Foot, Rock, et art de vivre

Le club hambourgeois, centenaire, retrouve la Bundesliga.

C afé Absurd. Vive St-Pauli ! Nous sommes quelque part entre le stade désuet et le port de Hambourg, dans la nuit du 18 mai 2010. C’est un quartier de marchands, de musiciens. Sex-shops et jazz abondent. Un bistrot brun dans une ruelle foncée nous attire, par son nom mais aussi par les photos de Jimi Hendrix et de Julie Driscoll, immortalisés par Cali Coolen, le célèbre photographe de rock. Boire un Jack Daniels sur fond musical est agréable.

Sur la table, une brochure : Der Sommer ist braunweiss, das Festprogramm. Der Jahr100 Verein feiert Geburtstag. Traduction : L’été est brun et blanc, programme des festivités. Le club fête ses cent ans. Le livret comporte quelque 30 activités qui se déroulent de mai à septembre : tournois de foot en salle, y compris pour les dames, tout ceci au profit de projets en faveur de Cuba et du Kenya. Des formations sur le racisme et les rivalités malsaines, organisées par l’ Antiracup, avec 40 groupes européens. Des activités culturelles, aussi : des expositions et le Graffiti &Street Work Camp Style Kickz. Des soirées-débats avec des écrivains et des philosophes à propos du football entre Kiez, le quartier en question, de la culture et du commerce. Un congrès international de science du sport, ainsi que de nombreuses soirées, fêtes et animations musicales.

Quelques heures plus tôt, 19.995 supporters en liesse chantaient, au stade du Millerntor, pris par l’ambiance de St-Pauli 1910-2010. Ils fêtent l’événement avec les  » amis  » du Celtic Glasgow. Selon la tradition, les supporters se pressent jusqu’à la ligne de touche. Ils se mêlent et chantent ensemble : We love St. Pauli, we do. Au début de chaque match, on entend la version guitare des Hell’s Bells d’ AC/DC. Après un but, c’est le refrain de Song 2 de Blur : Whoohoo ! Whoohoo ! Whoohoo ! Whoohoo !

Le FC St. Pauli a passé sept saisons en Bundesliga, dont quatre dans la zone rouge. Il a été promu parmi l’élite en 1977, 1988, 1995, 2001 et 2010, de D3 en D2 en 2007. Il a été bouté de Bundesliga en 1978, 1991, 1997 et 2002 et a dégringolé un étage de plus en 2003. Ses meilleures performances ? Dixième en Bundesliga en 1989 et une demi-finale de la DFB Pokal en 2006. Il ne possède ni trophée ni vedette.

Gerald Asamoah (33 ans), est son seul joueur connu. Il a joué onze ans à Schalke 04. D’origine ghanéenne, il a été naturalisé et compte 43 sélections en Mannschaft. D’aucuns le pensent usé. Quoi qu’il en soit, il est sur la touche pour des semaines. Le plus beau moment du club ? Sa victoire contre le Bayern, le 6 février 2002, alors que celui-ci venait d’être sacré champion du monde des clubs. D’où le lancement du premier maillot à succès : Weltpokalsiegerbesieger. Six mois plus tard, les Hambourgeois se retrouvaient en 2e Bundesliga, après avoir essuyé quelques raclées.  » La star n’est pas l’équipe mais le stade Am Millerntor.  » La star des pirates n’est pas l’équipe mais le stade, toujours comble. Car St-Pauli est différent et pourtant incroyablement populaire.

Un slogan orne la tribune principale : Republik Fussball, deine Meinung, deine Spielfeld, deine Sprachkor. (République du football, ton opinion, ton terrain, ton refrain). Au-dessus, le trépied d’une caméra datant de 1963.

De nombreux fanions de pirates, les Jolly Roger’s, flottent ici et là : une tête de mort noire avec des os blancs. C’est le drapeau de St-Pauli, qui rappelle son statut d’outsider, d’underdog, la personne qui n’en fait qu’à sa guise, en marge de la société. Les supporters du Celtic chantent Happy Birthday et la tête de Che Guevara est omniprésente. Hippies, adeptes du hard-rock, crânes rasés, dreadlocks et rasta, barbes grunge, punks couverts de piercings : c’est la figure classique du public de St-Pauli. Des milliers de gens portent l’écharpe brun-vert-blanc St-Pauli-Celtic . Cette amitié entre les supporters remonte au début des années 90. Le Celtic avait envie de valeurs : football, solidarité, plaisir. Il a opté pour l’humour, la rébellion et la musique pop et folk. Les festivités du centenaire étaient porteuses d’une double symbolique. Trois jours plus tôt, les St-Pauli All Stars avaient croisé le fer avec le FC United of Manchester. Cette joyeuse bande de protestataires a quitté le giron du grand Manchester United en 2006 et est désormais gérée selon les plus strictes règles démocratiques.

La fête contre les hooligans

René Martens, auteur de Wunder gibt es immer wieder. Die Geschichte des FC St. Pauli (Verlag Die Werkstatt, 2007), a étudié l’évolution du classique club d’ouvriers du port en phénomène de culte. Le public compte de nombreuses femmes. C’est la réponse à la brutalité et à la grossièreté du football.  » Tout a changé avec l’éclosion de la dance culture à la fin des années 80 : rock, punk, hardcore, acid house. Ces discothèques et ces bars ont attiré un public non conformiste d’artistes et d’étudiants, qui ont également pris le chemin de St-Pauli et en ont chassé le hooliganisme. Ils ont conféré une nouvelle identité au club, contre le racisme, l’inégalité des sexes et l’homophobie. St-Pauli contre la droite ! Ils ont apporté la fête au stade, tout en propageant des slogans politiques et amusants. Le revirement s’est produit lors du premier Festival Viva St. Pauli en 1991, un événement culturo-social au profit de la commune de St-Pauli, à la Millerntor Platz, la place proche du stade.  »

Ce fut une alliance réussie de football, de musique et de fête de quartier. Le slogan  » Football, Supporters et Quartier  » a fonctionné et est devenu le sous-titre du populaire Millerntor Roar Fanzine, un magazine fait par et pour les diehards.

Les habitants se rebellent contre l’image de quartier à bordels, le fameux Reeperbahn. La vie nocturne a quitté les salons de striptease pour les discothèques à la mode.

L’historien René Martens a dévoilé l’émergence des gastronomes souterrains :  » C’est une nouvelle culture de fête, avec des dizaines de bars, de salles de fêtes et de restaurants autour de Millerntor. La métamorphose s’est produite quand le club a été menacé de disparition. Il a failli perdre sa licence et des jeunes de la contre-culture l’ont sauvé tout en le muant en mythe. On a montré un visage différent du football professionnel et brutal. AmMillerntor est devenu un rendez-vous de paix, doté d’une aura de fête. On a trouvé un slogan : Nie wieder Faschismus, nie wieder Krieg, nie wieder 3. Liga (Plus jamais de fascisme, de guerre ni de D3.) Les nombreux supporters féminins arboraient des t-shirts Glücklich sein (être heureux). Le football est devenu une sorte d’art de vivre, avec un élément folklorique : Vive St-Pauli !  »

 » Bien plus qu’un jeu « 

Un nouveau concept est né : l’espace football, soit un espace libre grâce au foot et en son sein. Le livre 15 Jahre Fanladen. 20 Jahre Politik im Stadion (15 ans de fanshop, 20 ans de politique au stade) se penche sur les rapports avec les supporters. Justus Peltzer est travailleur social, il s’occupe des fans de St-Pauli et est un des nombreux auteurs de l’ouvrage.  » Nous effectuons de la prévention et du travail psychologique sur les jeunes supporters. Espace football signifie que le football est bien plus qu’un jeu. Il est une partie de la culture des jeunes. Nous ne nous laissons pas dicter notre loi par les sponsors et nous faisons exactement ce que nous voulons mais dans un sens positif : de la chorégraphie, de la créativité, du chaos, par un réseau informel, qu’il s’agisse des soucis des riverains – revenus convenables, espaces de jeux, logements accessibles car le club est un élément important du quartier – ou de la coopération au développement. La campagne Viva St. Pauli Con Agua combine l’amour de la musique, le football et l’action. Elle organise des concerts, des défilés de mode, des tournois, des marathons et même des massages.  »

René Martens a étudié les liens très spécifiques qui unissent musique et football.  » En 1986, un disque est sorti en hommage aux musiciens hambourgeois. Les fans portaient des t-shirts style punk de Franz Gerber, le meilleur buteur de l’équipe. Le groupe mexicain Panteon Rococo et le groupe hardcore new-yorkais All Torn Up ont composé des chansons. Les Anglais de Sisters of Mercy et les Californiens de Bad Religion n’ont pas dissimulé leur sympathie et même le groupe norvégien Turbonegro s’y est mis. A l’occasion du centenaire, on a sorti un CD-box reprenant cent chansons. Dans le monde entier, cent musiciens ont donc été priés de composer un air sur les Bucanneers – le surnom anglais du FC SP. Cela illustre bien à quel point son identité est exceptionnelle. La chaîne locale de rock mène des réclames avec le slogan Hauptsach es rockt ! (Le rock est l’essentiel). Le logo de St-Pauli figure dans le o de rock.  »

Acteur-gay-président

Un personnage très spécial, issu de la scène, a fait son apparition en 2003. CorneliusCorny Littmann (1952) est supporter du club depuis son enfance et aujourd’hui son président. Dans les années 80, l’acteur a fait scandale avec le show : Deutsch, aufrecht, Homosexuell. (Allemand, droit, homosexuel).

Ce psychologue spécialiste du marketing dirige également deux salles d’exposition, dont le théâtre parodique Schmidt, sur la Reeperbahn, et il a rédigé quelques chansons pour le groupe anarchique Lunatic Asylum, la maison de fous en traduction libre. Il a le commerce dans le sang et est très fier de son titre d’Entrepreneur hambourgeois de l’année 1999.

René Martens a épluché le curriculum vitae du premier président homosexuel d’un club de football.  » Littmann est une alliance étrange d’artiste et d’homme d’affaires. Il est une bête médiatique, le podium est son meilleur ami et il adore être sous les feux des projecteurs. Le 15 mai 2003, la traditionnelle épée de Damoclès pendait au-dessus de St-Pauli : la D3 pour la première fois depuis 1986 et la seconde rétrogradation de rang. Il s’est lancé au secours du club et en a extirpé l’amateurisme, sans dédaigner quelques coups de pub, style : – Je ne suis pas fidèle à mes partenaires mais bien à mon club. Il a mis sur pied une initiative unique : Saufen für St-Pauli (s’enivrer pour St-Pauli) et a lancé des t-shirts frappés de l’inscription Retter (sauveur), sans oublier les dames, avec la même mention au féminin. Il en a écoulé plus de 140.000.  »

Le célèbre écrivain allemand Günter Grass a présenté gratuitement ses £uvres. Une ligne rose de la Reeperbahn a offert 1,27 euro par appel à l’action de sauvetage. Plus de 70 entreprises gastronomiques ont proposé des menus spéciaux Paulista. Le président a profité de cette attention pour s’emparer du pouvoir. Avec des slogans tels que Notre Pauli ne peut pas mourir, il a mis l’opinion publique de son côté et a viré l’entraîneur, le vice-président et le manager : bidouillages des droits de marketing, falsification des bilans du club et abus du leasing auto.  »

En 2006, le club a gagné une manne inattendue grâce à sa belle campagne en Coupe. Les quarts de finale contre le Werder Brême (3-1) ont attiré 6,3 millions de téléspectateurs et plus de dix millions en demi-finale, contre le Bayern. Evidemment, Littmann en a profité pour sortir de nouveaux t-shirts :  » Nous sommes la Coupe « . Une saison plus tard, St-Pauli remontait en 2eBundesliga. Paradoxalement, une partie des supporters s’est retournée contre l’excentrique président.

René Martens éclaire le phénomène :  » Il ne se comportait pas en parfait démocrate. Délibérément, d’ailleurs : il profitait de son statut, focalisait toute l’attention sur sa personne. Il imposait des choses contre la volonté de la majorité. Quelques heures avant la parade festive du Celtic, il s’est exhibé en public. Trois jours plus tôt, St-Pauli était aux anges, suite à sa remontée mais il y avait des doutes quant à l’avenir. La construction d’un stade de 28.000 places n’est pas exempte de risques financiers. Qu’en est-il des droits TV ? Grâce à lui, on respecte les règles du business, même si c’est selon sa conception des choses. St-Pauli possède un énorme réservoir de supporters dormants. Une étude scientifique fait état de onze millions d’amateurs potentiels ! Le club est au niveau des ténors de Bundesliga : le Bayern, Schalke 04 et le Borussia Dortmund. Trouvera-t-on le bon équilibre entre marketing et image rebelle ? Durant le centenaire, le président est au centre de l’attention, donc… il disparaît. Le soir de la fête est donc devenu la nuit de Corny Littmann, grâce à son jeu de cache-cache. Sur la table du café, une édition du Hamburger Abendblatt annonce sa démission, en une. Quelques bruyants supporters du Celtic entrent, scandant Vive St-Pauli ! La vie comme elle est, au Café Absurd.

par raf willems

« Le public compte de nombreuses femmes. C’est la réponse à la brutalité et à la grossièreté du football. »

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