Foot ou FLIPPER ?

Les Pays-Bas sont qualifiés pour l’EURO mais le Maître néerlandais s’inquiète de l’avenir du football de son pays – et du jeu en général.

Le meilleur joueur néerlandais de tous les temps, âgé aujourd’hui de 57 ans, estime que trop de footballeurs actuels ne maîtrisent pas les techniques de base. Il affirme s’ennuyer souvent en regardant les matches au sommet et compare ce qu’il voit à du flipper. Pour résoudre les problèmes du football, Cruijff plaide avec passion en faveur de la présence accrue de personnes possédant une expérience pratique à des postes importants du football, qu’il s’agisse de rôles commerciaux, techniques ou de fonctions de management.

Johan Cruijff : Depuis que j’ai cessé d’entraîner en 1996, le football n’est plus numéro un quand il s’agit de son développement. Les autres sports progressent plus vite. Ce que je remarque plus particulièrement, c’est que les responsables ne s’intéressent jamais aux footballeurs en tant qu’individus mais qu’ils considèrent l’équipe comme un ensemble. Celle-ci est constituée de onze individualités qui requièrent chacune une approche individuelle. Je me demande si nous obtenons le maximum des qualités des joueurs actuels. Les sportifs ont une condition nettement supérieure, résultat de la formation dispensée aux entraîneurs. Il n’y a évidemment pas de mal à disposer de footballeurs en aussi bonne forme, mais leurs bases techniques et leur jeu avec ballon n’ont pas suivi la même évolution. C’est malheureusement trop apparent. On est en train de galvauder des trésors de connaissances pratiques qui constituent les bases du football, qu’il soit amateur ou professionnel. Pour être admis à un cours d’entraîneur, il faut avoir un certain niveau d’éducation mais de nombreux footballeurs n’ont pas de base scolaire solide, puisqu’ils sont devenus professionnels à 16 ans. Après une longue carrière footballistique, il est extrêmement difficile de se replonger dans des livres, mais d’un autre côté, ils connaissent déjà tout ce qu’ils doivent savoir.

La carrière footballistique devrait constituer un critère plus important lors de l’admission aux cours d’entraîneurs. D’anciens joueurs de l’élite suivent ces cours parce qu’ils veulent entraîner des équipes professionnelles. On ne devrait pas les accabler de livres traitant de médecine. Après tout, les entraîneurs de l’Ajax, de Barcelone ou d’Arsenal disposent tous de professionnels de la santé. Et les cours sont beaucoup trop théoriques, ce qui se répercute sur les compétences techniques du footballeur moyen. En fait, j’assiste à une détérioration du niveau. Les jeunes ne jouent que dans les clubs, plus dans la rue. Les clubs doivent impérativement leur inculquer les techniques de base mais il est rare de voir un jeune capable de jouer des deux pieds. Nous devons vraiment nous pencher sur ces gestes de base : passer un ballon, l’arrêter, jouer de la tête, tirer au but. Si nous ne nous y attelons pas, d’ici peu, plus personne n’aura envie de regarder des matches.

 » Oui aux foots anglais et espagnol, non à l’allemand ou italien  »

Le football de haut niveau déçoit-il souvent le public en matière de spectacle ?

Tout à fait. Je regarde tous les matches mais je les trouve rarement intéressants. Je vois trop souvent un jeu qui s’apparente à du flipper. Le ballon va et vient, les équipes étant dans l’impossibilité de le conserver. Seuls quelques joueurs sont capables de dompter le ballon mais en général, c’est le ballon qui contrôle le joueur.

Quels joueurs européens vous plaisent-ils ?

Il y en a évidemment une quantité, comme Zinédine Zidane et Raúl, des garçons aux capacités supérieures mais on parle là de joueurs naturellement doués, au talent duquel leurs entraîneurs n’ont guère dû contribuer. Je me préoccupe plutôt des joueurs qui sont créés, des footballeurs qui se développent au fil des entraînements. Ce sont eux qui ont une médiocre technique de base. Heureusement, il y aura toujours des talents innés.

Pensez-vous que l’Italie pratique le football le moins attractif ?

Oui, probablement. Si je me place du point de vue du spectateur… Mais je ne pense pas que nous devions le faire car nous jugerions le football italien depuis l’arrogante perspective néerlandaise. L’Angleterre aime le football anglais, l’Allemagne aime le football allemand et les Pays-Bas aiment le football néerlandais. Il y a d’énormes différences culturelles. C’est lié à la victoire, à la défaite, à l’attaque, à la défense, au plaisir de jouer, au spectacle. Les Italiens n’ont pas le même caractère que les Néerlandais. On pourrait dire que c’est une question de goût. Nous voulons gagner mais en pratiquant un football attractif. Nous sommes gênés de gagner un match en pratiquant le contre et nous refusons de jouer défensivement. Aux yeux des Italiens, une seule chose compte : la victoire, qu’importent les moyens. Les clubs ont d’excellents joueurs mais tant pis, c’est le résultat final qui prime. Nous pouvons trouver ça étrange mais nous n’avons pas à en penser quoi que ce soit. C’est la mentalité italienne et nous devons la respecter. Il est inutile de préciser que je préfère regarder le football espagnol, anglais ou néerlandais. Le jeu allemand ou italien ne m’attire pas autant, bien que les résultats obtenus par ces pays démontrent que leurs idées ne sont vraiment pas du vent.

Appréciez-vous toujours le football anglais ?

En Angleterre, les choses semblent quelque peu confuses car ce pays aligne désormais plus de vedettes étrangères qu’anglaises. Le football anglais est remarquable : on effectue des passes droit au but, on tacle comme des hommes et quoi qu’on fasse, personne ne pleurniche. Il a toujours généré une excellente ambiance mais il a perdu son identité sous l’influence d’autres cultures. En fait, je constate que le niveau de bon nombre d’équipes nationales se détériore. C’est un problème réel car le rôle d’une telle sélection est de représenter la fierté nationale, surtout au sein d’une Europe unie. Je pense que, sans tenir compte de la politique, l’UEFA et la FIFA devraient se mettre d’accord avec les clubs, afin que ceux-ci alignent six joueurs sélectionnables en équipe nationale de ce club. On protégerait ainsi le produit footballistique national et on offrirait aux jeunes l’occasion de jouer davantage, sans qu’ils soient obligés de suivre les matches de la touche en raison du nombre d’étrangers alignés. Nous sommes actuellement sur la mauvaise pente. Les équipes nationales doivent prendre de plus en plus d’importance. Les politiciens veulent muer l’Europe en une sorte d’Etats-Unis mais nous devons être sûrs que toutes les cultures footballistiques soient protégées.

 » Supprimer les transferts a été une erreur fatale  »

Les entraîneurs affirment en ch£ur qu’il n’est plus possible d’aligner des ailiers dans le football de haut niveau…

Je ne comprends pas ça. Il n’est pas nécessaire de jouer avec deux avants-centres ou deux ailiers. On peut aligner un axial et un ailier. Il existe de nombreuses possibilités. Les gens ont tendance à confondre deux choses : le style de jeu et les tactiques. Ce sont deux notions totalement différentes. J’aime pratiquer un football offensif. Ce n’est possible qu’en alignant quatre défenseurs et quatre milieux. Il faut pouvoir introduire un maximum de variations. Cette base est idéale si vous voulez pratiquer un football total. Un des quatre milieux peut jouer comme attaquant, vous pouvez utiliser des ailiers qui sont capables de converger vers l’axe. Vous pourriez en aligner un qui sache passer son concurrent direct et piquer un sprint, mais dans ce cas, vous devez l’associer avec un centre-avant qui est bon sur les hauts ballons. Vous pouvez faire jouer vos ailiers très haut si vous le voulez. Dans votre approche du jeu comme dans la formation que vous alignez, vous avez intérêt à utiliser des ailiers. Si vous optez pour deux attaquants, je vous conseillerais d’employer deux ailiers. Vous faites redescendre votre centre-avant pour renforcer l’entrejeu. Si vous procédez ainsi, vous obligez les arrières latéraux adverses à défendre et à l’heure actuelle, ils ne s’en sortent pas bien. Ensuite, un des défenseurs centraux doit se porter sur l’entrejeu. Qui en est capable, de nos jours ? Un libéro ne peut offrir de soutien que d’un côté. Cette occupation vous offre davantage d’options que si vous évoluiez avec deux attaquants. Vos défenseurs centraux peuvent se couvrir mutuellement et ceux qui les encadrent n’ont qu’à se rapprocher d’eux pour assurer une couverture convenable. La vraie question, c’est plutôt : est-il possible de produire un football de haut niveau sans ailiers ?

L’équipe des Pays-Bas dispose-t-elle d’un matériel/joueurs suffisamment bon ?

Nos joueurs ne sont certainement pas médiocres. Là n’est pas le problème. Je pense que les Pays-Bas ont besoin de modifier leur façon de jouer. Ce serait une meilleure solution. Je parle des ailiers conservant leur position sur les flancs. L’entrejeu manque de présence. Un des problèmes majeurs du football néerlandais est la construction depuis l’arrière. On parle beaucoup de construction mais neuf fois sur dix, il s’agit d’une trajectoire directe vers le but. En plus, les milieux ne veulent pas travailler les uns pour les autres. Ça les rend vulnérables. Nous en revenons à ma philosophie : c’est une question de bases. Si vous évoluez avec deux milieux centraux, il ne peut y avoir de relance puisque l’un des deux marche sur les pieds du défenseur central. Comment être efficace si vous maintenez deux milieux centraux ?

Que pensez-vous du Real Madrid, qui achète une équipe au complet ?

Ce n’est pas un problème. Il dépense une fortune pour acquérir un seul joueur alors qu’un autre club en achète deux pour la même somme. L’argent circule. Mais démolir le système des transferts a été une erreur capitale. Maintenant, certains de ces footballeurs s’en vont librement et leur club se voit confronté au problème de leur remplacement. L’argent quitte le football pour atterrir sur les comptes bancaires des joueurs.

Comment résoudre ce problème ?

C’est impossible. Certains clubs concluent des contrats de longue durée avec les joueurs, ce qui nuit aux performances. Il faudrait introduire un nouveau système de transferts. Il faudrait utiliser les éléments positifs du bon vieux temps et les meilleurs aspects du règlement actuel pour élaborer une formule raisonnable. Si nous continuons de la sorte, les clubs vont être obligés de prendre des décisions irrationnelles.

 » Le Bayern peut remercier Beckenbauer  »

Vous estimez que l’organisation du Bayern Munich constitue un bon exemple pour les autres clubs…

Le Bayern est dirigé par d’anciens joueurs d’élite : Franz Beckenbauer, Karl-Heinz Rummenigge et Uli Hoeness. Ils ont exactement la même vision de la manière dont il faut gérer un grand club. C’est un avantage énorme. Leur regard est réaliste et dès qu’un grain de sable risque de gripper leur mécanique, leur expérience leur permet d’intervenir immédiatement. Tous trois ont une saine philosophie et ils se soutiennent. Le Bayern doit cette organisation à Beckenbauer. Dès qu’il a été élu président, il a nommé d’anciens footballeurs à toutes sortes de postes. C’est un leader naturel, il n’a jamais l’impression d’être attaqué, il ne voit pas des ennemis derrière chaque arbre. Il est et restera toujours Beckenbauer, c’est aussi simple que ça. Beaucoup de dirigeants craignent d’être dévoilés dans la presse, d’être égratignés. Ces gens se laissent donc aisément influencer par des problèmes mineurs, ce qui n’est jamais positif. La vision est quelque chose de sacré. Il ne faut jamais s’en laisser écarter par l’opinion d’un observateur ni par un incident. Franz Beckenbauer est littéralement au-dessus de tout ça. D’ailleurs, chaque club de D1 devrait développer un solide programme d’éducation de ses jeunes, qui seraient confiés à des entraîneurs qui ont eux-mêmes évolué au plus haut niveau. Les grands clubs doivent préparer leurs meilleurs joueurs à une autre carrière. Actuellement, nous perdons une expérience si précieuse… Demain, il faudrait que les vedettes actuelles deviennent entraîneurs, managers, membres de la direction, journalistes, commentateurs. Grâce à leur expérience et à une formation spécifique, ils devraient devenir les décideurs de notre politique en football. Depuis quelques années, beaucoup de clubs, issus de toutes les grandes nations footballistiques, sombrent dans des problèmes financiers. Il n’y a qu’une seule conclusion possible : certaines choses ne tournent pas rond. La nouvelle génération de dirigeants bien éduqués devrait conduire le football vers le futur mais aussi le défendre, le protéger.

Etes-vous d’accord avec Marco van Basten, qui estime qu’il faudrait apporter quelques petits changements aux Lois du Jeu ?

Je n’aime pas trop chipoter sur les règles et ce n’est certainement pas nécessaire si l’arbitre fait son travail. 90 minutes de jeu effectif, c’est bien : l’arbitre ou son juge de touche peuvent y veiller. Peut-être ne serait-il pas plus mal de placer une caméra sur la ligne de but, pour que les arbitres ne soient pas bombardés de matériel TV semaine après semaine. Le football offre aux gens un sujet de conversation pour toute la semaine. Ils peuvent en parler au travail, pendant les repas, au café. La dernière chose à faire est de les en priver car ça fait partie des traditions du football.

Johan Derksen, Voetbal International

 » D’autres sports se développent PLUS VITE QUE LE FOOTBALL  »

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