DUO GAGNANT

Le premier, brillant homme d’affaires, a retenu l’attention du magazine Trends Tendances, qui l’a nominé pour le titre de  » Manager de l’Année « , le second est le Soulier d’Or des analystes du petit écran : quel est le secret de leur  » après-foot  » abouti ?

Ils ne s’étaient plus revus depuis 1988 quand SalvatoreCuraba (51 ans) quitta le Mambourg pour s’installer un peu plus bas, à La Louvière. Un destin de businessman de haut niveau attendait cet homme positif, doté d’un graduat en informatique, qui se nourrit d’enthousiasme. Il y a 27 ans, cet ancien milieu de terrain que les Zèbres dénichèrent au Tivoli (70 matches de D1 de 1985 à 1988 avec Charleroi) entretenait déjà d’autres rêves qui lui permettent maintenant de guider sa société, Easi, éclatante de jeunesse et de projets.

En 1988, PhilippeAlbert (47 ans) s’apprêtait à disputer sa quatrième saison sous le maillot des Zèbres. Les  » grands  » s’intéressaient à cette force de la nature qui confirma au FC Malinois, brilla à Anderlecht avant de conquérir Newcastle et la Premier League. En 2000, il boucla la boucle chez les Carolos, bossa ensuite au marché vespéral de Charleroi, avant de devenir le consultant avisé de BeTV, de la Tribune et du Soir.

Le football est leur credo. Ils partagent un autre trait commun : ce sont des fils d’ouvriers. Le papa de Philippe sua en usine tandis que celui de Salvatore échangea le soleil de sa Sicile pour les mines du Hainaut. Ils avaient beaucoup de choses à se dire après tant d’années passées sans se voir : nous avons écouté…

Curaba : Philippe, je t’ai vu arriver dans le noyau en cours de saison 1985-86. Charleroi venait de retrouver sa place en D1 sous la direction d’AndréColasse, un entraîneur qui m’a fait râler pour extirper tout ce qu’il y avait en moi. La psychologie n’était pas son fort mais il m’a permis de me révéler en D2. Il accordait beaucoup d’importance à la condition physique. Cela te convenait Philippe car tu ne te posais pas trop de questions.

Albert : Colassse modulait bien son discours en fonction de chaque personnalité. On ne s’adresse pas de la même façon à un jeunot ou à un vieux briscard. Mais Colasse avait parfois, c’est vrai, des propos très durs. J’étais timide au début, pas trop à l’aise par rapport à des gars que j’avais vu signer un fabuleux tour final pour monter en D1. Conseillé par YvesLemaire, le président du Lorrain Arlon, j’arrivais en droite ligne de Bouillon et je n’imaginais pas quitter la réserve six mois plus tard. Pour moi, c’était déjà un miracle d’intégrer le noyau A, d’abord comme arrière gauche puis au centre de la défense aux côtés de NorbertBeuls. Au début, je me suis fait respecter par mon engagement physique, que Colasse m’a permis d’améliorer, avant de me perfectionner techniquement grâce à un gros travail quotidien au contact de joueurs doués. Celui qui est attentif peut progresser très vite.

Curaba : Il était clair que Philippe réaliserait une grande carrière. Moi, j’avais réussi mes débuts en D1. Je travaillais en même temps dans une société d’informatique. Même si le Sporting se professionnalisa davantage à l’époque d’AiméAnthuenis, qui m’a moins marqué que Colasse.

 » Spaute était un père pour nous  »

Albert : On a quand même terminé huitièmes avec lui en 1987-88 et il n’est resté qu’un an au Sporting avant de rentrer à Lokeren. Les entraînements d’Anthuenis étaient plus variés que ceux de Colasse, ce qui était une nouveauté pour nous. Aimé était direct. J’appréciais les coaches à poigne. EricVanLessen l’était moins : les gentils ne peuvent pas s’imposer à ce niveau-là.

Curaba : A cette époque, j’ai pu combiner le football et mon emploi. La saison suivante, j’ai cependant dû choisir : être pro à 100 % ou quitter le Sporting. A 25 ans, je me suis dit que le top était inatteignable pour moi.

Albert : Tu avais les qualités de joueur complet et tu aurais pu y arriver. Je me souviens de ton magnifique but contre le Standard en 1985-86 ; j’étais dans la tribune.

Curaba : Tu t’en souviens ? Cela me fait vraiment plaisir. Au bureau, on ne me croit pas trop quand je parle de ma carrière de footballeur. J’aurais pu être un footballeur moyen de D1, probablement, mais cela ne me satisfaisait pas. Il m’aurait été impossible de connaître une carrière comme la tienne. A 25 ans, j’ai décidé de ne pas devenir professionnel. JeanPaulSpaute, qui était un père pour nous, a compris ma décision de retourner à La Louvière, en D3.

Albert : Spaute était génial. J’ai fait mes débuts en équipe nationale le 29 avril 1987 en Irlande (0-0). GuyThys avait un problème de blessés et était venu voir un match à Charleroi, contre le Standard. Il signala discrètement à Spaute qu’il me retiendrait. Spaute me proposa alors un nouveau contrat et insista pour ajouter une clause : une prime de 100.000 francs (2.500 euros), ce qui était conséquent à l’époque, en cas de première sélection internationale. Je me souviens lui avoir répondu : –Mais, enfin, président, cela ne sert à rien, je ne serai jamais Diable Rouge. Lui, il connaissait les intentions de Thys et la prime ne tarda pas à devenir réalité.

Curaba : Après La Louvière, j’ai joué au Stade de Louvain. J’ai mes diplômes d’entraîneur mais j’ai préféré devenir  » sales manager  » dans la société d’informatique où je bossais. J’ y avais une position en or à laquelle j’ai renoncé pour fonder mon entreprise. J’ai eu de la chance, évidemment.

Albert : Ma mère ne cesse de me dire que je suis né sous une bonne étoile. En 1994, KevinKeegan, coach de Newcastle, suivait la Coupe du Monde pour la BBC. J’ai marqué deux buts sous ses yeux et il cherchait justement un arrière central dans mon genre.

 » Ne jamais donner la priorité à l’argent  »

Curaba : Je ne m’inquiète jamais : je sais qu’il y aura toujours une bonne nouvelle après des inquiétudes. J’adore quand, comme Philippe, quelqu’un qui réussit invoque la chance. Cela veut dire que cette personne reste dans l’humilité.

Albert : Quand je parle de Keegan, j’ai des frissons. Un mois après la World Cup 94, je passais d’Anderlecht à Newcastle. On a parlé cinq minutes d’argent avant que je signe. Le financier n’avait aucune importance.

Curaba : Il faut vivre sa passion. Le reste suit. Il ne faut jamais donner la priorité à l’argent. A 35 ans, j’avais des ambitions positives mais je devais tout le temps demander l’accord de mes supérieurs hiérarchiques. Je les ai envoyés bouler pour leur prouver que j’allais réussir. J’avais un très beau salaire, tout pour être heureux avec ma famille. J’ai hypothéqué ma belle maison pour démarrer mon entreprise : il fallait être fou.

Albert : C’est remarquable. A l’heure actuelle, pas mal de joueurs vivent une véritable descente aux enfers après le football. Tu as fait les bons choix aux bons moments.

Curaba : Ma société s’articule autour de trois grands pôles d’activités : les logiciels de comptabilité pour PME, logiciels pour gérer les e-mails (nous deviendrons leader mondial car je défie qui que ce soit de trouver un meilleur système), et vente de serveurs et développement d’applications mobiles. Easi, c’est 130 personnes qui sont passionnées du matin au soir. C’est exceptionnel, je ne suis pas entouré de gens qui travaillent. Non, ils vivent ce qu’ils aiment faire, c’est pas un boulot, c’est du bonheur. Notre entreprise est établie à Nivelles et à Louvain. Nous avons des projets à Gand, Liège, à l’étranger. Je veux qu’Easi marque son époque. Si on n’arrive pas, ce sera dommage mais on aura au moins eu le mérite d’essayer.

Albert : Salvatore a toujours su ce qu’il voulait. Sa réussite ne m’étonne pas. J’ai arrêté le football en 2000, à 33 ans. Les cinq derniers mois ont été pénibles car j’étais dégoûté par la façon dont on a remballé LukaPeruzovic et dégommé Spaute. J’ai pris une année sabbatique pour me reposer. J’ai ensuite travaillé durant 11 ans en tant qu’ouvrier manutentionnaire pour une société d’import-export de fruits et légumes. J’ai adoré…

Curaba : Mais c’est ce qui compte. Il n’y a pas de petits jobs. Si j’avais été jardinier, j’aurais aussi été passionné par ce métier et très heureux. Dans la vie, il faut être actif, innovateur, collectif. J’exige que les 130 personnes qui bossent chez Easi s’entraident. Ceux qui l’ignorent ne peuvent pas faire partie de notre équipe. Dans mes affaires, j’utilise souvent le vocabulaire et les valeurs que j’ai connus sur les terrains de football.

 » S’ouvrir aux autres  »

Albert : Oh, mais cela a changé, Salvatore. L’argent a abîmé pas mal de choses. L’égoïsme règne en maître. Je ne pourrais pas être footballeur professionnel de nos jours. Le monde ouvrier m’a permis de retrouver l’essentiel. Chez les Albert, on a toujours travaillé. Mon père a gagné le pain de la famille dans une usine durant 34 ans. J’avais besoin de me dépenser, d’être digne de l’éducation reçue à la maison. Quand on ne bosse pas, on sort, on a beaucoup d’amis qui pompent votre fric. Mes collègues étaient étonnés de me voir là : je leur expliquais quand j’avais un moment.

Curaba : C’est magnifique de choisir librement ce qu’on veut faire.

Albert : Exact. En 2000, AndréRemy me demanda de devenir consultant. C’était trop tôt. Son fils, JeanFrançois et ChristineSchréder sont revenus à la charge plus tard. J’étais prêt, j’ai accepté et je me suis longtemps multiplié de la Ligue des Champions au championnat belge en prenant mes 20 jours de congés annuels. Maintenant, je ne suis plus que consultant pour Be-Tv, La Tribune et le Soir. Mon patron a tout fait pour me garder mais là, j’avais trop d’ouvrage. Je n’ai pas de contrat avec mes différents médias. Je tiens à ma liberté, je suis défrayé à la prestation, je ne supporterais pas d’être payé si j’étais absent pour l’une ou l’autre raison. Et le jour où on en aura assez de me voir, je redeviendrai ouvrier. Je suis fier d’avoir été ouvrier pour gagner ma vie avec mes mains, comme mon père.

Curaba : Mon père était mineur. Il y a beaucoup de talents en Belgique. Je suis entouré de collaborateurs exceptionnels, dont de nombreux Hennuyers d’ailleurs. Notre petit pays est ou peut devenir numéro 1 mondial dans des tas de domaines. Les Diables Rouges l’ont prouvé. Philippe a brillé en Wallonie, en Flandre, à Bruxelles, en Angleterre. Pour y arriver, il faut s’ouvrir autres. J’ai appris le néerlandais en jouant à Louvain et, depuis 25 ans, j’écoute la VRT tous les matins.

Albert : Michel Preud’homme avait ouvert la voie. Le passé, c’est le passé mais je suis fier de la trace que j’ai laissée à Malines où les supporters m’accueillent toujours gentiment. Tout ce que j’ai vécu, là ou ailleurs, m’a fait grandir en tant qu’homme.

Curaba : Comme Philippe, je ne regarde jamais ce que j’ai réalisé : je me concentre sur ce que je vais faire. En fait, je ne m’arrête jamais. Je suis bien entouré et je peux prendre un peu de distance, comme un président de club. Mais quand j’explique que je vais ralentir, on rigole autour de moi. J’adore prendre des risques, relever des défis, rêver, gagner avec Easi. J’étais un peu comme cela quand je jouais ; c’est peut-être aussi pour cela que je ne suis pas resté plus longtemps en D1.

PAR PIERRE BILIC – PHOTOS BELGAIMAGE/DIEFFEMBACQ

 » Le jour où on en aura assez de voir ma tête à la télé, je redeviendrai ouvrier.  »

Philippe Albert

 » J’ai hypothéqué ma belle maison pour démarrer mon entreprise : il fallait être fou.  » Salvatore Curaba

 » Dans mes affaires, j’utilise souvent le vocabulaire et les valeurs que j’ai connus sur les terrains de foot.  »

Salvatore Curaba

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