EL CONDOR PASA

Une diarrhée potentiellement mortelle, de graves problèmes de respiration, cinq jours de coma dans sa jeunesse. Puis, à 25 ans, favori du Tour de France. Si Gabriel Garcia Marquez vivait toujours, il aurait écrit un livre sur Nairo Quintana. Rétro sur la vie mouvementée du jeune coureur colombien.

Ses lèvres tremblent, sa pomme d’Adam remonte et des larmes inondent ses joues en 2013 quand Nairo Quintana monte sur le podium du Tour à Annecy-Semnoz, pour enfiler un maillot à pois bien trop grand pour son 1m67. Tous les jeunes coureurs de son pays rêvent de ce maillot mais surtout, grâce à sa première victoire d’étape au Tour, il assure sa deuxième place au classement général.

Un 20 juillet, jour de l’Indépendance de la Colombie. De quoi être ému. Même une demi-heure plus tard, lors de la conférence de presse, le petit grimpeur saisit son mouchoir.  » Je suis heureux de pouvoir faire pleurer ma famille de bonheur.  » Et fier du chemin parcouru, le Pa’lante colombien en tête : se battre, regarder en avant, quels que soient les obstacles qui se présentent.

L’expression s’applique à Nairo Quintana avant même qu’il soit capable de la prononcer. Il semble prédestiné à une carrière cycliste. Le 4 février 1990, on coupe son cordon ombilical, à l’hôpital de Tunja. Quatre rues plus loin, au même moment, se déroule le prologue de la Vuelta de la Juventud, la plus importante course par étapes pour espoirs de Colombie.

Toutefois, Luis GuillermoQuintana et sa femme Eloisa Rojas ne songent pas à une prometteuse carrière sportive : les mois suivant sa naissance, le petit Nairo Alexander souffre de graves diarrhées et est fiévreux. Ils ont beau laver leur fils, il dégage une étrange odeur. Ils multiplient les consultations, les traitements, en vain. Le diagnostic tombe :  » Il va mourir.  »

Nairo survit grâce à un médicament inventé par sa famille mais le mystérieux mal reste latent, pendant plusieurs années. Un jour, une femme aborde Eloisa en rue. Elle lui raconte que son fils est possédé par El Tentado del Difunto, la Tentation de la Mort, parce qu’elle a rencontré un entrepreneur de pompes funèbres pendant sa grossesse.

Après avoir touché un mort, il avait porté la main au gros ventre d’Eloisa. Un mauvais présage selon la femme car cela permet à la personne décédée de prendre possession du bébé. Pour guérir le petit Nairo, il faut lui administrer des herbes plongées dans de l’eau bouillante.

De fait, c’est un miracle : le petit surmonte la maladie. Mieux encore : selon un vieux dicton, les rares enfants qui y parviennent sont prédestinés à réaliser quelque chose d’extraordinaire.

A La Concepcion, un hameau dépendant de Combita, une ville de Colombie Centrale, à 2.800 mètres d’altitude, Quintana ne mène pas une existence de tout repos. Très tôt, comme ses soeurs Nelly Esperanza et Lady Jazmin et ses frères Willington Alfredo et Dayer Uverney, il aide la famille à subvenir à ses besoins, après l’école et le week-end.

Le père, Luis, victime d’un accident de la circulation, a subi 14 opérations à la colonne vertébrale et est handicapé. Il ne peut plus accomplir de travaux lourds. Nairo et les quatre autres enfants doivent donc cuisiner, faire la lessive, nettoyer la maison, nourrir le bétail et travailler dans les champs.

Les parents possèdent un commerce de fruits et légumes -d’abord une charrette qu’ils conduisaient au marché de Tunja, puis un modeste magasin.

El Negrito

Nairo ne baigne pas dans le luxe sans être pauvre. Du moins selon les normes du département de Boyaca, situé au milieu d’immenses prairies. La région est catholique et très froide mais elle est parvenue à rester à l’écart de la maffia de la drogue. Luis et Eloisa insufflent à leurs enfants les valeurs du travail.

Selon ses propres dires, Nairo n’a jamais renié cette mentalité.  » Quand je pense aux sacrifices de mes parents, que représentent la longueur et la pente des cols ?  » Pa’lante, aucun obstacle n’est insurmontable.

El Negrito, comme le surnomment ses soeurs à cause de la couleur de sa peau, ne connaît pas l’insouciance de la jeunesse. A dix ans, il souffre de graves problèmes respiratoires et il tousse du sang. C’est une maladie héréditaire, qui a touché les grands-parents et le père de Quintana. A nouveau, les médicaments traditionnels ne donnent pas de résultats, contrairement aux herbes. Et, d’après Eloisa, à son sancocho de pollo, des carbonades de poulet.

Guéri, Nairo travaille comme… chauffeur de taxi car à dix ans, son frère aîné Willington Alfredo lui a appris à conduire. La nuit, en espérant ne pas être pincés par la police, ils véhiculent des passagers dans la vieille Renault de leur père. En même temps, le petit Colombien se défoule à deux-roues, sur le vieux VTT du paternel.

C’est idéal pour rejoindre l’école d’Arcabuco, à seize kilomètres de là, car Luis et Eloisa n’ont pas les moyens de payer le bus à cinq enfants. Comme Arcabuco est situé quelques centaines de mètres plus bas, Nairo doit grimper un col à 8 % tous les midis, en revenant de l’école. Il fait souvent froid, à près de 3.000 mètres d’altitude. Quand il rentre, sa mère l’enveloppe dans une ruana, un vêtement colombien en laine. Un vrai maillot jaune.

Quintana enfourche aussi son vélo pour aller soigner les vaches et après les cours, il hisse sa soeur dans l’ascension de seize kilomètres, en accrochant une corde entre leurs vélos. Le col est d’ailleurs le parcours d’entraînement d’un groupe de cyclistes amateurs avec lesquels Nairo veut se mesurer, un jour. Il est tout fier de raconter à son père qu’ils n’ont pas réussi à le lâcher.

Le père a d’ailleurs déjà remarqué l’allure de son fils à vélo et il lui achète un vélo de course d’occasion en fer, de douze kilos, pour 300.000 pesos (100 euros). Luis pense que son fils a peut-être un avenir en cyclisme. Lui-même est passionné par ce sport. Dans les années ’80, adolescent, il écoutait sur Radio Caracol les aventures de Luis Herrera et Cie, los Escarabajos, qui avaient fait la leçon aux Européens au Tour, en montagne.

Faute de télévision, à quinze ans, Nairo n’a encore jamais vu des images du Tour de France. Il n’a pas d’idoles non plus. Son père l’affilie au club local Deportivo Ediciones Mar de Tunja et El Negrito prend part à des courses, pour le plaisir et sans grand succès au début car les garçons de son âge roulent depuis quelques années.

Pourtant, son talent affleure rapidement. Las, le père n’a pas les moyens de payer l’affiliation. Donc, confiant dans les aptitudes de son fils, il conclut un accord avec le club :  » Retenez l’argent des primes. Nairo va au moins monter sur le podium.  »

Le talisman de Soler

Quintana se passionne pour le cyclisme. En route vers l’école, il s’imagine rouler le Tour de France. Il s’inspire de Mauricio Soler, le Colombien qui a gagné une étape et le maillot à pois du Tour 2007 et qui, six ans plus tard, avant les débuts de Quintana dans le plus grand tour du monde, lui offrira une chaîne en guise de porte-bonheur. Les deux hommes se lient.

Cette année-là, Soler se rétablit d’une fracture du crâne, souvenir d’une grave chute au Tour de Suisse 2011. Il devra mettre un terme à sa carrière. Trois ans plus tôt, la vie de Quintana, alors âgé de 18 ans, n’a tenu qu’à un fil : en pleine course, un taxi l’a renversé et le Colombien est resté cinq jours dans le coma.

Le junior de Combita survit à l’accident et après quelques jolies performances en contre-la-montre en pente, qui lui permettent de battre des espoirs de trois ou quatre ans ses aînés, il signe un contrat professionnel dans l’équipe continentale de Boyaca Es Para Vivirla.

 » C’est à ce moment que ma vie a changé. J’ai réalisé que le rêve de mon père n’était pas si fou que ça « , a expliqué Quintana, qui consacre son premier mois de salaire, 900 euros, à l’achat d’une lessiveuse pour sa mère, pour qu’elle ne doive plus faire la lessive à la main.

Avant ses débuts professionnels, El Negrito passe des tests physiques. Les résultats sont spectaculaires. La direction d’équipe est perplexe :  » Les engins de mesure ne fonctionnent pas.  » Quintana recommence le test et développe un wattage encore plus impressionnant. Vicente Belda, un ancien pro espagnol devenu directeur sportif comprend qu’il a de l’or en main.

L’été 2009, il emmène le coureur, champion de Colombie contre-la-montre en espoirs, en Europe. Le Colombien est septième de la Subida Urkiola, une course basque en côte, pas loin de coureurs tels qu’Igor Anton, Xavier Tondo et Benat Intxausti. Il n’a encore que 19 ans…

Boyaca Es Para Vivirla perd son sponsor en 2010 et Quintana rejoint le Café de Colombia-Colombia es Pasion, l’équipe de formation par excellence du continent. C’est la seule phalange qui travaille avec un passeport sanguin interne et qui soumet ses coureurs à des contrôles antidopage inopinés. Elle veut convaincre les équipes européennes d’engager ses talents, propres.

En outre, elle taille ses diamants, en s’appuyant sur un large staff scientifique. L’entraîneur, Luis Fernando Saldarriaga, enseigne entre autres la tactique de course à Quintana. Il lui concocte des séances de force, de contre-la-montre, de grimpe. Un nutritionniste soumet le coureur de Boyaca à un régime strict car il a trop bon appétit.

Un psychologue s’attaque à la nervosité qui s’empare du coureur avant chaque épreuve. Il lui insuffle confiance : il ne doit pas se laisser impressionner par tous ces grands coureurs européens et américains.

Ce n’est pas du luxe car au Tour de l’Avenir, les lilliputiens colombiens se sont fait insulter et moquer. Un coureur français pousse même Jarlinson Pantana à bas de son vélo et le brave Quintana venge son coéquipier en expédiant le Français dans le bas-côté.

Reçu par le Président

Surtout, il impose le respect à la force de ses mollets. Il est sublime dans l’étape contre-la-montre de Risoul. Il précède des talents tels qu’Andrew Talansky, Mikel Landa, Tom-Jelte Slagter et Wilco Kelderman. Ça lui vaut la victoire finale et des félicitations téléphoniques du président Juan Manuel Santos, qui invite Quintana à lui rendre visite à son retour.

Il reçoit une médaille et offre un maillot jaune au président. A Boyaca, des milliers de personnes acclament l’habitant de Combita, qui fait le tour de la ville dans un bus découvert. En 2011, Quintana retourne brièvement en Europe avec Colombia es Pasion. ElNegrito enlève le classement de la montagne du Tour de Catalogne, sa première course WorldTour, et termine cinquième de la Vuelta a Castilla y Leon, devant Chris Froome, encore inconnu…

Une blessure au poignet, qu’il s’occasionne en chutant au Tour de Colombie en juin, gâche son été mais ne l’empêche pas d’aider son compatriote Esteban Chaves à remporter le Tour de l’Avenir.

Le Sud-américain est déjà assuré d’une place dans une grande formation européenne. Avec un an de retard, Movistar l’embauche, en 2012. Quintana s’installe à Pampelune, en Espagne. Il y partage un appartement avec les coureurs Sky Sergio Henao et Rigoberto Uran, un appartement qu’occupait jadis Mauricio Soler.

Le manager Eusebio Unzue et le directeur d’équipe José Luis Arrieta s’occupent du coureur de 22 ans, qui les en remercie d’emblée par une victoire d’étape et le général du Tour de Murcie. Ce sont ses premiers succès professionnels en Europe. Le Colombien rêve déjà du Giro ou du Tour mais Unzue le laisse à la maison.

Furieux, Quintana se défoule au Dauphiné. Il sait que ses compatriotes Luis Herrera et Fabio Parra ont gagné des étapes du Tour à Morzine-Avoriaz. Dans le Col de Joux Plane, il laisse sur place le train Sky de Bradley Wiggins et fonce vers la victoire après une descente d’enfer.

Il doit sa vélocité à la taille de son vélo. Elle le gêne en montée mais elle lui offre plus de confort en descente. Il n’obtiendra un vélo à sa taille que l’année suivante, après avoir beaucoup insisté…

Il s’impose encore à la Route du Sud, avec une avance digne de l’ancien temps et en août, il peut prendre le départ de la Vuelta, son premier grand tout. Il est au service d’Alejandro Valverde, qui termine deuxième. Lui-même est 36e. Il fait surtout impression en automne avec une onzième place au Tour de Lombardie, dans un petit groupe qui suit de près le lauréat, Joaquim Rodriguez, et une victoire au Tour d’Emilie, une autre course ardue d’un jour.

Grâce à son nouveau vélo, dont il vante le confort en montée, le condor colombien déploie ses ailes en 2013 : victoire d’étape au Tour de Catalogne, victoire d’étape et classement du Tour du Pays basque, où il crée la surprise en terminant deuxième du dur contre-la-montre en montagne, derrière Tony Martin.

En guise de récompense, Quintana, âgé de 23 ans, peut découvrir le Tour. La veille du départ, il apprend que sa femme Yeimi Paola est enceinte de leur premier enfant, une fille, qu’il appellera Mariana. Un autre moment-clef, sportif celui-là, se produit : victime d’une crevaison, Valverde perd dix minutes dans l’étape par éventails de Saint-Amand-Montrond.

La Nairomania

Le soir, Arrieta confie le leadership de l’équipe à Quintana. Le Colombien fait une promesse solennelle :  » Je suis prêt à assumer cette responsabilité. Je ferai tout pour ne pas vous décevoir.  »

Sublimé par le talisman de Mauricio Soler, il tient parole : victoire d’étape à Annecy-Semnoz, maillot à pois et deuxième place derrière Chris Froome. C’est le meilleur résultat d’un Colombien au Tour. Le président le reçoit une fois de plus et d’anciens Escarabajos comme Luis Herrera forment une haie d’honneur à Kingtana.

 » 2014 vient sans doute trop tôt mais en 2015, je vise la victoire au Tour de Francia « , promet le jeune homme. L’année suivante, Unzue veut qu’il roule le Giro, afin de ne pas le brûler et de lui épargner un excès de pression.

Avec succès car dans la Botte, Quintana se joue de ses concurrents et devient le premier lauréat sud-américain du Giro, devant son compatriote Rigoberto Uran. Un mois et demi après le décès de l’écrivain Gabriel Garcia Marquez, qui a plongé les 48 millions de Colombiens dans le deuil, c’est la fête. La Nairomania est née.

Les journaux sortent des numéros spéciaux, des suppléments, le président Santos porte une chemise rose plusieurs jours de suite et évoque, sur Twitter,  » un triomphe historique pour le sport colombien.  »

Prédestiné dès sa naissance à devenir coureur et à réussir quelque chose d’extraordinaire, Nairo Alexander Quintana Rojas répond aux attentes. Contre tout espoir. El Tentado del Difunto, des problèmes respiratoires, cinq jours de coma, les insultes des coureurs européens, un vélo trop grand, des origines modestes : rien n’a fait reculer l’Emperador colombien.

Et si ça ne dépend que de sa Pa’lante, Contador, Froome et Nibali ne constitueront pas non plus des obstacles à sa conquête suprême : le Tour.

PAR JONAS CRÉTEUR

 » Quand je pense aux sacrifices de mes parents, qu’importent la longueur et la pente des cols ?  » Nairo Quintana

Ses premiers tests physiques sont tellement exceptionnels que la direction de l’équipe croit à une erreur des engins de mesure.

Tous les midis, en rentrant de l’école, Quintana doit grimper un col de 8 %. A près de 3000 mètres.

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