FAISEUR DE MIRACLE

Pierre Danvoye
Pierre Danvoye Pierre Danvoye est journaliste pour Sport/Foot Magazine.

Comme Trond Sollied et Albert Cartier avant lui, il casse la baraque dès ses premiers mois en Belgique.

Lokeren a retrouvé le podium de la D1, le stade de Daknam a refait le plein (contre Anderlecht) pour la première fois depuis une éternité, João Carlos Pinto Chaves et Hakim Bouchouari sont deux des attractions du premier tiers de la saison : ça roule à nouveau pour le Sporting. Slavo Muslin (52 ans), l’homme qui se cache derrière ce miracle, fait la Une. Surpris ?

Slavo Muslin : Pas vraiment. On s’intéresse toujours aux clubs qui marchent. Je suis fort sollicité et mes joueurs aussi : c’est ça qui me fait un peu peur. Je vais devoir m’employer pour qu’ils restent calmes et ne se prennent pas au sérieux. Avant notre entrée dans le Top 3, on nous considérait comme la bonne surprise. Aujourd’hui, je sens des ondes sur le groupe. Enfin bon, c’est la rançon de la gloire.

Est-ce depuis la victoire à Bruges que vous ressentez cette pression ?

Non. Depuis que nous avons gagné notre match en retard contre le Lierse. Avant cela, on disait : -Lokeren cinquième, c’est étonnant, et s’ils battent le Lierse, ils pourraient même se retrouver dans le Top 3. Ça restait assez vague, c’était du conditionnel. Maintenant, c’est fait et il faut gérer cette nouvelle étiquette.

Vous avez un groupe de joueurs relativement moyens. Comment expliquez-vous leur métamorphose ?

Dès mon arrivée, j’ai constaté que beaucoup d’entre eux étaient habitués à jouer sans pression. On leur demandait de viser le milieu du tableau, et s’ils y parvenaient, leur saison était réussie. J’en ai fait des gagneurs. Je les ai convaincus qu’ils pouvaient remporter des matches qu’ils perdaient les années précédentes. Je ne veux pas entendre parler de gars qui disent, avant d’affronter un ténor : -Si on perd mais qu’on n’est pas ridicules, ce n’est pas grave. Il y a toujours trois points à rafler, quel que soit l’adversaire. Je constate que les mentalités ont déjà bien changé depuis mon arrivée. Nous avons commencé avec un 7 sur 9, puis nous sommes allés à Roulers où nous avons pris une raclée : 4-0. S’il y a une défaite qui nous a fait du bien, c’est celle-là. Elle m’a permis de recadrer tout le monde, de prouver à mes joueurs que j’avais raison quand je leur disais en campagne de préparation que la route était longue, qu’il y avait beaucoup de boulot. Je leur ai rappelé, après Roulers, qu’ils ne devaient pas se croire arrivés. Après notre défaite à domicile contre Beveren, je les ai, au contraire, rassurés, je leur ai dit que ce résultat n’était pas mérité parce que nous avions fait un bon match. Et j’ai ajouté : -Si on rejoue comme ça la semaine prochaine à Bruges, on peut gagner. Et nous l’avons fait ! Je vois mon groupe progresser de semaine en semaine, sur les plans technique, tactique, mental : ça fait plaisir.

 » Ne pas se plaindre mais bosser  »

Vous avez déclaré que vous étiez surpris de devoir apprendre des bases à des joueurs expérimentés : expliquez-vous.

J’ai travaillé dans deux championnats très techniques : l’ex-Yougoslavie et la France. Quand on débarque ici, on est frappé par le déficit de formation, technique notamment. Alors, il faut enseigner les gammes, apprendre à jouer plus vite, en un temps. Si la formation n’a pas été faite, un entraîneur ne peut pas se plaindre, il doit bosser ! Ce n’est pas facile de perfectionner la technique de 20 joueurs en même temps mais c’est possible.

Même chez des Seniors ?

Bien sûr. Prenez l’exemple d’un préparateur de gardiens. Quand il commence ce métier, ses centres et ses frappes ne sont pas terribles parce qu’il ne les a guère travaillés pendant sa carrière active. Mais il progresse d’année en année et frappe mieux à 40 ans qu’à 35 parce qu’il fait ça tous les jours. A Lokeren, mon préparateur de gardiens est presque plus précis que moi alors que j’ai fait toute ma carrière dans le champ ! C’est la preuve que tout peut se perfectionner à un âge avancé, même la technique. Le problème, c’est qu’on perd du temps car, pendant qu’on fait ça, on ne peut pas faire autre chose.

Vous avez pris quelques décisions étonnantes comme celle de faire jouer sur le flanc un Runar Kristinsson qu’on considérait comme un vrai numéro 10.

Tout le monde doit se sacrifier pour le groupe. Aujourd’hui, on parle de tous les joueurs de Lokeren, c’est la preuve que ce travail d’abord collectif a du bon. Ils y trouvent tous leur compte, je n’en vois pas un seul qui râle. Un réserviste est, par nature, un mécontent. Mais quand il y en a un qui saute du banc suite à un but de mon équipe, ou quand des gars qui ont suivi le match dans la tribune viennent faire la fête dans le vestiaire, je suis ravi, c’est ma victoire. Je m’intéresse à tout le monde, je leur explique tout, j’en invite certains à prendre un café à mon appartement pour parler de choses qui n’ont rien à voir avec le football, pour écouter leurs problèmes privés. Ils savent que je ne serai jamais leur copain sur la pelouse, mais en dehors du terrain, la relation est complètement différente. Je suis leur deuxième père.

Vous avez un groupe de joueurs sages : un avantage ?

Détrompez-vous, ils ne sont pas tous si dociles. Runar Kristinsson a du caractère, Arnar Gretarsson et João Carlos Pinto Chaves aussi. Et il y en a d’autres. Mais ça ne me pose pas de problème. A Donetsk, j’ai travaillé avec Andrés Mendoza : vous le connaissez, quand même ? Mais tout s’est très bien passé et il est devenu meilleur buteur du championnat ukrainien. Je suis clair avec tout le monde dès le premier jour. J’explique mon mode de fonctionnement et je dis que celui qui ne veut pas l’adopter sera mieux dans un autre club. Idem avec les gars sur lesquels je ne compte pas. Je ne les laisse pas dans le vague, je vais droit au but. Mais je leur dis aussi que, s’ils restent, ils bénéficieront du même traitement que les titulaires.

 » Si vous pensez que votre femme vous trompe, il ne faut pas vivre avec !  »

Vous dites vous-même que vous avez un caractère difficile…

Dans le travail, oui, je suis difficile et exigeant. Je peux être… je ne dirais pas violent, mais colérique quand quelque chose ne me plaît pas. Si un joueur montre de la mauvaise volonté, je suis capable de l’éjecter de la pelouse, que ce soit à l’entraînement ou en match. En Coupe contre Sprimont, Ivan Vukomanovic a essayé de marquer lui-même dans un angle très fermé et il a raté alors qu’il y avait deux hommes seuls devant le but. Je l’ai laissé sur le terrain mais je l’ai prévenu dès le retour au vestiaire : -Tu ne me feras pas ça une deuxième fois. Mais je répète que je suis très différent en privé. Après quelques jours ici, un de mes adjoints, Rudy Cossey, m’a confié : -Qu’est-ce que vous aviez l’air dur en arrivant ! Il a donc vite compris que ma personnalité avait une autre facette. (Il rigole).

Le président, Roger Lambrecht, est aussi un colérique : ça promet des étincelles quand les résultats ne suivront plus…

Tout le monde me dit : -Tu verras son autre visage quand ça ira moins bien. Il est exigeant avec moi ? C’est normal, avec tout le temps et l’argent qu’il investit dans son club. J’aime la relation que j’ai avec lui. On se regarde les yeux dans les yeux, il sait ce que je pense et je sais ce qu’il pense. Je déteste par contre les présidents qui me disent, à la signature, qu’ils n’y connaissent rien en foot et me laissent carte blanche, mais descendent dans le vestiaire trois mois plus tard pour faire l’équipe. Ils ne sont pas compétents puisqu’ils ne l’étaient pas trois mois plus tôt… Mais un président n’a même pas besoin de connaître le football pour être un bon président. S’il me fait confiance, c’est bon, je lui explique simplement ma philosophie et on fait le bilan en fin de saison, pas avant. Il est possible qu’à ce moment-là, le résultat global soit négatif, et alors, je sais moi-même que j’ai échoué. Je ne m’accroche pas à mes clubs. J’ai quitté deux fois l’Etoile Rouge alors que nous venions d’être champions, parce que la direction avait vendu une partie de l’équipe. C’est facile de faire des promesses de Ligue des Champions aux supporters, puis de vendre. A ce moment-là, toutes les critiques sont pour la pomme de l’entraîneur. Je n’ai pas voulu prendre ce risque-là. J’ai aussi quitté Donetsk avant la fin de la saison parce que le directeur sportif a voulu se mêler de la sélection. Le patron technique, c’est moi et personne d’autre. Je décide quand, où et comment on s’entraîne, qui joue et comment on va procéder. Je ne tolère aucun compromis là-dessus.

Roger Lambrecht a plus d’une fois limogé des entraîneurs peu de temps après les avoir encensés…

Quel président ne se fâche pas après cinq défaites d’affilée ? Quand on fait ce métier, on sait qu’on s’installe sur un siège éjectable. Je demande seulement qu’on me fasse confiance et qu’on me laisse travailler. Si vous pensez que votre femme vous trompe chaque fois qu’elle met le nez dehors, ce n’est pas la peine de vivre avec elle. (Il se marre). Je fais de mon mieux et je pense avoir fait mes preuves partout où je suis passé.

 » Je ne suis pas prétentieux mais je ne crains rien  »

Le président aurait souhaité un contrat de deux ou trois ans mais vous n’avez voulu signer que pour une saison.

Il existe une option bilatérale pour une prolongation de deux ans mais c’est trop tôt pour en parler. On verra en mars. Je me fais plaisir à Lokeren, on progresse bien, je vois que mes joueurs sont heureux : c’est parfait. Mais je ne veux pas voir plus loin que cette saison.

Qu’est-ce qui pourrait vous décider à partir en juin 2006 ?

Mes ambitions. Si on me propose un challenge encore plus intéressant sportivement, je m’en irai.

En signant pour deux ou trois ans, vous vous seriez mis à l’abri…

Je n’ai pas peur. Je ne suis pas prétentieux mais je ne crains rien. Même si je me retrouve un moment sans club, je sais que ce ne sera que temporaire. Vous savez, j’aurais pu signer à vie à l’Etoile Rouge. Depuis 1995, ce club n’a été que trois fois champion : les trois fois avec moi. Nous avons aussi remporté deux Coupes de Serbie & Monténégro. L’Etoile Rouge, ce sont tous mes rêves de gosse. Quand j’ai commencé à jouer, je rêvais de porter le maillot de ce club. Je l’ai fait et j’ai été trois fois champion. Quand j’ai commencé à entraîner, je rêvais de diriger cette équipe. Je l’ai fait aussi et j’ai de nouveau raflé trois titres. Mais il a suffi que le président ne tienne pas ses promesses pour que j’aille voir ailleurs.

Quelles sont exactement vos ambitions ?

La Ligue des Champions. Avec le Levski Sofia et l’Etoile Rouge, je suis passé trois fois très près des poules. J’ai été éliminé deux fois par le Dinamo Kiev, et la troisième, c’était contre Leverkusen au dernier tour préliminaire. Quelques mois plus tard, le même Leverkusen jouait la finale contre le Real !

Vous ne rêvez pas d’un retour par la grande porte en France ? Vous y avez joué et entraîné pendant près de 20 ans, vous avez pris la nationalité française, votre épouse habite toujours à Nice…

On verra. Je n’ai pas toujours eu beaucoup de chance là-bas. Quand j’entraînais Lens, il y a eu deux jambes cassées et deux genoux en compote dans mon noyau, et mon capitaine a été out six mois. En avril, le président m’a mis dehors en pleurant : -Je suis obligé de faire quelque chose pour réveiller le groupe. La saison d’après, mes cinq blessés rejouaient et Lens est devenu champion avec Daniel Leclercq. Impossible de dire si je retravaillerai dans ce pays. Je marche au feeling. Quand j’ai signé à Lokeren, plein d’amis m’ont dit : -Mais qu’est-ce que tu vas faire là-bas ? Je le sentais bien, tout simplement.

Vous perdez dans les dernières minutes au Standard, vous prenez un point contre Anderlecht et vous battez Bruges : cela suffit-il à confirmer que Lokeren mérite sa place dans le Top 3 ?

Non. Il faut nous juger sur un championnat, pas sur trois matches. Si nous rejouons dix fois contre le Club, par exemple, nous perdrons peut-être sept ou huit fois. Et si Roulers a été meilleur que nous quand il nous a écrasés, cela ne veut pas dire que cette équipe est supérieure à la mienne. Il faut avoir une vision d’ensemble et gagner contre la majorité de ses concurrents directs, ce que nous réussissons assez bien.

 » Je suis un poids pour mon fils  »

Vous avez directement saisi les spécificités de notre championnat : c’est peut-être ça, le plus étonnant dans votre réussite.

J’ai une grande faculté d’adaptation parce que j’ai travaillé avec des footballeurs de cultures très différentes, dans des pays et des championnats très variés : ex-Yougoslavie, France, Bulgarie, Maroc, Ukraine. Je vois vite la spécificité d’un pays, d’une compétition, d’une mentalité. J’ai un gros avantage par rapport à un entraîneur étranger qui débarquerait ici en n’ayant travaillé que dans un seul championnat. Et je connaissais déjà un peu la Belgique. Quand j’entraînais Lens, en 1996-97, je venais souvent à Mouscron, par exemple. Je prends soin, aussi, de visionner moi-même la plupart de nos adversaires. C’est facile quand le territoire est aussi petit.

Malgré le classement inespéré, vous demandez des renforts à la trêve !

C’est normal. Le plus gros problème de ce club, c’est l’étroitesse de son noyau. Depuis l’été, j’ai déjà eu cinq blessés de longue durée : Zvonko Milojevic, Olivier Doll, Lezou Doba, Arnar Gretarsson et Gunter Van Handenhoven. Sur un noyau de 22 joueurs dont 3 gardiens, c’est énorme. J’ai une équipe très collective, où les individualités n’ont qu’une importance minime, mais enlevez Iker Casillas, Zinédine Zidane et Ronaldo au Real et vous ne verrez plus le même Real. J’ai peu de solutions de rechange. Hakim Bouchouari est lui aussi légèrement blessé et il aurait besoin de deux ou trois semaines de repos complet, mais je suis obligé de l’aligner. Je ne peux plus miser sur une concurrence saine à cause du manque d’hommes disponibles. Il m’est arrivé de devoir mettre quatre Espoirs sur le banc, des jeunes qui n’auraient peut-être pas leur place dans mon équipe B si tout le monde était opérationnel ! C’est dangereux. J’espère que nous pourrons poursuivre sur notre rythme jusqu’à la trêve. Après, tout devrait rentrer dans l’ordre avec le retour de certains blessés et l’arrivée de renforts. C’est aussi nécessaire de faire des transferts pour rehausser la qualité de notre jeu. On ne peut pas viser plus haut que maintenant avec le noyau actuel.

Vous avez un fils de 20 ans professionnel à Monaco où il ne joue pas : pourquoi ne pas l’amener à Lokeren ?

Ce serait bien car je suis sûrement le mieux placé pour le faire progresser. Mais ce serait difficile pour lui. Son père est un… poids. Quand il arrive quelque part, on ne le regarde pas comme Marko Muslin mais comme le fils de Slavo Muslin. En plus, si je le fais jouer, on dira qu’il est titulaire parce que c’est le fils du coach. Et s’il ne joue pas, mes amis me diront que je suis cruel. Aussi bien pour lui que pour moi, il est donc préférable que nous ne soyons pas dans le même club. Nous l’avons fait à l’Etoile Rouge mais il n’était pas encore vraiment en âge de jouer en Première. Il est à Monaco, Didier Deschamps l’a fait monter chez les pros en milieu de saison dernière, il progresse sagement et a joué une vingtaine de minutes depuis le début du championnat : c’est bien.

PIERRE DANVOYE

 » SI ON ME PROPOSE UN PLUS BEAU CHALLENGE EN FIN DE SAISON, JE M’EN VAIS  »

 » J’EN AI FAIT DES GAGNEURS  »

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