a déclaré que Mamic personnifiait le côté sombre de la Croatie. Zeljko Jovanovic avait affirmé que le football n’était plus qu’un marécage qu’il fallait absolument assainir, alors que Zeljko Siric, l’ancien vice-président de la Fédération et ancien patron des arbitres, avait été emprisonné pour corruption. Mamic est dans l’oeil du cyclone à cause de nombreux transferts controversés et du fait qu’il exige que les joueurs du Dinamo signent un contrat avec son fils Mario, qui travaille avec l’agent FIFA Nikky Vuksan, domicilié à New York. Un de ces footballeurs, l’international Eduardo da Silva, s’est tourné vers la Justice pour se libérer d’un contrat qui le contraignait à verser 25% de son salaire jusqu’à la fin de sa carrière.

Tomislav Butina, l’ancien gardien du Club Bruges, voit les choses sous un autre angle. Il est actuellement entraîneur des gardiens à l’école des jeunes du Dinamo et d’une équipe nationale d’âge. Zdravko Mamic est son patron. Le lendemain, il vient nous chercher en voiture à l’hôtel, pour nous montrer la beauté de sa ville natale. Il nous emmène sur les collines sur lesquelles la capitale est bâtie. De là, on a vue sur la ville et ses 65 églises. Il clôture le tour de ville par un arrêt au restaurant Trilogija.  » La meilleure façon de présenter notre pays consiste à vous faire goûter nos produits « , explique-t-il.  » Nous sommes de bons vivants. Vous allez le voir.  » De fait.

Les talents footballistiques sont un produit d’export et le Dinamo est une marque réputée dans le monde entier.  » Grâce à Zdravko Mamic, qui nous place dans les meilleures conditions possibles. Les Croates sont doués pour les sports de balle mais le talent ne suffit pas. Il faut beaucoup travailler, y compris individuellement, pour développer ce talent et en obtenir du rendement. Nous sommes les meilleurs mais un problème se pose suite à l’intégration de la Croatie à l’Union européenne : que faire, puisque nos joueurs sont libres à partir de 16 ans et non plus de 18 ? Devons-nous leur remplir les poches à partir de 14 ou 15 ans? Mais quel effet cela aura-t-il sur eux? Tous les jeunes ne peuvent pas s’appuyer sur des familles solides et nous ne voulons pas démolir ces enfants. Les exemples de l’impact négatif de l’argent sur les jeunes ne manquent pas. Nous voulons qu’ils restent sains.

Notre équipe U15, née en 1998, a enlevé la Nike Premier Cup en août. C’est le championnat du monde officieux de la catégorie. N’oubliez pas que la Croatie ne compte que quatre millions d’habitants et non 60 ou 80 comme la France et l’Allemagne. Nous avons la taille d’une grande ville de ces pays. Pourtant, en catégories d’âge, nous rivalisons avec les meilleurs. Le directeur de notre académie, Romeo Jozak, vient de recevoir une offre d’Arsenal mais Mamic a dit non.

Nous sommes une jeune nation. Notre principal problème, c’est que les politiciens ne bougent pas. Quand nous allumons notre télévision, nous n’entendons parler que du passé. Savoir qui est responsable ou pas est important, mais moins que l’avenir. Nous voulons donc savoir qui va résoudre nos problèmes et nous offrir un avenir meilleur.  »

Le Ronaldo de la corruption

Le soir, le Dinamo Zagreb est battu 3-0 par le club bulgare de Ludogorets, en Europa League. Dans les colonnes du quotidien croate Jutarnji list, Tomislav Zidak ironise sur la manière dont les buts ont été marqués. Depuis dix ans, il fustige les méthodes de Zdravko Mamic, nous explique-t-il dans un café proche de sa rédaction.  » Mais rien ne change. Tout le monde critique Mamic, personne ne l’apprécie mais il est toujours en poste et il continue à limoger les entraîneurs et à transférer les joueurs. Kovacic pour 10 millions à l’Inter, Modric pour 21 millions à Tottenham, Eduardo pour 12 millions à Arsenal, Corluka pour 13 millions à Manchester City, … En guise de protestation, de plus en plus de gens se tournent vers le hockey sur glace.  »

Zidak ne pense pas que Mamic va se retrouver en prison, suite à sa tirade contre le ministre du Sport.  » Ici, les riches ne vont pas en prison. D’accord, l’ancien Premier ministre y est mais il était le Cristiano Ronaldo de la corruption.  » Zidak fait remarquer que le Dinamo aligne souvent neuf étrangers.  » Mamic vend de plus en plus tôt les jeunes du cru qui émergent. Ils ne restent plus qu’un an ou deux au club. Mamic effectue ses emplettes en Amérique du Sud et au Portugal. C’est du big business. Le Dinamo n’a pas de problèmes financiers, contrairement aux autres clubs. Le manque d’argent et le mauvais management constituent les principaux problèmes de notre football.  »

Plus de la moitié du noyau de l’équipe nationale est originaire du Dinamo Zagreb. Quatre internationaux se produisent toujours pour ce club : Josip Simunic, Alen Halilovic, Arijan Ademi et Josip Pivaric.  » Il y a trop de mentalités différentes en équipe nationale, c’est le gros problème « , précise Zidak.  » N’oubliez pas que certains joueurs ont grandi à l’étranger : Simunic en Australie, Ilicevic en Allemagne, Rakitic et Petric en Suisse. Il y a parfois des heurts. Depuis la défaite contre l’Ecosse, l’ambiance est mauvaise. Igor Stimac n’est pas apprécié parce qu’il est l’homme de Mamic. Ah, Mamic. . . Pour beaucoup de gens, le fait que Sammir est son préféré constitue aussi un problème. Le Brésilien du Dinamo a déjà joué pour la Croatie mais son style de vie est tout sauf exemplaire. On l’a déjà vu en état d’ébriété dans des discothèques, par exemple, mais il est le meilleur footballeur de notre championnat !  »

Faim et fontaines

Sur la place Josip Jelacic, on fait toujours la file pour participer au référendum. Le responsable maîtrise l’anglais de manière trop sommaire pour répondre à nos questions mais il appelle sa femme, qui est journaliste et activiste.  » Le problème, c’est que pendant qu’on glissait des armes dans les mains des gens afin qu’ils luttent pour l’indépendance de la Croatie, les politiciens s’emparaient des entreprises publiques. Ils se sont appropriés les capitaux, les ont transférés à l’étranger et ont laissé décliner les entreprises. 90% de notre industrie est fichue. Ils ont tout démoli. Savez-vous que le ministre des Finances a bloqué les comptes d’un million de personnes ? Savez-vous qu’actuellement, à Zagreb, 25. 000 foyers sont privés d’électricité, de gaz et d’eau ? La Croatie a toujours eu de bons soldats et de mauvais dirigeants. Mais cela va changer !

Les problèmes auxquels est confronté notre football sont le reflet de la culture politique de notre pays. Les pratiques mafieuses de Mamic sont normales, dans ce contexte. Mamic est un homme riche. Entrepreneur, il loue une centaine d’appartements à Munich. Il a débarqué ici il y a dix ans, en tenant ces propos : – J’aime le Dinamo, mon coeur bat pour lui. Il a commencé à effectuer des transferts, avec son fils. Il s’est lié d’amitié avec le bourgmestre de Zagreb, ce qui lui permet d’obtenir plus facilement de l’argent des caisses publiques, pour toutes sortes d’investissements. C’est aussi lui qui décide qui sera président de la Fédération et sélectionneur, afin que ses joueurs soient repris. Il fait la guerre aux supporters mais qu’attendre d’autre dans une ville dont le bourgmestre fait construire des fontaines alors que les gens meurent de faim ?  » ?

PAR CHRISTIAN VANDENABEELE À ZAGREB

 » Si la Yougoslavie était restée unie, nous aurions la meilleure équipe nationale du monde.  » (Branko Strupar)

 » La Croatie n’a que 4 millions d’habitants et non 60 ou 80 comme la France et l’Allemagne. Mais en catégories d’âge, nous rivalisons avec les meilleurs.  » (Tomislav Butina)

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