EL CONQUISTADOR BELGA

Après sa première victoire au Tour, c’est le plus beau souvenir qu’Eddy Merckx conserve de son imposante carrière : son record du monde de l’heure, le 25 octobre 1972, il y aura exactement 40 ans ce jeudi. Comment le Cannibale a rebaptisé Mexico en Merckxico : reconstruction.

« D iez, nueve, ocho, siete, seis…  » Alors que le speaker mexicain effectue le compte à rebours, un Eddy Merckx grimaçant puise en lui les ultimes gouttes d’énergie pour placer un ultime sprint. Il n’entend sans doute pas le speaker ni les encouragements des quelques centaines de spectateurs massés le long de la piste olympique de Mexico City. En transe, le Cannibale couvre les derniers mètres.

Au terme des 3.600 secondes les plus dures de sa vie, sans lâcher son guidon, le regard fixe, il boucle un dernier tour. Le directeur d’équipe Giorgio Albani jette ses papiers en l’air, le soigneur Guillaume Michiels et le beau-père, Lucien Acou, enlacent tout qui passe, le sponsor Pietro Molteni et le manager Jean Van Buggenhout laissent les larmes couler le long de leurs joues pendant que le roi LéopoldIII et Merckx sont ovationnés par les Mexicains.

Acou aide son gendre épuisé à mettre pied à terre avec la même attention que Marie quand elle a descendu son fils Jésus de la croix. Le visage crispé par la douleur, le front baigné de sueur, les lèvres desséchées par la poussière et la salive, Merckx, qui sait à peine marcher, s’effondre sur la pelouse, en aspirant à grandes gorgées le peu d’oxygène de l’air.

Peu après, on l’aide à se relever. Le Bruxellois, d’un naturel pourtant peu émotif, a les yeux brillants. De douleur mais aussi d’un intense bonheur. Le maître a placé sa dernière touche, il a réalisé un rêve né en 1965, depuis sa première saison chez les professionnels.  » Mes plus grandes ambitions ? Remporter le Tour et améliorer le record du monde de l’heure. « 

Vélo spécial

Jacques Anquetil (1967), Ferdinand Bracke (1967) et Ole Ritter (1968) y sont parvenus juste avant lui et la tentative de l’orgueilleux Merckx ne semble être qu’une question de temps. Il ne compte pas se laisser dominer par des champions comme Fausto Coppi et Anquetil. Surtout, il veut découvrir ses ultimes limites, pas dans un duel contre ses concurrents mais contre lui-même.

Si le plus grand coureur de tous les temps reporte sa tentative à 1972, c’est partiellement à cause de sa grave chute à Blois, en 1969. Les années suivantes, il souffre de violentes douleurs dorsales. Dans ces conditions, pareille tentative est impensable. En outre, le Bruxellois ne trouve pas de date libre, dans un programme particulièrement chargé, avec une moyenne de 130 jours de course par an.

Après une quatrième victoire au Tour, il quitte Paris sans trop de douleur. Il est frais et il a déjà gagné, cette année-là, Milan-Sanremo, la Flèche Brabançonne et la Wallonne, Liège-Bastogne-Liège, le GP de l’Escaut et le Giro. Son envie de disputer le record de l’heure lui revient, d’autant qu’au Mondial de Gap, le 6 août, il n’est que quatrième derrière Marino Basso, Franco Bitossi et Cyrille Guimard. Avide de revanche, il prend sa décision 3 semaines plus tard, après une victoire à la kermesse de Rummen.

Merckx, un maniaque du matériel, communique les mesures de son nouveau vélo de piste aérodynamique au constructeur Ernesto Colnago mais il lui demande aussi de fabriquer un vélo de route aux dimensions similaires. Pour s’habituer à sa nouvelle position, il prend le départ du Tour du Piémont avec sa nouvelle machine, le 9 septembre. Et que faire de mieux que de pédaler sec, seul ?

A 50 kilomètres de la ligne d’arrivée, Merckx s’envole. Un groupe d’élite comprenant notamment Felice Gimondi, Bitossi et Gianni Motta se lance à sa poursuite. Après des kilomètres, il n’est plus qu’à quelques centaines de mètres mais le Belge, seul, ne craque pas. Mieux, il prend une demi-minute aux Transalpins. C’est une des victoires les moins connues de sa carrière mais aussi une des plus belles.

A Mexico

Une question le taraude encore plus que son matériel ou sa forme : où va-t-il effectuer sa tentative ? Sur la piste de Vigorelli de Milan, où Coppi et Anquetil ont amélioré ce record, ou à l’Estadio Agustin Melgar, à Mexico, où Ritter a gagné sa place dans l’histoire du cyclisme ? Molteni, son sponsor, préfère Milan : il aura moins de frais de voyage et plus de retour publicitaire. Mais il donne carte blanche à son coureur.

Lorsque la pluie s’abat sur la piste de Vigorelli, Merckx n’hésite plus : ce sera Mexico. Le Bruxellois reste prudent : à 2.240 mètres d’altitude, la pression at- mosphérique est certes moindre mais cet avantage ne sera-t-il pas balayé par le manque d’oxygène ? Trois ans plus tôt, Ferdinand Bracke a échoué dans sa tentative de battre le record de Ritter, parce qu’il n’a pu s’adapter à la raréfaction de l’oxygène.

Des tests physiques réalisés auprès des professeurs Ceretelli et Petit, à l’université de Milan et à celle de Liège, révèlent que Merckx a peu de problèmes en altitude : après quelques séances, son pouls et sa tension diminuent très vite. Pour accélérer son acclimatation, le coureur Molteni roule six fois une demi-heure par jour sur des rouleaux, dans son garage, avec un appareillage qui reproduit les conditions de l’altitude de Mexico, sous la surveillance des assistants de Petit. Il s’inflige ce supplice pendant une semaine et demie mais s’évite ainsi une longue période d’acclimatation sur place : au terme d’une longue saison, il n’en a ni la patience ni l’envie.

Il est au meilleur de sa condition : après le Mondial, le Cannibale a gagné 20 de ses 33 courses. Parmi elles, des victoires de prestige aux tours d’Emilie et de Lombardie, les 4 et 7 octobre, et au Trophée Baracchi, un contre-la-montre en duo, avec Roger Swerts, le 11 octobre.  » Un entraînement idéal  » pour le record de l’heure.  » Eddy s’est préparé comme un astronaute « , raconte le soigneur Guillaume Michiels à Sport ’70.  » En plus des rouleaux, il a pédalé de 100 à 150 kilomètres par jour sur route. Il était en super forme : pendant une sortie derrière le derny, il m’a brusquement dépassé alors que j’étais certainement à 70 km/h et il m’a demandé, laconique : -Pourquoi roules-tu si lentement ?.. .  »

Whisky-coca

Le samedi 21 octobre, des centaines de supporters, des dizaines de journalistes et son épouse ClaudineMerckx, née Acou, se retrouvent à Zaventem. Pendant son vol de 13 heures et demie, avec une escale à Montréal, les journalistes et les analystes présents, parmi lesquels Jacques Anquetil, sont frappés par la sérénité que dégage le Cannibale. Merckx, généralement taiseux, parle de sa carrière, il échange des anecdotes avec Maître Jacques et il s’amuse à réveiller Michiels et Ernesto Conalgo car lui-même refuse sciemment de fermer un £il.  » Comme ça, je dormirai mieux la nuit « , explique Merckx en sirotant un whisky-coca et en dévorant quelques repas copieux, avec, entre autres, deux poulets rôtis, un steak, des fruits de mer, du fromage et une tarte.  » Je comprends pourquoi on le surnomme le Cannibale « , rigole un journaliste français.

Samedi, 23 heures, heure locale. A son arrivée à l’aéroport, quelques centaines de Mexicains déchaînés se précipitent sur Merckx, pendant qu’un orchestre de rue entonne un chant en l’honneur du Conquistador belga – comme si Hernan Cortes avait remis pied à terre, 450 ans après sa victoire sur les Aztèques. Le pilote automobile Pedro Sanchez, une célébrité locale, conduit le conquistador belge à l’hôtel El Parque de los Principes à bord d’une auto jaune. Merckx et Michiels occupent un bungalow de ce quartier résidentiel de la capitale mexicaine.

Frais comme un gardon – il est le seul de son entourage à avoir dormi, comme il l’avait prévu, le Cannibale enfourche son vélo le lendemain à dix heures, pour un premier entraînement sur la piste olympique. La gaieté laisse place au sérieux : à plusieurs reprises, Merckx met pied à terre pour régler la hauteur de son guidon et de sa selle, comme il l’a déjà fait mille fois durant sa carrière. Il boucle une série de tours rapides et il est tellement satisfait qu’il veut effectuer une première tentative le soir même.  » Pourquoi attendre ? Le vent va retomber et je ne me sentirai pas mieux demain. « 

Colère

Mais Luigi Casola, un ancien professionnel italien, directeur du stade, ne peut pas rassembler aussi vite son personnel, ce qui fâche notre compatriote. Le vestiaire a été rénové et les collaborateurs de Casola ont nettoyé la piste pendant trois semaines mais cela ne le calme pas. Son humeur est encore pire en fin d’après-midi, quand une pluie battante s’abat sur le stade, rendant même impossible un test à la lumière artificielle.  » Est-ce ça, l’été indien promis « , soupire-t-il ?

Le lundi est aussi une journée de frustrations : on lui téléphone à quatre heures du matin et il ne parvient pas à se rendormir. Ensuite, les deux policiers à moto qui doivent escorter Merckx à l’autodrome Hermanos Rodriguez, le circuit où son ami Jacky Ickx a gagné une course de Formule Un en 1970, se présentent avec une heure et demie de retard. Le coureur Molteni veut s’y entraîner, loin du trafic mexicain, mais il est retenu par une équipe TV et des groupes folkloriques.

Les contrariétés s’accumulent : la fédération mexicaine ergote sur les frais, la piste olympique est partiellement impraticable suite aux pluies torrentielles de la veille et l’après-midi, il recommence à pleuvoir, ce qui est exceptionnel à Mexico à cette époque de l’année. Merckx grimpe aux murs et envisage même de retourner en Belgique.  » Si cela continue, je suis mûr pour l’asile de fous.  » Aucun adversaire ne lui a tapé sur les nerfs comme la pluie mexicaine.

Au grand soulagement de Merckx, le matin suivant, le ciel est couvert mais il ne tombe pas une goutte. Pendant un premier entraînement sur le circuit automobile, libre cette fois, les premiers rayons de soleil percent et il se hâte de rejoindre la piste pour une séance de deux heures.  » Elle n’est pas encore tout à fait sèche mais si le soleil continue à briller, je pourrai effectuer une tentative de record demain matin « , espère Merckx, qui n’a jamais autant observé le ciel.

Le temps se maintient et le soir, il effectue une répétition générale, en présence du roi Léopold III, qui a fait le voyage pour l’occasion, en compagnie de la princesse Liliane et de leurs filles Marie-Christine et Esméralda, laquelle était, selon la rumeur, amoureuse de la star belge.

Léopold III

 » Toute la nation compte sur vous « , déclare Léopold, fervent amateur de cyclisme et ami de la famille, en lui serrant la main.  » J’en tiendrai compte, Sire « , sourit Merckx, qui ne veut plus perdre de temps.  » C’est pour demain matin.  » Il veut rentrer chez lui le plus vite possible et, surtout, il serait dangereux d’attendre trop longtemps, puisqu’après une semaine en altitude, la condition physique diminue.

Le soir, Merckx convoque René Jacobs dans sa chambre. Le journaliste, fana de piste, a établi un tableau de marche pour Merckx, comme il l’avait fait pour Ferdinand Bracke.  » Eddy voulait attaquer les records sur 10 et 20 kilomètres, comme prévu, avant de viser celui de l’heure. Il m’avait dit qu’il devait souffrir dans les premiers kilomètres. C’était de la folie mais le directeur Albani m’a dit : – Eddy est le patron. J’ai donc modifié le tableau « , écrit Jacobs dans La Dernière Heure.

Après une nuit agitée, Merckx se lève à 5.30 heures et regarde par la fenêtre : il n’y a pas trace du moindre nuage. Concentré et taiseux, comme toujours avant un grand rendez-vous, il déjeune : toasts avec de la confiture, fromage et jambon, apportés de Belgique, puis il se rend au circuit automobile pour un échauffement poussé. A 6.45 heures, le Cannibale roule ses premiers tours de test sur la piste. Il demande au moins dix fois quand il peut commencer mais on attend les juges.

Pendant qu’il enfile son ensemble de contre-la-montre en soie, ultraléger, avec une fermeture éclair dans le dos, quelques centaines de spectateurs débarquent, au son d’un orchestre Mariachi. Sur le terrain en gazon situé à côté de la piste, son vélo attend le champion belge, qui émerge des coulisses du stade à 8.45 heures. Tendu, il s’installe sur une chaise, les mains devant les yeux. Quelques minutes plus tard, Albani et un commissaire mexicain l’aident à monter sur son vélo.

8.54 heures. Un signe de croix puis le départ. La météo est parfaite et Merckx s’élance comme une fusée. Comme prévu, il parcourt le premier tour de 333,33 mètres très vite, en 27 secondes. Tour après tour, il prend de l’avance sur le record de Ritter (48,653 kilomètres) et sur le tableau de marche de Jacobs (49,221 kilomètres). A chaque tour, celui-ci donne un coup de cloche pour signifier au coureur qu’il est dans les temps.

Calma Eddy !

Après 10 kilomètres, Merckx compte déjà 28 secondes d’avance sur Ritter et cinq sur le record du monde établi par le Danois dans une course distincte. Les spectateurs, parmi lesquels se trouve Léopold III, qui distribue des autographes dans la tribune, n’en croient pas leurs yeux. Beaucoup de journalistes pensent que Merckx ne parviendra pas à conserver son braquet impressionnant et même Giorgio Albani, le directeur, demande à son poulain de ralentir :  » Calma Eddy ! Calma ! « 

Merckx lève quelque peu le pied mais cela ne l’empêche pas d’améliorer de 11 secondes l’autre meilleur temps de Ritter, sur 20 kilomètres. Il compte 35 secondes d’avance sur son propre tableau de marche. Le record du Danois va être battu, cela ne fait plus aucun doute mais le Cannibale parviendra-t-il à franchir le cap des 50 kilomètres ?

Il est à la peine entre les kilomètres 34 et 39 : à deux reprises, il se redresse sur ses pédales, il écarte les coudes, redresse la tête. Ses muscles sont douloureux. Alors qu’il bouclait les tours précédents un rien au-dessus de 24 secondes, il les dépasse plus largement et arrive à 25 secondes à deux reprises. Son avance sur Ritter retombe à deux secondes.

La classe et la capacité à souffrir de Merckx reprennent le dessus : après le kilomètre 39, il replace une accélération, il redescend à moins de 24,5 secondes par tour et boucle même les derniers 200 mètres en 13 secondes, soit une vitesse de 55 km/h. Selon la première mesure, le Belge a bouclé 49,408 kilomètres en 60 minutes mais la seconde corrige la distance : 49,431 kilomètres, soit 778 mètres ou deux tours de mieux qu’Ole Ritter. Jacques Anquetil est perplexe :  » Eddy est parti comme un poursuivant, il a pédalé comme un rouleur et terminé en sprinter. « 

Lorsque Merckx a repris son souffle, sur la pelouse, il est conduit à la tribune d’honneur, assailli par les photographes et les journalistes. Le conquistador belga se voit offrir une statue Maya. Il salue le roi, accorde quelques interviews à des journalistes belges et étrangers puis file dans les vestiaires, où il avale deux bouteilles d’eau d’une traite, en fixant le mur. Il a du mal à mesurer la portée de son exploit. Quand il se change, on comprend pourquoi il ne peut presque plus marcher : son siège et l’intérieur de ses cuisses sont brûlés par la friction de la selle, provoquée par la force centrifuge de la piste.

 » Je n’aurais pas cru que ce serait si difficile « , reconnaît-il.  » Je n’ai jamais puisé aussi profond dans mes réserves. La douleur était insupportable. C’était comme une opération sans anesthésie. Croyez-moi : une tentative suffit. Si je reviens au Mexique, ce sera en touriste. « 

Dîner avec le roi

Une heure après l’arrivée, Merckx reçoit un coup de fil de sa femme, restée à Bruxelles.  » Mets le champagne au frais, je rentre vendredi « , dit-il. Claudine tente de le convaincre de passer quelques jours à Acapulco, comme prévu, mais Merckx veut retrouver son foyer le plus vite possible. Le dimanche, il y a un meeting à la piste de Gand et l’organisateur, Oscar Daemers, veut absolument que le nouveau recordman soit au départ.

Dans les heures et la journée qui suivent son record, il est bien difficile de remarquer que Merckx a accompli un effort surhumain, hormis le fait qu’il marche les jambes écartées, comme un cow-boy, pour ménager ses plaies. Un dîner avec le roi, en compagnie duquel il visite aussi un hôpital, une réception aux ambassades de Belgique et d’Italie, un rendez-vous avec les dirigeants de la fédération cycliste mexicaine, des interviews à la presse belge et internationale : décontracté, le Cannibale respecte sans problème son agenda, de même qu’une nuit dans un restaurant sur la célèbre Plaza Garibaldi et au bar de l’hôtel, où il montre qu’il n’est pas seulement un phénomène à vélo.

Le vendredi matin, le plus grand coureur de tous les temps revient en Belgique. Il atterrit le lendemain à 10.38 heures. Des centaines de supporters, des journalistes et des photographes lui réservent un accueil royal. Merckx savoure cette attention, même si elle contraint la police à l’escorter, avec Claudine, jusqu’à sa voiture. Il se délecte toujours de son succès le lendemain, dans un stade gantois comble, quand il prend le départ de la course contre les Pays-Bas, après avoir effectué un solide entraînement en derny avec Guillaume Michiels le matin. Malgré sa folle semaine à Mexico et la fatigue du voyage, le Cannibale veut encore gagner. Il n’a pas volé son surnom…

PAR JONAS CRETEUR

Pour accélérer son acclimatation à l’altitude, Eddy Merckx mouline sur des rouleaux, avec un appareillage qui reproduit les conditions de Mexico.

A sa descente de vélo, le Cannibale ne peut presque plus marcher : son derrière et l’intérieur de ses cuisses sont brûlés à cause de la friction de la selle.

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