ENTRE ARMES ET LARMES

Cette semaine, le livre ‘Oscar Pistorius. La véritable histoire du Blade Runner’, écrit par le journaliste John Carlin, sort de presse. Il s’est entretenu avec la famille, les amis et les avocats de l’ancien athlète, condamné à cinq ans de prison pour le meurtre de sa petite amie Reeva Steenkamp. Sport/Foot Magazine en a sélectionné les meilleurs passages.

Henke Pistorius était un homme d’affaires excentrique, qui a alterné les hauts et les bas, mais qui, lorsqu’Oscar est né, avait bien conduit sa barque et avait les moyens d’offrir à sa famille le bien-être matériel qui était l’apanage de la classe moyenne supérieure de race blanche, au temps de l’Apartheid. Peu après la naissance d’Oscar, Henke regretta ses propres déclarations. Juste avant, il avait en effet dit à la sage-femme qu’il lui importait peu que ce soit une fille ou un garçon, pourvu que le nouveau-né ait dix doigts aux mains et aux pieds. Il fut le premier à remarquer les malformations aux pieds de l’enfant et déclara solennellement, la main levée, à sa femme, au médecin et aux infirmières :  » C’est mon fils Oscar et je m’engage devant Dieu à l’aimer et à l’aider pour le restant de ma vie.  »

Dans la pratique, cet engagement revenait à choisir entre une amputation des jambes ou une série d’opérations. Oscar Pistorius est venu au monde le 22 novembre 1986 avec une affection appelée  » hémimélie fibulaire « . Une maladie aussi mystérieuse que rare. La fibule ou le péroné, un os mince qui relie le genou à la cheville parallèlement au tibia, plus gros, manquait dans ses deux jambes très courtes. Au total, le couple consulta onze médecins, tant en Afrique du Sud qu’à l’étranger. Certains conseillèrent une opération des deux jambes, d’autres une opération du pied droit et une opération du pied gauche. L’avis d’un médecin sud-africain, Gerry Versfeld, fut décisif : on opta pour l’amputation des deux jambes, en dessous du genou.

Un père absent

Trois mois plus tard, les parents Pistorius se rendirent avec Oscar chez Trevor Brauckmann, un orthopédiste de Pretoria spécialisé en prothèses, pour prendre les mesures de sa première paire de jambes artificielles. Oscar regarda attentivement les jambes en bois qu’il reçut de Brauckmann, vit avec satisfaction comment les extrémités de ses prothèses se fixèrent sur ses moignons, s’agrippa à un pont avec barres parallèles, s’en détacha et se mit à traîner à travers la chambre. Il était, comme tout enfant qui commence à marcher, soulagé de ce premiers pas vers l’indépendance.

Les années suivantes, il galopa et joua avec son impétueux frère Carl, toujours guidé par sa mère qui lui apprit à ne jamais se comporter comme un handicapé. Si sa mère ne lui avait pas transmis cette force mentale, il n’aurait jamais relevé le défi de se mesurer aux meilleurs athlètes du monde.

Selon la famille, Henke ne s’est pas toujours montré aussi enthousiaste à l’idée de toujours soutenir son fils, comme il l’avait promis le jour de sa naissance. Lui et Sheila se sont séparés lorsqu’Oscar avait six ans. Il partit vivre à Port Elizabeth, une ville côtière au sud-est du pays, à 1.100 kilomètres. La ville où, soit dit entre parenthèses, a grandi Reeva Steenkamp.

Il n’a pas complètement disparu. Du moins, au départ. Il voyait ses trois enfants tous les 15 jours, et ceux-ci prirent beaucoup de plaisir en allant rendre visite à leur père, mais celui-ci ne respecta pas toutes ses obligations financières. Souvent, parce qu’il n’en était pas capable. Henk gagnait principalement sa vie dans l’extraction du calcaire, mais il était un homme d’affaires versatile : il connaissait des hauts et des bas, créa des petites entreprises pour les refermer aussitôt, à un rythme qui fit le désespoir de la famille. Surtout les trois frères, qui étaient tous des commerçants prospères.

Sheila et les enfants furent contraints de chercher une habitation plus petite, et elle dut aller travailler pour la première fois de sa vie, comme secrétaire dans une école. C’était au détriment des tâches ménagères. En outre, elle ne pouvait plus consacrer autant de temps à l’enfant qui exigeait le plus d’attention. Les soins médicaux que reçut Oscar en pâtirent également. Sheila ne pouvait plus se permettre de payer un fabriquant de matériel orthopédique pour son fils, et devait se contenter de le conduire dans un hôpital public pour adapter ses jambes à son corps grandissant.

Une mère pieuse

Elle eut, comme son fils vingt ans plus tard, la chance que la grande famille Pistorius n’était pas à court d’argent, au contraire de Henke. La maison où elle a emménagé n’a pas été achetée par Henke, mais par le frère de celui-ci, Arnold. Sheila avait si peu confiance en son mari que, dans un souci de prévoyance, elle avait demandé à Arnold et à son épouse de bien vouloir s’occuper des enfants si elle devait décéder. Ils lui avaient assuré qu’ils le feraient. Elle remercia son beau-frère, mais remercia surtout Dieu.

En tant que chrétienne pratiquante, elle chantait dans une chorale d’église, voyagea à Jérusalem pour visiter les lieux sacrés, et enseigna à ses enfants d’aimer le Seigneur et de le glorifier.  » Tout ce qui se passe, c’est pour une raison bien précise « , dit-elle à son fils. Dieu était son soutien et son refuge, et elle était celui d’Oscar. Il gobait tout ce qu’elle lui disait, car durant sa jeunesse et même plus tard, il alla prier tous les jours à l’église. Elle était le centre de son univers d’enfant, et elle sut le convaincre qu’il était certes différent des autres, mais qu’il était capable de tout. C’est de cette façon qu’il façonna son corps et son esprit. C’est à elle, et pas à son père, qu’il fit part plus tard de sa volonté farouche de réussir.

Alors qu’il voyait de moins en moins son père, sa mère lui apprit à ne pas s’appesantir sur son sort, à se sentir fort lorsqu’on se moquait de ses jambes artificielles, comme c’est arrivé à l’école primaire. Elle lui disait aussi que le mieux, c’était encore de réagir par une plaisanterie aux remarques désobligeantes d’inconnus, en leur faisant croire par exemple qu’il avait été mordu par un requin blanc, ou d’expliquer que les jambes artificielles avaient aussi des avantages. Elles pouvaient servir à enfoncer un clou, ce qu’il faisait parfois pour impressionner des gens qu’il venait de rencontrer et qui ne soupçonnaient rien.

Pendant certaines périodes de sa jeunesse, qui duraient parfois des mois, durant lesquels les blessures et les ampoules à ses moignons le faisaient trop souffrir pour se rendre à l’école, c’était elle qui le soignait et le consolait. Elle s’asseyait à côté de lui et lui caressait les cheveux, alors qu’il posait sa tête sur sa poitrine. Dans sa volonté de veiller à ce qu’il ne se sente jamais mal, elle lui donna un conseil : n’oublie jamais, mais alors jamais, dit-elle, que les gens te voient comme tu te vois toi-même.

Un rayonnement particulier

Il écouta bien ce qu’elle lui dit et se comporta en conséquence. Ce qu’elle ne pouvait pas prévoir, c’est que dans son souci de cacher la vérité à soi-même et aux autres, Oscar se donna certes une meilleure image de lui, mais ne parvint jamais à accepter son handicap et à développer une vie sentimentale saine. Cela signifiait qu’il devait parfois puiser plus profondément en lui qu’il ne l’aurait souhaité, qu’il devait s’efforcer de sourire pour paraître fort alors qu’il était triste et faible. C’était le prix à payer pour cacher sa fragilité. Son souci de toujours paraître normal, malgré son handicap, comportait une part d’illusion, et lui procurait de l’angoisse et un stress permanent.

Mais un enfant qui se fiait aussi fort à sa mère n’avait pas pris conscience du double rôle qu’elle jouait, et il appliqua les leçons de vie qu’elle lui enseigna. Il faisait exactement ce que faisait sa mère lorsque des gens lui demandaient ce que cela lui faisait d’avoir un enfant sans pieds : nier qu’il y avait un problème et montrer son visage le plus vaillant.

Sheila Pistorius n’a jamais eu l’intention d’envoyer son fils à la première école pour enfants handicapés venue. Les premières années, Oscar fréquenta une école normale pour enfants normaux, et lorsqu’approcha l’âge de la puberté, elle fit le pari audacieux de l’inscrire à la Pretoria Boys High School, réservée aux meilleurs élèves et aux garçons les plus robustes.

En 2000, lorsqu’Oscar avait 13 ans et s’apprêtait à rejoindre l’école secondaire un an plus tard, lui et sa mère prirent rendez-vous avec le directeur d’école Bill Schroder. Schroder était une armoire à glace qui réunissait en lui la bonté et la fermeté de manière impressionnante, mais pendant l’entretien, il ne s’est pas senti très à l’aise.

Sheila Pistorius, qui avait 42 ans à l’époque, était une femme attrayante et toujours souriante, dotée d’une forte personnalité. Schroder, qui était plus habitué à susciter le respect qu’à avoir du respect, se souvient encore parfaitement de cet entretien, des années plus tard. Pourtant, il en a rencontré des parents, mais cette mère, dit-il, était  » une femme étonnante, très surprenante, qui avait un rayonnement particulier « .

Un masque permanent

Comme son fils ne s’en apercevra qu’à l’âge adulte, sa propre vie a connu un côté sombre qu’elle s’est efforcée de cacher avec beaucoup de difficultés. En compagnie d’amis et de connaissances, Sheila était toujours pleine d’entrain et ne laissait rien deviner de son chagrin intérieur. Tout le monde la voyait comme le directeur de Pretoria Boys High l’avait vue. D’autres enseignants qui ont appris à la connaître furent frappés par son énergie, sa joie de vivre, sa spontanéité.

Son fils la décrivait de la même manière. Peut-être continuait-il à croire, même adulte, que tout avait toujours été rose à la maison, et peut-être cette habitude à toujours nier les vérités embarrassantes était-elle à ce point devenue une seconde nature qu’il ne remarqua pas que sa mère se réfugiait dans la boisson. Elle se mit à boire tant et plus, et ne chercha pas uniquement un soulagement de ses douleurs auprès de Dieu, mais également dans l’alcool. Parfois, elle avait bu tellement qu’elle ne se réveillait même pas lorsque ses deux plus jeunes enfants se mettaient à pleurer au milieu de la nuit. Dans ces cas-là, le fils aîné, Carl, prenait le relais et jouait le rôle du père. Ses deux petits frères ne s’apercevaient donc pas dans quel état se trouvait leur mère.

Oscar continuait à voir en elle une combattante endurcie et un soutien moral, et pas une femme cassée par une vie remplie de malheurs et de choix erronés. Les leçons qu’elle lui a enseignées, revenaient toutes au même message, qu’il a noté dans l’introduction de son autobiographie Blade Runner, écrit cinq ans avant qu’il ne tire sur Reeva Steenkamp, à un moment de sa vie où sa principale ambition était de courir le plus vite possible. Lorsque son fils était âgé de cinq mois, Sheila avait écrit un texte qu’il devrait lire lorsqu’il était adulte. Comme on peut le découvrir dans son livre, ce texte affirmait :  » Le vrai perdant n’est pas celui qui franchit la ligne d’arrivée en dernier, mais celui qui reste sur le côté, qui n’essaie jamais de participer.  »

Il est particulièrement triste qu’elle n’ait pas vécu assez longtemps pour voir son fils courir le plus vite qu’il pouvait et franchir la ligne d’arrivée en premier aux quatre coins du monde. Durant les 15 dernières années de sa vie, elle a tout fait pour que la vie d’Oscar ne soit pas le calvaire qui lui semblait promis, mais elle n’a pas pu lui épargner la tragédie de sa propre mort.

Un foie en piteux état

Huit ans après sa séparation, après huit ans de sacrifices maternels et de soucis permanents, Sheila est tombée malade. Les médecins ont constaté que son foie était durement atteint, mais n’ont pas établi le diagnostic correct. Ils ont pensé qu’elle souffrait d’une hépatite et lui ont prescrit les médicaments en conséquence. Elle a mal réagi au traitement et a été admise à l’hôpital, où son état a rapidement empiré. La réaction de Henke démontra que, s’il n’était pas parfait, il n’était pas inhumain. Sa relation avec son ex-épouse a toujours été superficielle. Il l’avait quittée et elle en avait été profondément blessée, mais dans l’intérêt des enfants, disait-elle, elle n’avait jamais montré le moindre signe de colère. Maintenant que Sheila avait besoin d’aide, il tenta de la lui offrir. Il demanda l’avis de son vieil ami Gerry Versfeld. Il envisagèrent la possibilité de transplanter un nouveau foie, mais il était trop tard.

Conformément à son caractère, Sheila n’a jamais parlé de ses problèmes de santé à ses enfants. Le 6 mars 2002, Oscar était en plein cours d’histoire, en deuxième année à Pretoria Boys High School, lorsque Bill Schroder fit irruption dans la classe et lui demanda de le suivre, afin de rejoindre son père qui attendait à l’entrée de l’école. Lui et son frère Carl sautèrent dans la Mercedes de Henke, qui fonça à toute vitesse vers l’hôpital. Ils ne l’avaient jamais vu aussi soucieux. Des membres de la famille et des amis attendaient déjà mais ce fut plus une veillée qu’un au-revoir. Elle est morte sans les avoir reconnus, dans le coma et avec des petits tuyaux implantés partout dans le corps, à l’âge de 43 ans.

Aimée et Carl ont pleuré à l’enterrement de leur mère, mais pas leur frère. Lorsqu’il est retourné à l’école après les funérailles, il n’a raconté qu’à quelques compagnons de classe la raison de son départ précipité. Mais, le lendemain matin, il se réveilla en pleurs. Perdre sa mère à 15 ans, c’est déjà dramatique en soi, mais en plus, elle était son soutien et l’exemple qu’il suivait. Elle avait façonné sa personnalité, ses forces et ses faiblesses, et même lorsqu’elle n’était plus là, elle a continué à influencer sa vie dans une mesure dont on n’a pris conscience que plus tard, après l’autre tragédie qui allait le toucher.

Une peur bleue des criminels

Outre son penchant pour l’alcool, elle avait dans son caractère un autre aspect que Pistorius préférait oublier, mais qui l’a toujours fortement influencé. Sheila avait une peur bleue des criminels. Elle pensait continuellement que des cambrioleurs étaient entrés dans la maison et se réveillait souvent en sursaut au milieu de la nuit, en entendant du bruit. Elle se précipitait alors sur son téléphone et appelait la police. Elle réveillait alors les enfants, les prenait avec elle dans sa chambre à coucher et fermait la porte à double tour en attendant l’arrivée des policiers. Sa crainte était en partie fondée. Lorsque Henke l’a quittée, la famille déménagea non seulement vers une habitation plus petite, mais aussi située dans un quartier moins sûr. A plusieurs reprises, la porte de son habitation a été fracturée. Elle a réagi en prenant des mesures de sécurité extêmes. Chaque soir, elle allait se coucher avec un pistolet chargé sous l’oreiller.

PAR JOHN CARLIN

Son souci de toujours paraître normal devant les autres suscitait un stress permanent chez le jeune Oscar.

Chaque jour, Sheila Pistorius allait se coucher avec un pistolet chargé sous l’oreiller.

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