Eternelle ado

A 16 ans, l’Américaine avait remporté la médaille d’or olympique. A 17 ans, elle n’avait plus envie de jouer. A 25 ans, elle est 4e mondiale!.

Fin avril, à Charleston, elle n’était qu’à un jeu de la victoire. Jennifer Capriati menait 5-1 dans le troisième set de la finale WTA de Charleston et elle devait servir. De l’autre côté du filet, Martina Hingis, la numéro un mondiale, semblait fatiguée. Le soleil de Caroline du Sud baignait les tribunes du nouveau stade, qui accueillait 10.000 personnes. Capriati était sur le point de devenir numéro quatre mondiale… en battant Hingis comme en finale de l’Open d’Australie, où elle était classée 14e en début de tournoi.

Elle a maintenant 25 ans. Jamais encore elle n’a atteint un classement aussi élevé : 4e! Elle a remporté en janvier le premier tournoi du Grand Chelem de sa carrière, en Australie. Elle est forte cette année. Ses blouses dévoilent la musculature de ses bras. Elle est capable de servir à du 185 km/h. Comme un homme, quasiment.

Jennifer Capriati tente de se concentrer sur le moment. Tout ce qu’elle a fait et ce qu’elle fera s’éclipse devant le présent.

Elle n’a plus qu’un jeu à gagner. « Come on, Jessica! », crie un homme. Jessica?

Quelques spectateurs rient. Pas beaucoup. Jennifer Capiati s’empare une dernière fois de la balle, jette un coup d’oeil irrité sur les tribunes. Elle secoue la tête et sert. Elle perd rapidement son jeu. C’est 5-2. Martina Hingis gagne son service. 5-3. C’est au tour de Capriati. Les gens se font soucieux. Capriati perd. Elle ne mène plus que 5-4. Martina Hingis semble avoir retrouvé sa fraîcheur.

Jennifer Capriati avait quitté le moment présent. Plus tard, elle avouera qu’à cet instant, elle a songé à la finale de Key Biscayne, quelques semaines auparavant. Elle avait eu huit balles de match contre Venus Williams et elle les avait toutes gaspillées. Williams l’avait emporté.

Jennifer Capriati s’était déjà retrouvée en finale de ce tournoi de Caroline du Sud. C’était en 1990, elle venait d’avoir quatorze ans. Il s’agissait de son troisième tournoi professionnel mais elle s’était hissée en finale, où elle avait affronté Martina Navratilova. Capriati avait déclaré être fière de pouvoir jouer contre une telle lege. Lege était l’abréviation de légende mais ça sonnait mal. Les gens ont ri. Jennifer Capriati en voulait. Jeune, gaie, elle frappait des coups qui atteignaient les cent miles à l’heure et elle était une vraie Américaine, contrairement à Martina Navratilova et à Monica Seles. Jennifer Capriati est New Yorkaise.

L’audimat a grimpé de 60% quand elle a joué contre Navratilova. En 1990, Newsweek écrivit: « Dans les années 80, les personnalités intéressantes avaient fait place à des Européens ennuyeux ». On avait enfin trouvé un successeur à Chris Evert, la All Americain Girl du tennis féminin.

Elle ne vivait que le moment présent. Elle n’avait rien à regretter, rien à craindre. Stefano, son père, la dirigeait. D’origine italienne, il avait été footballeur professionnel en Italie. Il conclut des contrats avec Diadora, le fabricant italien d’articles de sport, avec Prince, le fabricant de raquettes, et avec la chaîne TV HBO. Jennifer Capriati était millionnaire avant d’avoir livré son premier tournoi professionnel. Bien sûr, on rappelait l’exemple de Tracy Austin et d’ Andrea Jaeger, qui avaient dû mettre fin à leur carière avant l’âge de vingt ans, leur corps épuisé. Le charme des enfants-stars est justement leur tendance à se comporter en adultes.

Stefano Capriati interpella la presse: « Que cherchez-vous? Arrêtez de la comparer à Austin et à Jaeger. C’est du passé. Je crois en l’avenir et Jennifer a un grand avenir devant elle ». Les journalistes ne l’aimaient évidemment pas. Mais en cas de déclin, il convenait parfaitement. On pourrait le glisser dans la série des pères orgueilleux et excessifs, à l’instar de Jim Pierce, Peter Graff et Damir Dokic. Les journalistes attendaient.

Jennifer Capriati était la plus jeune joueuse à avoir gagné un match à Wimbledon. Elle était la plus jeune joueuse à avoir atteint les demi-finales de Paris, Wimbledon et New-York. Fin 1990, elle était numéro huit mondial. Elle remporta la médaille d’or aux Jeux de Barcelone, en 1992, mais elle avait perdu la demi-finale de l’US Open contre Monica Seles l’année précédente. C’était un match très important pour elle. Neuf ans plus tard, elle a déclaré: « Jamais je n’ai vraiment surmonté ce match contre Monica. Depuis lors, je n’ai plus joué de bon match ».

Elle songeait à ce match raté, aux occasions gaspillées. Son enfance était achevée. Jennifer Capriati perdit le goût de jouer. Elle rejoignit la liste des stars grillées. Elle cessa de s’entraîner, de jouer, et elle quitta le domicile familial lorsque ses parents divorcèrent. En décembre 1993, on la prit en flagrant délit de vol. D’une bague bon marché. Neuf mois plus tard, elle fut arrêtée dans un motel pour recel de marijuana. Un de ses amis avait de l’héroïne. La photographie de la police fit le tour du monde. On y voyait Capriati le regard vide, dépourvu de vie.

Elle suivit une thérapie pour revenir défintivement au tennis en 1996. Elle perdit souvent. Pendant cinq ans, elle ne gagna pas le moindre match dans un tournoi du Grand Chelem. Elle était là mais personne ne la prenait au sérieux. Jusqu’à l’année dernière. Elle progressa d’un coup, atteignit la demi-finale de l’Open d’Australie, qu’elle perdit face à Lindsay Davenport. Elle tomba amoureuse de Xavier Malisse, limogea son entraîneur, prit quelques kilos et connut un nouveau creux.

En janvier dernier, à l’Open d’Australie, Stefano Capriati était à nouveau dans le box des entraîneurs. Comme s’il ne s’était rien passé. Comme avant. Elle était à nouveau sa fille. Elle gagnait. Elle battit Monica Seles. « J’ai pris ma revanche. Enfin, j’ai pu la battre dans un Grand Chelem. Comme Lindsay. J’en avais marre de perdre contre ces filles. Je savais que j’étais capable de les vaincre ».

Elle travaille avec une nouvelle préparatrice physique. Elle est très musclée, un peu comme son père Stefano. Mais entre-temps, la plupart des joueuses ont acquis de la puissance. Martina Hingis fait quelque peu figure de maigrichonne, par rapport aux autres joueuses du top 10. Jennifer Capriati n’explique rien. Elle ne veut pas.

Elle dit simplement qu’elle peut encore mieux jouer. Elle veut continuer à se concentrer. Chaque concurrente est différente. Elle est heureuse. Vraiment très heureuse. Elle vit match après match. Il est difficile de jouer quand le vent change. Elle aime la cendrée mais les autres surfaces aussi. Comme le gazon.

« En fait, j’aime toutes les surfaces ». C’est sans doute vrai. Lorsqu’on la questionne sur le passé, elle rougit parfois, sourit et se confine dans le silence. Une fois, elle a dit: « Je déteste regarder en arrière. Il n’y a aucune raison de le faire. Ma vie actuelle est fantastique ». Puis elle a ajouté: « C’était magnifique, quand personne ne s’intéressait à moi. Je n’étais plus soumise à la pression ».

Elle sélectionne personnellement les demandes d’interviews, prétend son management. Elle ne veut pas que tout le monde écrive sur elle, la juge. Lors des conférences de presse, elle est sur un podium, sa robe est courte et en-dessous, trois douzaines d’hommes sont assis à regarder son slip. Elle croise les jambes et rit lorsqu’on la questionne sur l’avenir. Mais ce n’est pas toujours efficace. Durant la finale de Key Biscayne, un reporter a remarqué: « Elle n’a plus gagné de tournoi depuis l’Australie ». L’Australie, c’était deux mois auparavant, à peine, mais la phrase sonne bien. A Charleston, quelqu’un lui a demandé si sa défaite contre Williams lui trottait encore dans la tête. « Elle m’a appris des choses. Je la considère comme un événement positif. Je sais ce en quoi j’agirais différemment ».

On peut questionner ses adversaires. « Elle est plus robuste », estime Rossana de los Rios, battue par Capriati au premier match de Charleston. « Elle est musclée mais elle sait lire les balles. Comme Martina Hingis », explique Henrieta Nagyova, battue au deuxième match. « Elle est plus régulière et plus sûre d’elle. Avant, elle était moins patiente », juge Jelena Lichowzewa, battue en quarts de finale. « Elle m’a surclassée. Je n’ai pu résister à la pression », déclare Marlene Weingärtner, battue en demi-finales. « Elle me donne l’impression d’être plus tendue que l’an dernier. Elle ne parle plus à toutes les joueuses. Elle voyage avec son père. Elle commence à se retrancher du monde. Ce n’est pas bon car on perd tout plaisir ».

Capriati s’est bonifiée de match en match lors de ce tournoi. Elle a commis beaucoup de fautes au début mais son jeu s’est apuré et elle a tenu bon quand ça allait moins bien. C’est une guerre des nerfs. Le tennis féminin vit de clichés gratuits. Mary Pierce se balade comme une diva le long de la ligne, Martina Hingis comme une danseuse de ballet, Amélie Mauresmo comme une lanceuse de disque, Anna Kournkikova comme une call-girl. Capriati se meut toujours comme l’enfant doué et puissant qu’elle était jadis. Elle sautille comme une adolescente.

Les entretiens avec les joueuses ont des allures de séminaires psychothérapeutiques. Elles parlent de concentration, de contrôle, d’assurance, d’initiative, d’espoir, de bonheur, de force, de patience. D’agressivité aussi mais pas à n’importe quel prix. Concentration et correction. La plupart parlent de momentum.

Le mot anglais semble résumer tout le reste. N’importe quel changement menace le momentum. Une sonnerie de téléphone, un soupir, une mauvaise décision de l’arbitre, un faux-pas, une double faute, un cri. Les arbres de Charleston sont en fleurs, le stade est rempli de personnes allergiques. Elles constituent un danger car leurs éternuements peuvent rappeler aux joueuses un autre match ou une occasion ratée. Martina Hingis déclarera ensuite: « La finale de Charleston était étrange ».

Jennifer Capriati: « Le momentum changeait constamment. Plus souvent que d’habitude ». Elle a sauté sur place à la Mike Tyson et emporté le premier set 6-0. Puis Hingis a entamé le deuxième set en menant 3-0, Capriati a égalisé et mené 4-3 avant que Hingis ne reviennent et ne l’emporte 6-4. Capriati a mené 5-1 dans le troisième set puis il s’est produit quelque chose. C’était 5-4 et le momentum était du côté de Hingis.

Elle sert maintenant. Elles échangent quelques balles près du filet mais celles de Hingis s’allongent. Un moment donné, Capriati voit s’écraser la balle juste derrière le filet. Miraculeusement, elle la récupère et la renvoie. Plus tard, Hingis s’exclame: « Oh, Dieu, cette balle! Je ne comprends toujours pas comment elle l’a eue. Elle comprend le jeu. Elle le lit ».

Ce point est le tournant du match. Hingis se ressent à nouveau de la fatigue. Capriati remporte le tournoi. Dans le box, son père s’est dressé. Il observe les spectateurs qui acclament sa fille. C’est aussi sa victoire.

Elle observe une pause d’une semaine avant de se rendre à Berlin. Cette année pourrait être un grand cru pour elle. Elle est la femme la plus intéressante du tennis. Car qu’y a-t-il de mieux qu’un enfant-vedette qui craque à l’âge adulte et revient, si ce n’est un enfant-vedette qui craque à l’âge adulte, revient et sombre à nouveau? Liz Taylor et Andre Agassi en savent quelque chose. Elle veut conserver le momentum.

Au terme de la finale de Charleston, un des organisateurs de la Family Circle Cup lui dit qu’elle a pour ainsi dire remporté le premier grand tournoi américain de sa carrière. « Ah bon », répond Jennifer Capriati. Elle porte un pantalon de survêtement, un top turquoise et des sandales de bain. Ses cheveux mouillés lui pendent dans la figure. Son éclat l’a quittée. Le tournoi et même la victoire appartiennent au passé.

A-t-elle même songé qu’il y a onze ans, elle avait déjà disputé cette finale?

Pour la première fois de la semaine, une question concernant le passé semble trouver un écho en elle. « J’étais encore une gosse, on ne peut comparer ces deux finales. Mais si j’avais gagné, je le pensais justement, c’eût été contre deux Martina. C’est marrant, après un tel laps de temps. On dit que l’histoire se répète, non? » Et elle sourit. Puis, l’air ennuyé, elle contemple ses ongles vernis de rouge. Elle ne semble pas penser à ce que sa déclaration pourrait impliquer. Elle se contente du présent.

Alexander Osang, ESM

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