Doubles vies

Deux amours, deux histoires : Pierre Jourde excelle dans l’art de mêler les intrigues

Pierre Jourde aurait pu se faire casser la gueule devant la brasserie Lipp, cantine de luxe du petit monde de l’édition parisienne. Mais c’est dans le Cantal, aux abords de sa maison d’enfance, que la baston s’est tenue. Explication de texte.

En 2002, dans un violent pamphlet intitulé La Littérature sans estomac, Jourde vilipendait les fausses gloires de la littérature hexagonale, les prosateurs télégéniques, plus dignes, selon lui, d’alimenter les magazines people que les rayons des bibliothèques ; dénonçait des pratiques journalistiques faites d’intérêts croisés, d’éloges inutiles. La vive polémique qui s’ensuivit lui donna l’occasion de se découvrir beaucoup d’ennemis, quelques amis, et de se faire un nom. Ironie de l’histoire, au lieu du bourre-pif parisien annoncé, il reçutà le prix de la Critique de l’Académie française, institution que l’on ne savait pas si prompte à dénoncer la dérive des m£urs éditoriales…

C’est un roman, Pays perdu, publié en 2003, qui lui valut de figurer à la rubrique des faits divers. Dans ce texte très autobiographique, il voulait rendre hommage au village natal de son père, dans l’ouest du Cantal. Un lieu auquel il est resté attaché depuis l’enfance et où chacun le connaît. Un beau projet gâché par un malentendu : à la lecture, quelques autochtones ne virent qu’offense et caricature, avec alcoolisme, jalousies, mesquineries et violences à l’ombre du Sancy. L’enfant du pays eut beau plaider que son livre était un éloge de la vieille société paysanne, rien n’y fit ; en juillet 2005, un comité d’accueil musclé l’attendait au sortir de sa voiture. Après les coups, les plaintes : une enquête est en cours ; un procès viendra.

Quoi qu’il en soit, dès ce livre on devinait que le grand projet de Jourde était de ne pas simplement raconter une histoire, mais de tricoter deux intrigues autour d’un thème commun pour en explorer toutes les richesses. Ce qui est encore le cas dans L’Heure et l’ombre. D’un côté, un enfant en vacances à Saint-Savin – cité balnéaire imaginaire – est séduit par la fillette qui loge dans la villa voisine. Il n’ose l’aborder. L’admire. L’épie chaque été. La rencontre enfin. Puis, adulte, s’en éloigne sans être sûr de l’avoir conquise. Il lui restera fidèle toute sa vie, par horreur de la trivialité. Pierre Jourde déroule ses considérations sur la nature des sentiments en de belles variations proustiennes. Atmosphère qu’il contrarie par sa seconde histoire, plus fantastique, énigmatique. Elle met en scène un homme brisé, par qui, par quoi, une femme ? Mais comment en être sûr ? Tout échappe à la logique chez cet être soumis à d’étranges forces qui l’éloignent de la vie, de son enfant, une fillette bientôt sacrifiée. Jourde convainc parce qu’il a trouvé l’astuce qu’il fallait : un narrateur extérieur, témoignant sans avoir rien vu, relatant des propos recomposés à sa guise qui laissent tout loisir au lecteur de trouver sa voie, entre abnégation et autodestruction. l

L’Heure et l’ombre, par Pierre Jourde. L’Esprit des péninsules, 261 p.

Daniel Martin

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