Enquête sur ces nouveaux Diables

Comment expliquer le nombre croissant de Diables issus de l’immigration ? Pourquoi ce phénomène a-t-il mis autant de temps ? Analyse.

Tout le monde a encore en mémoire les images de la France victorieuse de la Coupe du Monde en 1998. Derrière ce succès fêté par toute une nation est né un slogan abondamment repris dans les médias :  » la victoire de la France black-blanc-beur « . La réussite des Zidane, Thuram, Deschamps, Desailly était, d’après les analystes, le symbole d’une société française multiculturelle, moderne, en phase avec les réalités de l’époque. Si cette image d’Épinal ne dura pas longtemps – l’échec de 2002 remit déjà tout en question, sans parler de l’affront  » moral  » subit en Afrique du Sud – et que l’actualité politique hexagonale montre les ratés de l’intégration à la française, les Bleus ont dès le milieu des années 90 incarné l’assimilation par le sport des différentes couches d’une population.

Les Pays-Bas des Seedorf, Davids, Kluivert étaient dans la même symbolique. Aujourd’hui, c’est l’Allemagne des Ozil, Khedira, Boateng, figures de proue d’une Mannschaft jeune et talentueuse, qui représente ce football métissé. La Belgique est, elle aussi, sur cette même voie. Vincent Kompany, Marouane Fellaini, Romelu Lukaku ne sont plus des exceptions comme l’ont été longtemps les frères Mpenza. Certes, les premiers Diables issus de l’immigration ne datent pas d’hier (voir cadre) mais l’avènement de joueurs d’origine africaine est bien un phénomène récent. Plus de dix ans après l’exemple français ou batave…

Pourquoi maintenant ?

Kismet Eris, manager notamment de Sébastien Pocognoli ou de Sinan Bolat, fut assistant social à Droixhe, un quartier populaire de Liège qui compte beaucoup de personnes d’origine étrangère :  » Les jeunes ont longtemps intégré des équipes de quartier, beaucoup se sont retrouvés à La Pierreuse par exemple, ou on rejoint des équipes de futsal. Les clubs comme le Standard, c’était inaccessible dans les mentalités. Je crois que le principal changement, on le doit aux parents. Désormais, ils suivent leurs enfants, les conduisent aux entraînements, ce qui n’était pas possible pour les immigrés de première génération qui travaillaient dans des mines, et qui n’avaient donc pas beaucoup le temps de s’occuper de leurs fils. Un exemple récent qui m’a frappé, c’est celui d’une maman divorcée de Pierreuse, qui suit l’évolution sportive de son enfant continuellement. Elle prend conscience aussi que son fils pourrait peut-être un jour vivre du football. Le fait de maîtriser mieux la langue que les générations précédentes facilite aussi la socialisation.  »

Said Haddouche fut plusieurs saisons entraîneur du club bruxellois aujourd’hui disparu, le FC Atlas, et 13 ans chargé de cours des entraîneurs de l’Union belge à Bruxelles. Il est aujourd’hui une des voix de l’émission Va y avoir du sport sur ClubRTL et est également consultant pour Canal+ Maghreb :  » L’époque n’est plus aux joueurs puissants uniquement mais bien à des joueurs techniques, vifs. Et ce type de footballeurs vous les retrouvez dans les quartiers où les gosses tapent la balle dans des petits espaces tous les jours jusqu’à tard le soir. Je ne pense pas qu’un enfant de Waterloo ou d’Uccle puisse en faire autant. Ces circonstances font que les clubs profitent aujourd’hui de leur instinct, de leur génie.  »

Quand se produisit le déclic à la Fédération ?  » Incontestablement, lors de la Coupe du Monde en 1998. Je me rappelle qu’ Alain Courtois avait déclaré lors d’une réunion – Quand pourra-t-on avoir un Zidane chez nous ? Il faut aussi rappeler qu’il n’y a encore pas si longtemps, les clubs ne voulaient pas trop d’Arabes. Ces derniers se tournaient logiquement vers des équipes communautaires comme le FC Atlas ou ne suivaient tout simplement pas le parcours en club. Je ne veux pas parler de racisme mais il y avait comme une peur de l’autre. Ce climat a, heureusement, évolué.  »

 » Être totalement accepté, c’est encore autre chose « , poursuit Eris  » Je dis souvent aux jeunes issus de l’immigration que la règle, c’est d’être deux fois plus fort que les autres enfants s’ils veulent réussir. C’est comme ça et pas seulement que dans le sport. Je suis prof de néerlandais-anglais, eh bien quand il faut envoyer quelqu’un là où personne ne veut enseigner, ce sont des gars comme moi qu’on envoie. « 

Le regard sociologique

Jean-Michel De Waele, est professeur en science politique à l’ULB et responsable du Groupe d’étude pluridisciplinaire Sport et Société (le GEPSS) :  » Le changement est clair avec le passé. Notre équipe nationale reflète davantage la société belge, plus multiculturelle, surtout dans nos grandes villes. L’intégration est aujourd’hui représentée également au niveau politique, à travers par exemple les conseils communaux ou le parlement bruxellois. Inévitablement, les immigrants prennent de plus en plus de place dans la société civile. Et pourtant, la société belge reste une société bien pensante, limite paternaliste, où l’Africain est encore considéré comme un grand enfant, accompagné des clichés qui vont avec : retards, fêtes, etc. On estime aussi leur faire un grand honneur d’être sélectionné ; en retour le joueur est censé être deux fois meilleur que le Belge de souche. Avec la Coupe du Monde 98, la France black-blanc-beur est apparue en avance sur les autres nations. Ce constat n’a évidemment pas duré. Après le couac des Bleus en Afsud, les responsables étaient tout désignés, sous forme de gros clin d’£il : -Vous voyez bien avec eux

C’est pourquoi, l’arrivée chez les Diables de joueurs comme Fellaini est l’arbre qui cache la forêt. Les différences culturelles sont encore importantes et marquées. D’une étude que nous avions réalisée sur le foot chez les jeunes en milieu bruxellois, il ressortait que les parents d’origine maghrébine et belge ne se mélangeaient pratiquement pas, qu’ils restaient chacun de leur côté dans la buvette. Le fait que l’on compte de nombreux joueurs aujourd’hui dans les clubs ou en équipe nationale ne révèle rien sur la réussite de notre société à intégrer dans l’espace public des populations d’origine immigrée. Prenez le cas de Jérôme Nzolo. Sans juger du fait qu’il soit bon ou un mauvais arbitre, il est paré de toutes les vertus, mais combien d’arbitres d’origine étrangère sont derrière pour prendre la relève ? »

 » Enfin, autre question à se poser quand un joueur a le choix entre deux sélections : -A-t-on intérêt de rejoindre une équipe nationale dans un pays qui fout le camp ? Le sentiment patriotique est historiquement absent chez nous. C’est quand même la Belgique qui a naturalisé des joueurs qui ne parlaient aucune langue nationale à l’image de Goran Vidovic. Dans les années 90, on est même devenu les spécialistes de la naturalisation. Et si on est bon, le processus va même très vite, bien plus vite que pour le chauffeur de la STIB.  »

La question de l’identité

 » Je suis né à Kinshasa et j’ai passé toute mon enfance et mon adolescence là-bas avant de mettre le cap sur la Belgique, et Boom en premier lieu « , nous explique Roger Lukaku.  » Mes enfants Romelu et Jordan, eux, sont nés ici, l’un à Anvers et l’autre à Liège. Ils se sont épanouis dans un autre environnement et dans une autre culture. Leur manière de penser n’est pas la même que la mienne. Durant mes années belges, je ne songeais qu’à une chose : envoyer chaque mois de l’argent à Kin afin d’aider les miens restés au pays. Mon fils n’a pas ce souci. Le seul mot d’ordre pour mes rejetons est de réussir. J’essaie d’ailleurs que ce soit leur seule préoccupation. Je leur ai déjà dit que si d’aventure, quelqu’un, fut-il de la famille, leur demandait de l’argent, ils devaient automatiquement l’aiguiller vers moi. Je ne veux pas qu’ils se focalisent sur autre chose que les études et le football. Ceci dit, je ne suis pas un ingrat non plus. Et même si mes fils ne se sont pas encore rendus au Congo, j’ai quand même tenu, d’une certaine manière, à rendre quelque chose à mon pays. L’année passée, j’ai fondé un club qui porte le nom de FC Rojolu. Il s’agit de la contraction de Romelu et Jordan Lukaku. Promu en D1 cette saison, l’objectif, à moyen terme, est qu’il serve de passerelle pour les meilleurs vers l’Europe. Le but est aussi de sensibiliser une entité belge à ce projet. Et, de préférence, Anderlecht, évidemment. L’idée est que les Mauves aient priorité en matière de recrutement. Le football devrait être un point de départ. A plus long terme, je veux faire du FC Rojolu une fondation venant en aide à des défavorisés du Congo. A défaut que mes fils servent les Simbas actuels, je veux quand même qu’ils laissent une trace là-bas.  »

Le Maroc offre des vacances à Carcela

Abdellatif Khlale vit à Bruxelles et est correspondant pour des quotidiens marocains. Depuis onze ans, il collabore également avec la fédération marocaine de football. Toutes les jeunes perles évoluant en Belgique susceptibles de porter le maillot des Lions de l’Atlas sont dans son viseur. Un travail qu’il dit faire bénévolement :  » C’est un juste retour des choses après ce que le football marocain m’a donné.  »

Cet ex-joueur de l’Etoile Casablanca nous explique son mode de fonctionnement :  » Quand je vois dans les sélections belges des joueurs dont le nom a des consonances marocaines, j’en informe la direction technique de la fédération marocaine. Je n’attends évidemment pas qu’il soit déjà pris dans l’engrenage médiatique. Je commence vers 16-17 ans. Je vais les voir et je leur parle. C’est comme ça que Yasinne El Ghanassy s’est retrouvé chez les Juniors marocains pour un stage de cinq jours au Burkina-Faso. Même chose pour Marouane Fellaini qui s’est également retrouvé avec les Espoirs marocains pour un stage de deux semaines. D’ailleurs, si le coach marocain n’avait pas choisi de prendre que les joueurs nés en 86 (Marouane est de 87), ils auraient pu participer au Championnat du Monde des -20 ans disputé aux Pays-Bas quand l’Argentine de LionelMessi et de LucasBiglia l’a emporté. A cette époque, Marouane avait envie de jouer pour le Maroc. Pour cela, je me suis occupé de faire le nécessaire afin qu’il obtienne un passeport marocain, comme je l’ai fait pour MbarkBoussoufa, que j’ai rencontré dès son arrivée à Gand en provenance de Chelsea, ou de NabilDirar et bien d’autres joueurs moins réputés. Au consulat marocain de Bruxelles, on commence à me connaître ( il rit).  »

Quant à Mehdi Carcela, la Fédération marocaine a mis les petits plats dans les grands pour le convaincre.  » Les dernières vacances que Mehdi a passées avec El Ghanassy et Christian Benteke ont été payées par la Fédération. Je veux dire par là qu’il a reçu un bel appartement et une voiture pour la durée de son séjour. Ce sont des pratiques que l’on ne cache pas au Maroc. Tous les médias étaient au courant que Carcela avait reçu des vacances. Ce qui est par contre choquant et malheureux, ce sont les pratiques actuelles de certains managers qui tentent de s’attacher des jeunes comme Mehdi et les amener à choisir la sélection marocaine. Non pas dans un but patriotique ou pour le bien du joueur, mais pour se faire bien voir auprès des autorités marocaines. Pour ce faire, ils sortent le grand jeu : la grosse 4×4, les boîtes de nuits, filles, etc. Cela ressemble davantage à des mafias qu’à un entourage sportif…  »

La Fédération belge fait-elle selon lui le nécessaire pour convaincre les éléments d’origine maghrébine de porter le maillot des Diables ?  » Je ne le pense pas. Elle doit se réveiller, être plus convaincante, en rencontrant la famille par exemple. « 

En 1984, l’Union belge sut toutefois être convaincante : par l’intermédiaire de son secrétaire général, Albert Roosens, elle avait offert à la famille d’ Enzo Scifo une maison d’une valeur de 6 millions de francs (150.000 euros) pour que leur fiston choisisse la nationalité belge. Dès l’accord, la naturalisation du jeune Enzo n’avait duré que 15 jours… Par contre, si Anderlecht avait bien offert une Porsche à Juan Lozano pour devenir Belge, sa naturalisation fut politiquement bloquée au Sénat par Herman Vanderpoorten qui était administrateur du Lierse à l’époque !

Les difficultés congolaises

 » Opter pour l’équipe du Congo, c’est s’exposer à pas mal de désagréments multiples « , observe Roger Lukaku.  » J’en ai fait l’expérience. En tant que professionnel évoluant à l’étranger, on attendait tout de moi. Il fallait non seulement que je paie tous mes frais de déplacement de ma poche mais aussi que je fasse régulièrement un geste financier pour les joueurs du cru, très loin d’être bien payés. Sans compter, que je devais faire la différence sur le terrain, sans quoi le public se retournait prioritairement contre moi. Je n’ai jamais évolué l’esprit libéré. Les à-côtés, c’était toujours le souci essentiel lors de mes retours au pays. Je devais me battre, par exemple, pour que les locaux et les exilés aient droit au même logement à l’hôtel. Sinon, c’étaient les uns dans leur famille et les autres dans un palace où ils devaient évidemment payer la facture. J’ai perdu un influx incroyable dans toutes ces batailles. Et je suis sans doute aussi passé à côté d’une plus prestigieuse carrière en sélection.

Pour rallier les jeunes à la cause des Simbas, la fédération compte depuis des années sur un scout en la personne de Christian N’Sengi dont l’action débute à l’aube des années 90.  » La Belgique était qualifiée pour la Coupe du Monde et nous, Zaïrois, n’avions plus rien réussi à ce niveau depuis 1974 « , rappelle-t-il.  » Les autres grandes nations africaines, comme le Cameroun ou le Nigeria, s’appuyaient sur de la main-d’£uvre étrangère. Chez nous, cette tendance était moins prononcée. Je me suis dit qu’il y avait peut-être moyen d’y remédier en sensibilisant les enfants de la deuxième génération. Une première sélection de jeunes Congolais a ainsi été mise sur pied en 1992. On y retrouvait notamment Joe Tshipula, qui allait devenir entraîneur de l’Union-Saint-Gilloise. D’autres se sont fait un nom comme joueurs. Je songe à Paulo Nzuzi à Mouscron ou Blaise Issankoy aux Francs Borains. Année après année, j’ai travaillé en profondeur avec la collaboration d’ Eric Tshisabasu. Plusieurs jeunes ont mordu à l’hameçon. Il y avait là, entre autres, Nicaise Kudimbana, devenu le portier titulaire des Simbas, ou encore Christian LanduTubi et Cyrille Olondo. J’ai écumé les classes d’âge des plus grands clubs. A Anderlecht, j’ai approché des garçons tels Ziguy Badibanga, Hervé Kagé, Gérard Lifondja, voire Jean-Baptiste Yakassongo, Tous ont mordu à l’hameçon mais dès l’instant où une perspective se dessine chez les Diablotins, il est difficile de les retenir. Nous avons vécu le cas avec Badibanga, qui avait accompagné une sélection de jeunes Congolais à Braga, mais qui a fait partie des Espoirs belges entre-temps. Par rapport aux autres joueurs africains, il manque peut-être chez nous cette attache viscérale envers le pays.  »

par thomas bricmont et bruno govers – photos: reporters

Désormais, les parents suivent leurs enfants, ce qui n’était pas possible pour les immigrés de première génération qui travaillaient dans des mines.

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