Eléphantesque

Avec Samuel Eto’o, Didier Drogba est le footballeur africain le plus emblématique de ces dix dernières années. A 34 ans, en guise de cadeau d’adieu, le puncheur ivoirien aurait aimé offrir à son pays une victoire finale à la CAN, un trophée qui s’était toujours refusé à lui ces dernières années. A défaut d’avoir vu ce voeu exaucé, il espère se rattraper à la Coupe du Monde 2014, son ultime défi.

« Samuel Eto’o a remporté plus souvent la Ligue des Champions et il a porté le maillot de Barcelone, Roger Milla était déjà vieux lorsqu’il a effectué son pas de danse à la Coupe du Monde et Eusébio a ouvert les portes de l’Europe aux footballeurs africains mais Didier Drogba a plus de personnalité qu’eux, c’est une véritable star « , dit le journaliste sud-africain Mark Gleeson, qui fait autorité en matière de football à l’échelle de son continent.  » Il est, sans le moindre doute, le plus grand sportif africain de l’histoire. C’est un géant, au propre comme au figuré. Un symbole, une icône et une source de fierté pour tous les Africains car, ici, les héros ne sont pas légion.  »

Mangeur de bananes

Didier Yves Drogba Tebily est né le 11 mars 1978 à Abidjan. Ses parents, Albert et Clotilde, craignant la pauvreté et la guerre civile, l’envoient chez son oncle en France alors qu’il n’a que cinq ans. Michel Goba est un joueur professionnel de seconde zone. Il porte successivement les couleurs de Brest, Angoulême, Dunkerque, Besançon, à nouveau Dunkerque, Abbeville et Vannes. A chaque déménagement, le jeune Drogba l’accompagne. Mais il ne se sent chez lui nulle part et, partout, il est confronté au racisme.

C’est un adolescent turbulent et l’arrivée de ses parents en France n’y change rien. Seul le football l’intéresse. Il est grand et fort mais n’arrive à convaincre aucun entraîneur de ses qualités. Surtout parce qu’il ne vit pas pour son sport. Cela ne changera que lorsqu’il rencontrera son épouse, Lalla Diakité, une Malienne.

Drogba éclot sur le tard. Il a déjà 24 ans lorsque, début 2002, En Avant Guingamp lui donne sa chance en Ligue 1. Ce club est entraîné par Guy Lacombe, ex-attaquant de Nantes, Lens et Lille. Avec lui, Drogba progresse à grands pas.

Mais le grand responsable de ce revirement est un supporter raciste. Après un match au cours duquel il a loupé trois occasions, Drogba reçoit un message disant : –Retourne dans ton pays, mangeur de bananes.  » Je serai toujours reconnaissant à ce fan « , dit l’Ivoirien.  » Il n’aurait pas pu trouver meilleur moyen de me motiver.  »

Pour sa première saison complète en D1, Drogba inscrit 17 buts et amène Guingamp à la septième place. L’Olympique de Marseille est convaincu et le transfère pour trois millions d’euros. Il inscrit cinq buts en phase de poules et propulse presque à lui tout seul les Phocéens en finale de la Coupe UEFA.

En Ligue des Champions, il a notamment marqué face au FC Porto de José Mourinho qui, l’année suivante, va entraîner Chelsea. En juillet 2004, Drogba prend donc la direction de Londres. Un pas énorme pour un joueur qui n’a qu’un an et demi de Ligue 1 dans les jambes. Heureusement, il peut toujours compter sur le soutien du SpecialOne.  » Avec un gars comme Drogba, on peut aller à la guerre « , répète souvent le Portugais.

En septembre 2007, lorsque Roman Abramovich congédie Mourinho, Drogba veut s’en aller aussi.  » Laissez-moi partir, ce club est mort « , dit-il. Malgré son mètre nonante-huit et ses airs de colosse, l’Ivoirien a un tout petit coeur. Pour lui, l’arrivée du Brésilien FelipeScolari à Stamford Bridge est un drame. Mais sous les ordres de Carlo Ancelotti, il retrouve la joie de jouer. En 2009-2010, il inscrit 29 buts.

Simulateur

André Villas-Boas ne lui accorde que parcimonieusement sa confiance. En mars de l’année dernière, Drogba n’en touche plus une et s’apprête à quitter Stamford Bridge mais l’arrivée de Roberto Di Matteo le remet en selle. L’Italien refait de lui un joueur important et l’Ivoirien remercie son nouveau mentor en marquant comme il respire.

Drogba devient le premier joueur à remporter quatre fois la Coupe d’Angleterre, inscrivant à chaque fois son nom sur le tableau marquoir. Il a inscrit un but dans chacune des neuf finales disputées avec les Blues. A Chelsea, on le vénère comme un dieu. Il est le symbole de la puissance que le club veut afficher au 21e siècle. Et même après son départ, sa valeur semble encore augmenter car Fernando Torres peine à assumer l’héritage.

L’an dernier, c’est Drogba et personne d’autre qui a amené Chelsea en finale de la Ligue des Champions, inscrivant six buts au cours de la campagne de qualification. Et en finale, à l’Allianz Arena, c’est encore lui qui assomme le Bayern en égalisant juste avant la fin du temps réglementaire et en inscrivant le penalty décisif.

Après le match, dans le vestiaire, il prend la parole.  » Cette dame aux grandes oreilles nous a souvent tourné le dos, elle nous a fait souffrir, voire pleurer « , dit-il, selon le mensuel World Soccer.  » Pourquoi vous êtes-vous refusée à nous après nous avoir fait de l’oeil ? Aujourd’hui, nous vous tenons.  »

Peu après, c’est les larmes aux yeux qu’il annonce qu’après huit ans, il va quitter la banlieue ouest de Londres. Fin novembre, Chelsea songe à louer ses services pour quelques mois. Drogba est si heureux qu’il organise au Wyndham Grand Chelsea Harbour Hotel un repas pour les joueurs et le staff qui ont remporté la finale à Munich. En tant qu’hôte, il ne veut pas que ses ex-équipiers retournent les mains vides et il fait donc fabriquer pour chacun une bague symbolisant la victoire en Ligue des Champions. La facture se chiffre à près d’un million d’euros.

 » Je veux que chacun conserve un souvenir identique de cette prestation « , dit-il en s’adressant à ses équipiers avant de se tourner vers John Terry, le capitaine tellement discuté.  » Tu es mon héros et, à Chelsea, tout le monde t’aime.  » Drogba est comme ça : fier, émotif, romantique et mystérieux. Mais le géant a aussi son côté sombre. Pour beaucoup d’Anglais, c’est un tricheur et une brute.

 » Parfois je plonge, parfois pas « , dit-il après une énième simulation en Premier League. Des paroles qu’il regrettera plus tard, mais le mal est fait.

En Ligue des Champions, Drogba accumule plus de cartons rouges que n’importe quel autre joueur. Il est exclu dans un huitième de finale face à Barcelone, dans un quart de finale contre l’Inter et lors de la finale 2008 à Moscou face à Manchester United, après avoir donné un coup à Nemanja Vidic peu avant la fin des prolongations. Il n’est ainsi que le deuxième joueur à voir rouge en finale de la plus prestigieuse des compétitions européennes de clubs.

Il fait plus de bruit encore lorsqu’il s’en prend aux arbitres. Après la demi-finale de la Ligue des Champions 2009 face à Barcelone, il insulte publiquement le Norvégien Tom Henning Ovrebo.  » C’est un scandale sans nom « , hurle-t-il face aux caméras. L’UEFA le suspendra pour cinq matches.

Ambassadeur de la paix

S’il a tout gagné avec ses clubs, Drogba présente un palmarès vierge au niveau de l’équipe nationale. Et ceci bien qu’il eût inscrit 59 buts en 91 matches avant cette CAN et que la Côte d’Ivoire soit la formation la mieux classée du continent africain au classement FIFA.

Grâce à Drogba, les Eléphants ont participé aux Coupes du Monde 2006 et 2010 mais ils n’y ont pas franchi le premier tour. Et à la Coupe d’Afrique, ils partaient à chaque fois favoris mais rentraient les mains vides. Lors de la finale 2006, le gardien égyptien avait arrêté un penalty de Drogba. Et à 20 minutes de la fin de la finale 2012 face à la Zambie, Drogba avait vu son coup de réparation filer dans les nuages.

Formé sur les terrains gelés du nord de la France plutôt que dans les rues d’Abidjan, il aurait pu, comme Basile Boli ou Djibril Cissé, opter pour la nationalité de son pays d’accueil mais il est toujours resté fidèle à ses racines. Cela le rend immortel aux yeux des Ivoiriens, pour qui il est bien plus qu’un joueur de football.

Car l’homme qui se comporte si souvent en chenapan lutte également pour plus de justice. Il joue un rôle important dans le rapprochement entre les populations du sud (où on trouve surtout des catholiques) et du nord du pays (dominé par les musulmans). En 2007, il posa d’ailleurs un geste symbolique en se rendant à Bouaké, en plein territoire rebelle, pour y présenter son trophée de Footballeur Africain de l’Année. Et il promit de venir jouer un match international dans le nord du pays.

 » Ce sera une journée formidable « , dit-il.  » Une victoire pour le football de notre pays et pour tous les Ivoiriens. Dorénavant, la paix régnera. C’est simple.  »

Et pour le match face à Madagascar, qualificatif pour la Coupe du Monde, le vieux stade de Bouaké est plein comme un oeuf. Peu d’Ivoiriens ont retenu la date officielle de la fin de la guerre civile mais tous se souviennent de la joie qui s’est emparée d’eux lorsque Drogba fixa le score à 5-0. L’enceinte fut très vite rebaptisée Stade de la Paix et les Eléphants créèrent un sentiment d’unité là où les politiciens avaient toujours échoué.

Le récit du dernier match de qualification pour la Coupe du monde 2006, disputé en octobre 2005, est impressionnant. Le Cameroun compte un point d’avance sur la Côte d’Ivoire et reçoit l’Egypte à Yaoundé tandis que les Ivoiriens doivent affronter le Soudan à Omdurman. Les Eléphants s’imposent 0-3 mais ne célèbrent aucun but. Pour eux, seule la qualification compte.

Au terme de la rencontre, Drogba et ses équipiers apprennent que le score à Yaoundé est d’un but partout et qu’il reste deux minutes à jouer. Mais l’équipe locale hérite d’un penalty. Ce n’est pas Samuel Eto’o qui le tire, mais Pierre Womé. Et son envoi s’écrase sur le montant.

 » A Omdurman, des larmes coulaient dans le vestiaire « , écrit Ian Hawkey dans son merveilleux livre Feet of the Chameleon.  » Drogba avisa un cameraman et lui dit qu’il avait un message à faire passer au pays. Avec ses équipiers, il s’agenouilla et demanda que les hostilités dans son pays cessent.  » Nous devons prouver que tous les Ivoiriens peuvent vivre ensemble « , dit-il, très ému.  » Chacun doit suivre l’exemple donné par les joueurs et se rassembler. C’est pourquoi, je vous le demande, : déposez les armes.  »

Dans les pays africains, la population adore l’équipe nationale. Les Eléphants, c’est bien plus qu’une équipe et nombreux sont ceux qui pensent qu’ils ont joué un rôle dans la fin de la guerre. Beaucoup pensent que Didier Drogba a ramené la paix pratiquement à lui seul et c’est pour cela qu’ils le considèrent comme un héros.

Drogbacité

A Abidjan, la Drogbacité est un mode de vie, une expression de joie par l’intermédiaire de la musique, la mode et la danse. Rue Princesse, on peut commander une Drogba, une bière proportionnellement aussi grande que le joueur. Et à la discothèque Queen’s, tenue par la famille Drogba, on peut exécuter la danse de l’aile de pigeon, avec les épaules et les coudes, comme Didier le fait lorsqu’il inscrit un but.

Drogba en était à sa cinquième CAN et, en Afrique du Sud, il espérait décrocher le trophée susceptible d’enrichir encore un peu plus un palmarès pourtant bien fourni. Mais il lui aura fallu déchanter, car les Super Eagles nigérians étaient les plus forts en quarts de finale  » J’étais impatient de revenir en Afrique du Sud car j’aime ce pays pour y avoir rencontré Nelson Mandela lors d’une rencontre qualificative face aux Bafana Bafana en 2009.  »

Une fois encore, Drogba aura joué ici les ambassadeurs de la paix.  » Tous les groupes ethniques sont représentés dans notre sélection : les Baoulas, les Bétés, etc. Je pense que nous constituons le seul bon exemple de la Côte d’Ivoire d’aujourd’hui. Le football a le pouvoir de rassembler les peuples, ce qui n’est pas le cas de la vie au quotidien, même si nous avons déjà parcouru un fameux chemin. J’ai déjà joué dans un stade entouré de lance-roquettes. Nous étions surpris mais dans un pays en guerre, tout est possible. Cela fait partie de notre histoire mais nous devons tenter d’aller de l’avant, de revenir les pieds sur terre et de montrer que nous pouvons vivre ensemble.  »

Après le premier match face au Togo, Drogba s’est retrouvé sur le banc.  » J’avais dit dès avant le début de la compétition que je n’étais qu’à 50 ou 60 % de mes possibilités « , dit-il, écartant tout sujet de discorde.  » Je n’ai pas disputé le moindre match pendant un an et il ne faut donc pas faire tout un plat du fait que je sois réserviste. La seule chose qui compte, c’est que la Côte d’Ivoire s’illustre sans moi. Elle a raté le coche face au Nigeria. C’est dommage mais les gars auront encore d’autres occasions de se distinguer dans cette compétition. Mais ce sera sans moi car cette CAN aura été la dernière. J’espère cependant participer une 3e fois à une phase finale de Coupe du Monde, en 2014, au Brésil. Avant 2006, la Côte d’Ivoire ne s’était jamais qualifiée pour un tel événement. Il serait fantastique de pouvoir réaliser la passe de trois. Et, cette fois, nous tâcherons d’obtenir mieux qu’une troisième place du groupe. « 

PAR FRANÇOIS COLIN

Les Eléphants ont réussi à créer un sentiment d’unité là où les politiciens ont échoué.

Comme Basile Boli et Djibril Cissé, Drogba aurait pu opter pour la France mais il est resté fidèle à ses racines. C’est ça qui le rend immortel aux yeux des Ivoiriens.

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