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 » Excellent ? C’est un euphémisme « 

En attendant un nouvel avant-centre, le Club Bruges a pu compter sur un diamant brut, Youssouph Badji (18 ans). Ce n’est pas un hasard si, comme Krépin Diatta, il vient du sud du Sénégal.

Nous avons découvert Youssouph Badji, l’immense avant-centre sénégalais du Club, le 4 juillet. Il pleuvait au centre d’entraînement de Knokke, lors du premier match du Club, adapté au coronavirus, avec distanciation sociale, masque, pas de public et des joueurs testés. Le format était spécial : quatre fois trente minutes. La première heure, tous les regards étaient tournés vers le duo d’attaque KrmencikOkereke, qui n’a pas marqué et a été relayé par un autre duo, composé de Rezaei et Badji. Des quatre, c’est le Sénégalais, le plus jeune, qui a semblé le plus détendu. Il a montré de belles choses et a été le seul à marquer. Côté statistiques, le match s’est achevé sur le score de 4-1, avec deux buts de Vanaken et un but contre son camp.

Les jeunes Sénégalais du Sud comme Badji s’intègrent facilement en Europe.  » Pape Gueye

Deux mois plus tard, tout le monde connaît Badji et son mètre 92. Il a entamé la finale de la Coupe sur le banc, mais est entré au jeu à la 52e minute. David Okereke, la révélation du début du championnat précédent, a laissé éclater son mécontentement et a payé sa réaction en n’étant pas repris la semaine suivante contre Charleroi, en championnat. Ce n’est pas Krmencik, mais Badji qui a été titularisé. Quatre matches d’affilée. Ses stats ? Deux buts et un assist, en déplacement, quand il bénéficie de plus d’espaces. Il a dévoilé d’autres qualités à domicile : il est rapide, polyvalent, constamment présent, fort dans les duels. C’est un bon pivot et il sait conserver le ballon. Le Club a-t-il enfin trouvé un successeur à Wesley ? L’avenir le dira, mais en attendant l’arrivée éventuelle de Bas Dost, dont le manager aurait confirmé l’intérêt du Club, Badji s’est montré.

Un gars du sud

 » Le mot excellent est faible « , sourit Khalilou Fadiga. L’ancien Brugeois, devenu consultant, reste une source d’informations intéressante à propos des footballeurs sénégalais.  » Badji a de l’avenir. Il est jeune, brillant et est doté d’une excellente mentalité. Il possède une technique raffinée pour un homme de sa taille. Il a envie d’apprendre. Il veut marquer, mais pense en termes collectifs. Il applique rigoureusement les tâches tactiques que lui assigne Philippe Clement. Il écoute. Comme Krépin Diatta. La saison passée, j’ai assisté au match contre Galatasaray et ensuite, Krépin est venu me poser des questions. Il voulait mon avis. J’aime les jeunes qui demandent conseil aux anciens, à leur entraîneur, aux autres. Je suis heureux quand je vois qu’ils progressent, comme Krépin la saison passée. Badji est issu de la même région, au sud du Sénégal. Ces gens sont beaucoup plus structurés, plus corrects, plus polis. Ils sont très fiers et aussi très calmes. Les gens du sud sont appréciés au Sénégal.  »

En mars, quand Philippe Clement nous a parlé du black power de son équipe, il a déjà cité Badji en exemple pour son intégration. Il n’avait presque rien coûté, avait été casé en Espoirs, mais s’était fracturé un os du pied en Youth League. Il avait consciencieusement effectué sa revalidation, avait suivi les conseils diététiques du club et respecté les règles anti-corona, de même qu’il avait respecté le plan d’entraînement du Club à son retour au Sénégal. Trop jeune pour signer un contrat, il avait dû rentrer après avoir trouvé un accord.

Casa Sports, l’équipe où le Club l’a repéré et où il a joué en équipe première dès l’âge de seize ans, a découvert les mêmes qualités. Badji a grandi derrière le stade de Casa Sports, mais a débuté au Santhiaba FC, en troisième division. Casa Sports l’en a sorti en le transférant. Il bougeait bien, gênait la relance adverse et était généreux ballon au pied. Un garçon sur lequel on pouvait compter.  » Pour faciliter son intégration à un niveau supérieur, ce club lui a donné un programme individuel en plus des séances collectives. Il a appris à protéger le ballon et a accompli de gros progrès.  »

Ce n’est pas un hasard. Un Sénégalais, qui préfère rester anonyme, explique :  » Disons que les habitants du sud s’adaptent plus vite. Ils sont plus travailleurs. Ils veulent progresser, apprendre. Ils ne convoitent pas les belles voitures, les filles, le bling-bling, ni la vie nocturne de Dakar. Si j’ai le choix entre un footballeur du sud ou un de Dakar, je n’hésite pas un instant.  » Badji ne s’épanche pas en déclarations fracassantes. Il préfère faire parler ses pieds.

Le boost de 2002

Cheikh Fall représente Franck Kanouté, le médian sénégalais de 21 ans qui a transité par la Juventus et va jouer pour le Cercle, après quelques détours en Serie B. Il connaît Badji et annonce l’arrivée de beaucoup d’autres talents sénégalais. Pour nous l’expliquer, il opère un flash-back :  » Le football sénégalais a connu un énorme boost à l’issue du Mondial 2002, auquel Fadiga a participé. On a créé des académies, à Dakar puis dans le reste du pays. Le niveau des jeunes a augmenté et le Sénégal s’est qualifié une nouvelle fois pour le Mondial 2018. Les structures sont meilleures, beaucoup de jeunes ont éclos. Les équipes françaises ont investi beaucoup d’argent dans la formation, avec succès.

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Il y a eu un second moment-charnière en 2009, quand la FIFA a interdit le transfert en Europe des joueurs de moins de 18 ans. Avant, trop de très jeunes Africains étaient attirés en Europe par des managers, puis livrés à leur sort. Tous les clubs ne se sont pas bien occupés d’eux et on a ainsi perdu beaucoup de talents. Désormais, les jeunes sont formés sur place, dans de bonnes installations. Ils peuvent vivre plus longtemps dans leur environnement et sont plus mûrs au moment de leur transfert. Badji était déjà un homme à 18 ans. Ces jeunes continuent à souffrir de l’éloignement de leur famille, mais ils sont accueillis par une grande communauté.

Troisième point : votre langue facilite les choses. Tout le monde parle un peu français dans le football belge, y compris à Bruges. Ces jeunes s’intègrent donc plus vite. Le niveau est idéal : votre football est proche de l’anglais. Celui qui émerge ici est prêt à jouer dans n’importe quel championnat. Les joueurs le savent et sont donc prêts à venir en Belgique.  »

Des opportunités à saisir

Pape Gueye a joué pour l’Union et l’Eendracht Alost. Il a achevé sa carrière en Angleterre et s’est installé à Bruxelles. La saison passée, il a transféré Pape Habib Gueye à Courtrai. C’est un avant-centre de vingt ans, doté d’un énorme potentiel. Gueye passe en revue ses compatriotes en Jupiler Pro League :  » Seraing en a quatre, l’Antwerp un, de même que Courtrai et le Cercle, le Club en a deux. La raison de notre succès ? Des installations de qualité et une formation qui commence à être comparable à l’européenne. Cela facilite l’intégration des jeunes quand ils arrivent ici. Le Sénégalais a en général une bonne base. Il s’intègre facilement, il est poli et bien élevé. Notre pays est petit, mais est un bon exportateur. Nous nous adaptons rapidement à la culture d’un pays. Les équipes européennes qui ont investi dans des Sénégalais ont connu 100% de succès. Koulibaly, Mané, Ismaila Sarr, Kara Mbodj à Anderlecht jadis, Kouyaté… Les infrastructures ont longtemps été notre principal problème, mais depuis que les clubs européens y investissent, on assiste à une explosion de talents. Ils ne doivent plus transiter par Dakar avant d’arriver en Europe. Diatta y a joué un moment mais pas Badji.  »

Je suis d’accord avec Clement : on ne peut pas aligner un jeune à chaque match, pour ne pas le brûler.  » Khalilou Fadiga

Fadiga y voit des opportunités pour les clubs qui se décideraient à pêcher plus intensément dans ce vivier.  » ll y a beaucoup de centres de formation, mais leur nombre diminue. Les équipes concluent des accords de collaboration, comme Metz, Marseille. Les clubs belges devraient s’y mettre. Nous sommes une ancienne colonie française, nous avons la même langue et sommes unis par des liens historiques, mais les équipes françaises investissent moins. Il y a une opportunité à saisir. On parle français un peu partout en Belgique. J’aimerais qu’un club comme Bruges ouvre un centre de formation au Sénégal. Le Club est plus ouvert aux footballeurs qui arrivent directement d’Afrique qu’il y a quelques années. C’est économique : ça coûte moins cher qu’un joueur qui arrive par l’intermédiaire d’un autre club européen, comme Diatta. Ce détour n’est pas nécessaire. Les Africains déjà présents dans l’équipe peuvent faciliter l’intégration des nouveaux venus. L’entraîneur occupe également un rôle important. Il faut qu’il soit, comme Clement, partisan des joueurs africains, qu’il leur parle beaucoup, les mette à l’aise et n’hésite pas à les titulariser, même au détriment de footballeurs plus chers ou plus âgés… C’est comme ça qu’on évolue. Dire qu’avant, on disait que le Club avait peur de prendre ce genre de risques… Maintenant, tout le monde le jalouse.  »

Toutefois, un joueur de 18 ans est bien trop jeune pour porter le poids d’une équipe qui va évoluer en Ligue des Champions, estime Fadiga.  » Je suis d’accord avec Clement : on ne peut pas aligner un jeune à chaque match, sous peine de le brûler. Il faut le laisser respirer, l’écarter de temps en temps.  » Clement veut procéder avec Badji comme il l’a fait avec De Ketelaere la saison dernière, même si le Sénégalais est plus costaud : il va lui accorder progressivement du temps de jeu.

Fadiga :  » Nous sommes bons techniquement et physiquement. La plupart des centres de formation s’intéressent à ces aspects, à l’image des centres français. Nous sommes longilignes, minces. Les gens du sud sont souvent plus fins, comme Krépin, pas très musclés. Le Sénégalais est généralement grand. Et toujours souriant ! Le rire fait partie de notre ADN. Le Sénégalais est travailleur. Allez en Belgique, à Paris, sur les plages italiennes ou espagnoles, à New York… Ce sont les Sénégalais qui travaillent ! Ils conduisent des taxis ou sont vendeurs. Ils vendent des tours Eiffel miniatures à Paris ( rires). Vous ne verrez jamais un Sénégalais mendier de l’aide. Ce n’est pas dans nos gènes. « 

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 » Le football de rue reste la base de notre formation  »

Les jeunes de l’enclave de Casamance, la région agricole du Sénégal, séparée du reste du pays par la Gambie, se distinguent par leur faculté d’adaptation, a récemment raconté Demba Ramata (Casa Sports) à un journal flandrien.  » La vie y est dure et la discipline est au coeur de tout ce que nous faisons. Nous avons été éduqués dans l’idée que quel que soit notre succès, il n’est pas éternel. Il faut donc être prudent et respecter les autres. Sadio Mané, Krépin Diatta et Youssouph Badji sont ainsi faits.  »

Comme Diatta, Badji a grandi dans les rues de sable des quartiers populaires de Ziguinchor, la plus grande ville de Casamance.  » Il y a beaucoup de place pour jouer. Le football de rue reste la base de notre formation « , raconte par téléphone Demba Ramata.  » On apprend à maîtriser le ballon, à le protéger, à se démarquer. Les jeunes n’ont entraînement que quand il n’y a pas école.  » C’est différent à Dakar, la capitale, à l’autre bout du pays.  » Elle regorge de ce qu’on appelle des écoles de football. Les enfants s’y entraînent en journée au lieu de fréquenter l’école et d’apprendre à lire et à écrire. Des pseudo-managers et scouts espèrent trouver parmi la masse la perle rare qui va leur rapporter beaucoup d’argent. Pour moi, ce sont des trafiquants d’êtres humains en sport. Comment des enfants sans éducation et développement personnel peuvent-ils se débrouiller seuls plus tard ?  » La culture de Casamance est radicalement différente, conclut-il.  » Diatta et Badji en sont les produits. Ils possèdent une personnalité qui leur permettra de réussir dans la vie.  »

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