ENTRE BLEUS CLAIRS ET BLEUS FONCÉS

Les deux universités les plus prestigieuses d’Angleterre, Oxford et Cambridge, opposées sur la Tamise dans un huit avec barreur : une tradition depuis le 10 juin 1829. La course mythique en huit moments.

The Boat Race : 6.779 mètres d’aviron sur la Tamise entre Putney Bridge et Cheswick Bridge, huit gars et un barreur dans un bateau. Mais qu’est-ce que tout cela signifie ? L’an dernier, The Guardian a posé la question à George Nash, médaillé de bronze des Jeux olympiques à Londres en 2012, Champion du Monde à huit en 2013, avec l’Angleterre, et capitaine du Cambridge University Boat Club, avec lequel l’étudiant ingénieur avait remporté la course à ses débuts, en 2010.

 » The Boat Race, c’est 1.200 heures d’entraînement pendant six mois. Sept jours sur sept… « , avait répondu Nash, qui s’est également retrouvé à deux reprises dans le camp des perdants.  » Les deux fois, j’ai eu l’impression d’avoir perdu six mois de ma vie.  » Et pourtant, chaque année, on s’arrache les deux fois huit places disponibles dans les bateaux.

Dès septembre, avant même le début de l’année académique, vingt rameurs entament leur odyssée. Six mois plus tard, douze d’entre eux seront écartés. Dans le meilleur des cas, ils pourront prendre part à bord des bateaux des réservistes, Isis (Oxford) et Goldie (Cambridge), qui s’affronteront en guise de préliminaire.

 » Le plan d’entraînement est terrible. Le réveil sonne chaque matin à 5 h 10. Nous partons alors tous ensemble au club pour nous entraîner pendant deux heures. A neuf heures, les cours commencent. Ceux qui ont la chance d’être dans une discipline moins difficile peuvent encore étudier ou retourner dormir le matin mais à 13 heures, nous nous entraînons sur l’ergomètre ou en salle de fitness.

Ceux qui en ont encore l’envie ou la force peuvent encore étudier le soir… pour se détendre. Et puis, il faut se coucher tôt car le lendemain, à la même heure, le réveil sonne. Nous puisons profondément dans nos réserves, trop profondément même, au point qu’il nous arrive plus d’une fois de vomir. Et pourtant, celui qui prend part ne serait-ce qu’une seule fois à la course n’oubliera jamais ces 17 minutes.  »

1 Du cricket à l’aviron

En 1827, les étudiants Charles Wordsworth (Oxford) et Charles Merivale (Cambridge), deux amis qui se sont rencontrés à la Harrow School, une école huppée de Londres, organisent le premier match de cricket entre leurs universités. Mais ils en veulent davantage et proposent une course d’aviron. Le recteur de Cambridge est rapidement séduit par l’idée et envoie une lettre à son alter ego.

 » Par la présente, l’université de Cambridge invite l’université d’Oxford à se mesurer à elle dans une course d’aviron à huit avec barreur. L’épreuve aura lieu en 1829 dans les environs de Londres.  »

La première course, le 10 juin 1829, est organisée à Henley-on-Thames, à cinquante kilomètres à l’ouest de Londres. Les deux amis y participent et voici ce qu’en dit Wordsworth, qui l’emporte avec Oxford :  » Lorsque mon père a appris que j’allais prendre place dans le bateau, il me l’a déconseillé. Je n’avais pas toujours été en bonne santé mais les entraînements m’avaient fait du bien.

Le médecin l’avait constaté également. Par contre, le régime imposé par le coach me posait problème : du steak à moitié cuit, du pain sec, pas de beurre, pas de thé, pas de légumes.  » Bizarre, la notion de nutrition pour les sportifs en 1829…

La course entre Oxford et Cambridge ne reste toutefois pas dans les mémoires. Au cours des 25 années suivantes, elle n’est organisée que de façon sporadique. Mais en 1845, elle s’installe pour de bon entre Putney et Cheswick Bridge (Mortlake).

Pour les coaches, c’est une énigme : on rame à contre-courant et le départ n’est donné qu’une heure avant la marée haute, au moment où le courant de la Tamise, fleuve capricieux, est le plus fort. Quand il fait mauvais (vent d’ouest), l’équipe qui perd le toss – exécuté avec une pièce de monnaie datant de… 1829 – n’a pratiquement aucune chance de l’emporter.

Le parcours en S fait en sorte qu’on assiste à une guerre sur l’eau, les deux bateaux cherchant sans cesse la ligne idéale au milieu de la rivière et n’hésitant pas à continuer tout droit après un virage intérieur afin de couper la trajectoire du rival. L’arbitre ne cesse d’avertir les participants : Oooooooooxxxxford ! Caaaaammmmbrigde ! Mais aucun bateau n’a jamais été disqualifié pour avoir gêné l’autre. L’arbitre qui crie, ça fait aussi partie de la tradition.

2 Pas de vainqueur lors de l’édition 1877

Sur les 156 éditions, une seule s’est terminée par un match nul : celle de 1877. Oxford semblait pourtant filer vers la victoire lorsque juste avant Barnes Bridge, en vue du finish, une partie de la proue s’est cassée.  » J’étais dans un petit bateau juste derrière les deux équipes et j’ai vu que le barreur d’Oxford ne parvenait plus à redresser son bateau. Un autre rameur a cassé son aviron. A sept contre huit, Oxford n’avait plus aucune chance « , écrit Rudolf Chambers Lehmann, journaliste à l’hebdomadaire Vanity Fair.

Le doute s’empare d’Honest John Phelpsqui, à l’arrivée, doit décider du vainqueur. C’est le chaos total.  » Mister Phelps avait pris place dans un petit bateau mais, comme il n’y avait pas encore de piquets, il n’avait pas de point de repère. Les deux équipes prétendaient l’avoir emporté mais tard dans la soirée, Phelps, l’arbitre Justice Chitty et les représentants des deux équipes se mirent d’accord : dead heat, pas de vainqueur.

3 Dr House parmi les participants

De 1934 à 1936, Ran Laurie, étudiant en médecine, emmène trois fois Cambridge à la victoire. En 1948, à 33 ans, il décrochera également la médaille d’or aux Jeux olympiques de Londres avant de transmettre sa passion pour l’aviron à son fils Hugh. Mais celui-ci, qui fera du cinéma après sa carrière (Fry and Laurie, Blackadder et surtout la série télévisée DrHouse, dans laquelle il incarnera le personnage principal), est un enfant terrible.  » L’école ne m’intéressait pas. Tout ce que j’aimais, c’était fumer des cigarettes et tricher aux examens de français « , déclare-t-il à The Times.

Lorsque son père l’envoie à Eton, il décroche une place dans l’équipe d’aviron et devient membre de l’équipe nationale juniors, avec laquelle il prend part aux Championnats du Monde en 1977. Comme son père, Hugh étudie à Cambridge (archéologie et anthropologie), ce qui lui permet de prendre part à la prestigieuse épreuve en 1980.

 » En fait, si je suis allé à Cambridge, ce n’est que pour cela car je n’étais pas du tout studieux. Et je regrette toujours amèrement notre défaite.  »

4 Une barreuse mal barrée

En 1981, les conservateurs sont tout retournés lorsque Oxford sélectionne Sue Brown, une étudiante en biochimie âgée de 22 ans, pour le poste de barreur. Elle est la première femme à participer à la course des hommes.  » Il existe une épreuve réservée aux femmes. Pourquoi doivent-elles venir perturber la nôtre ? « , se demandent-ils, mais le capitaine tient bon.

Brown, qui a emmené l’équipe britannique en finale des Jeux olympiques de Moscou l’année précédente, est impressionnée.  » Tout le monde me demandait de me retirer. Un journaliste m’a même demandé si j’avais l’intention de me maquiller. Quelle question… Mais je voulais absolument en être « , déclara-t-elle des années plus tard à The Independent.  » J’ai très mal barré mais nous l’avons tout de même emporté. Et l’année suivante aussi.  »

En 1985, Cambridge suit l’exemple et tente de faire jouer l’avantage du poids plus léger d’une barreuse en sa faveur en sélectionnant Henrietta Shaw. En vain car Oxford l’emporte pour la dixième fois d’affilée. Aujourd’hui, près de trente ans plus tard, plus personne n’est surpris de voir une dame monter à bord du bateau mais on ne peut toujours pas parler d’égalité des sexes.

La Women’sBoatRace, organisée pour la première fois en 1927, reste très longtemps le parent pauvre de la Battle of the Blues. Elle ne figure que de façon sporadique au calendrier, d’autant que le président du Selwyn College Boat Club écrit au Cambridge University Women’s Boat Club que  » les femmes ne devraient pas ramer. C’est affreux à voir, il y a une incompatibilité anatomique et c’est même dangereux.  »

Mais les temps changent et depuis le déménagement à Henley – La Mecque de l’aviron britannique – au début des années 70, la course des femmes figure chaque année au programme. Pas question, depuis 40 ans, de ramer sur le même parcours et le même jour que les hommes mais l’année prochaine – 69e édition – cette discrimination disparaîtra.

 » C’est également une question financière. Jusqu’ici, l’organisation (transport, matériel, coaches) coûtait 1.400 euros par an aux femmes. Dorénavant, les deux sponsors principaux (BNY Mellon chez les hommes et Newton chez les dames) prendront ces frais à leur charge « , confie à The GuardianHelena Schofield, présidente du club d’aviron de Cambridge.

5 La révolte de 1987

En 1987, tout comme en 1959, lorsque quelques rameurs veulent écarter leur coach, la révolte gronde au sein du huit d’Oxford. La grogne remonte à l’année précédente lorsque l’Américain Chris Clark termine à sept longueurs.  » Next year we’re gonna kick ass « , s’écrie Clark lors du dîner suivant l’épreuve.  » Cambridge’s ass… S’il le faut, je prendrai sept Américains de l’équipe olympique.  »

Il allume ainsi l’une des plus grandes controverses de l’histoire de la course : l’année suivante, quatre compatriotes de Clark – tous médaillés olympiques ou mondiaux – prennent place dans le huit.

Les problèmes entre les cinq Américains et Dan Topolski, le coach légendaire qui a mené Oxford à la victoire à douze reprises, sont inévitables.  » Pourquoi devons-nous nous entraîner aussi dur ? « , demande Clark d’un air hautain ?  » Ce n’est pas nécessaire car nous avons cinq champions américains à bord. Laissez-nous faire et nous gagnerons.  » Après une énième dispute, Clark lance une assiette de soupe aux tomates à la figure du coach.

Il est éjecté de l’équipe et c’est le chaos.  » Les Américains refusaient de participer, c’était la guerre « , raconte le capitaine écossais Donald Macdonald vingt-cinq ans plus tard au Daily Mail.  » Même les rameurs de Cambridge soutenaient la décision de notre coach mais il fallait évidemment ramer.  » (il rit).

Quelques semaines avant l’épreuve, Topolski repêche cinq réservistes dont Peter Gish… un Américain. Mission impossible, se dit-on, mais le mauvais temps joue en faveur d’Oxford. Par une habile manoeuvre, Cambridge est poussé vers le milieu de la rivière, où l’eau est particulièrement agitée et Oxford prend la tête.

 » Ils n’ont jamais réussi à refaire leur retard. Ceux qu’on décrivait comme des désespérés avaient gagné. Incroyable « , dit Macdonald.

6 Students only !

Contrairement à ce qui se passe dans les universités américaines, champ de recrutement de la NBA, de la Major League Baseball ou de la National Football League, Oxford et Cambridge n’attribuent pas de bourses. Les étudiants n’y sont admis que sur base de leurs capacités intellectuelles. C’est ainsi que dans le bateau (perdant) de Cambridge en 2005, on retrouvait quatre doctorants, dont un médecin et un vétérinaire.

Mais dans la quête de la gloire éternelle, il arrive parfois qu’on fasse un petit écart, avec les conséquences que cela engendre. C’est ainsi qu’après la défaite en 2006, Cambridge recrute une des levées les plus fortes de l’histoire : le champion du monde allemand Thorsten Engelmann, déjà présent l’année précédente, est assisté de son compatriote Sebastian Schulte (champion du monde également), du champion olympique de Sydney Kieran West et du grand espoir Tom James qui, plus tard, remportera l’or aux Jeux de Pékin en 2008 et de Londres en 2012.

Cambridge l’emporte mais Oxford apprend qu’Engelmann a interrompu sa deuxième année d’études d’économie afin de préparer les Jeux olympiques de Pékin. Oxford réclame donc la victoire ou, à tout le moins, l’annulation de l’épreuve car l’apport d’Engelmann, le rameur le plus lourd de l’histoire – 110 kilos – était trop important.

 » L’intégrité de la course est menacée « , dit Giles Vardey, président de la Boat Race Company Limited. Aucune sanction n’est toutefois appliquée. Le résultat est maintenu mais Cambridge s’excuse et prend une mesure exemplaire : Engelmann ne reçoit pas le blazer bleu réservé à tous les participants.

7 Place au premier Hollandais en 2002

 » C’est un rêve d’enfant « , dit Gerritjan Eggenkamp qui, en 2002, à 26 ans, est le premier Hollandais à trouver place dans le bateau d’Oxford. L’histoire de cet étudiant de Leyden, rameur talentueux, mérite d’être contée. Son anglais était si bon qu’à 15 ans, sa mère lui avait fait lire True Blue, le livre de Dan Topolski consacré à la révolte américaine de 1987.  » Ce jour-là, je me suis juré de ramer pour Oxford « , raconte-t-il à De Volkskrant.

En 2001, l’étudiant en informatique sorti de l’université de Delft avec distinction, se présente à l’examen d’entrée de Master of Science à Oxford.  » Je n’ai pas dit que je faisais de l’aviron car on ne m’aurait pas pris rien que pour mes capacités athlétiques « , dit-il.  » Il fallait faire une dissertation, passer un examen d’anglais, un test de QI et présenter une lettre de recommandation.  »

Finalement, il est admis. Au Keble College, un des 41 collèges d’Oxford, il découvre un monde conservateur, dominé par les traditions séculaires.  » Même dans la salle à manger, nous devions porter la toge « , dit-il. Mais le plus important pour lui, c’est de trouver une place dans le huit.  » Je m’entraînais 50 heures par semaine. Il ne m’en restait plus que 25 pour étudier « , dit celui que ses équipiers surnomment Big G à cause de sa taille (1,96 m).

 » Pour un sportif, une participation aux Jeux olympiques est ce qui se fait de mieux mais sur le plan humain, The Boat Race constitue la plus belle expérience.  » Il sait de quoi il parle puisqu’en 2004, deux ans après avoir remporté l’épreuve avec Oxford, il décroche la médaille d’argent aux Jeux d’Athènes avec le huit des Pays-Bas.

En 2010, un autre Hollandais entre dans l’histoire : Sjoerd Hamburger, qui s’est imposé un an plus tôt avec Oxford, devient le premier president (capitaine) étranger. Les médias anglais ne sont pas impressionnés car des dix-huit participants, seuls six possèdent un passeport britannique. Hamburger ne s’imposera cependant pas et ce, malgré la présence dans son équipe des jumeaux américains Tyler et Cameron Winklevoss.

Ces ex-amis de Mark Zuckerberg sont devenus célèbres pour avoir gagné leur procès face au patron de Facebook, qui les avait écartés de la création du réseau social. Après sept ans de bataille juridique, ils obtinrent 47 millions d’euros en guise de dédommagement.

8 Course interrompue en 2012

En 2012, on en est aux trois-quarts de l’épreuve lorsque celle-ci est interrompue pendant une demi-heure parce que, à hauteur de Chiswick Eyot, l’Australien Trenton Oldfield nage vers les deux bateaux en guise de protestation contre la diminution de libertés citoyennes et la montée de l’élitisme dans la société britannique.

Le tribunal ne tient pas compte des explications d’Oldsfield et le condamne à six mois de prison, après quoi la ministre de l’Intérieur Theresa May l’expulse du pays.

Une décision exagérée estiment les organisations des droits du citoyen car Oldfield vit depuis plus de dix ans avec une Anglaise, Deepa Naik, qui lui a donné une petite fille.  » Si je suis expulsé, c’est la preuve que j’ai raison quand je dis que l’élitisme conduit à la tyrannie « , dit-il. Finalement, 265 académiciens de Cambridge écrivent une lettre au tribunal qui accepte son appel.

Lorsque la course reprend, les deux bateaux sont si proches l’un de l’autre qu’un des rameurs d’Oxford casse son aviron. Cambridge file vers Cheswick Bridge et décroche sa 81e victoire mais à l’arrivée, un des rameurs d’Oxford perd connaissance et est transporté d’urgence à l’hôpital. Un épisode dramatique de plus, sans doute pas le dernier.

PAR CHRIS TETAERT

On rame à contre-courant et le départ n’est donné qu’une heure avant la marée haute, au moment où la Tamise est la plus forte.

En 1987, l’Américain Chris Clark est expulsé de l’équipe d’Oxford pour avoir jeté une assiette de soupe à la tête du coach Dan Topolski.

Depuis les années 70, la Women’s Boat Race figure chaque année au programme.

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