Double douleur

Pierre Danvoye
Pierre Danvoye Pierre Danvoye est journaliste pour Sport/Foot Magazine.

Une blessure qui n’en finit pas et l’assimilation terrorisme-Musulmans: le doyen des Zèbres a du mal.

On n’a plus vu Aziz Rabbah sur un terrain de D1 depuis le début du mois de février. « C’est presque le temps d’une grossesse », sourit-il. Un sourire qui se fait toutefois de plus en plus crispé. Ce médian de 25 ans a beau passer pour le plus optimiste et le plus positif du noyau de Charleroi, le temps commence à lui sembler fameusement long. Son destin de footballeur a basculé le 12 février. Une soirée en apparence banale. Les Zèbres l’avaient passée tous ensemble dans un restaurant. Quelques heures plus tôt, ils avaient pris possession de leur nouvelle Mercedes, mise à leur disposition par le Sporting.

Une belle machine. Qui présente une particularité: son frein à main… au pied. Un système qui doit être apprivoisé. Aziz a payé au prix fort sa méconnaissance de la mécanique allemande. Il arrête sa voiture au sommet de la pente menant à son garage. Il croit avoir verrouillé correctement le frein. Erreur. Au moment où il arrive près de la porte, son véhicule vient lui fracasser les deux jambes. Le verdict est sévère: fissure du péroné à gauche, fracture du tibia à droite. Aujourd’hui, il n’a toujours pas bouclé son chemin de croix.

« J’ai dû être réopéré le 25 septembre », explique Rabbah. « Ce n’était pas prévu au programme. J’avais repris les entraînements, j’étais fou de joie de goûter à nouveau au travail avec mes copains. Mais j’ai vite compris qu’il y avait des complications. Théoriquement, j’aurais dû me sentir de mieux en mieux. Mais, au contraire, je souffrais de plus en plus. Des muscles s’étaient collés aux os, et j’avais mal à cause de ces adhérences. Je suis repassé sur le billard et cette intervention a encore retardé un peu plus mon retour ».

Aziz Rabbah aurait pu laisser la vie dans cet accident. A l’époque, il vivait seul dans sa maison en pleine campagne. Par chance, sa mère et sa soeur étaient là, le soir de l’accident. « J’étais coincé entre la voiture et la porte, qui se pliait de plus en plus sous le poids de la Mercedes. J’ai frappé sur la porte pour appeler ma soeur et ma mère. Si elles n’avaient pas été chez moi ce soir-là, je ne sais pas dans quel état je serais aujourd’hui. Je suis partagé entre deux sentiments quand je repense à cet accident: je me dis que ça n’aurait jamais dû arriver, mais je suis aussi conscient que les conséquences auraient pu être beaucoup plus dramatiques. Si ma voiture m’avait percuté au moment où je me baissais pour ouvrir la porte, je l’aurais prise au niveau du bassin et je serais sans doute paralysé aujourd’hui. Sur le coup, je n’ai pas pris conscience de l’étendue des dégâts. J’étais complètement dans le gaz et je ne souffrais même pas. Mais, une fois arrivé à l’hôpital, j’ai compris que je n’allais pas rejouer de sitôt ».

Au moment du crash, Aziz arrivait en fin de contrat. Sur ce coup-là, les dirigeants du Sporting se sont comportés comme de vrais gentlemen: « Deux jours après mon opération, Lucien Gallinella est venu à l’hôpital pour me proposer de signer un nouveau contrat d’un an. J’ai été bouleversé, même si j’avoue que je ne pensais pas tellement à mon avenir de footballeur à ce moment-là. Je me préoccupais avant tout de ma santé, je me demandais si je retrouverais l’usage intégral de mes jambes ».

Enzo Scifo nous affirma un jour que le Sporting n’aurait pas été aussi généreux avec la majorité de ses autres joueurs. Mais, vis-à-vis de Rabbah, il n’y avait rien de trop élégant. Ce joueur est aujourd’hui le plus ancien du noyau et il fait l’unanimité depuis son arrivée en provenance de Strasbourg, en 1998.

Aziz n’arrive toujours pas à ranger cet accident dans le tiroir aux mauvais souvenirs. Il y pense encore tous les jours: « Ça ne me prend plus la tête comme au début, mais ces images me reviennent encore chaque soir, au moment où je me couche. Avant cela, la perspective de me blesser gravement ne m’avait jamais traversé l’esprit. J’avais été épargné. Je savais que je pouvais me faire mal, toutefois je me disais que si je devais subir une blessure, cela arriverait sur un terrain de foot. Le seul point positif, c’est que je sortirai à coup sûr plus fort mentalement de cette expérience. J’ai tellement souffert que j’ai appris à voir les choses sous un angle différent. Avant, je me plaignais dès qu’une petite grippe me clouait au lit. Maintenant, je sais ce que c’est d’avoir vraiment mal et de ne rien pouvoir faire du tout ».

Un autre mal tourmente Aziz Rabbah: la situation mondiale actuelle. Le noyau de Charleroi comporte pas moins de six joueurs musulmans, dont la pratique est plus ou moins poussée: Christian Negouai, Badou Kéré, les trois Iraniens et Aziz.

Le Franco-Marocain perd sa bonne humeur dès qu’il évoque les attentats survenus aux Etats-Unis et la riposte de la coalition anglo-américaine. « Je suis pendu à ma télévision et je vis très mal la situation. Une chose m’énerve par-dessus tout: beaucoup de gens continuent à faire l’amalgame entre les Musulmans et les cinglés qui ont commis les attentats. Tout cela me fait peur. Les Musulmans qui vivent aux Etats-Unis sont dévisagés dès qu’ils sortent dans la rue. Je n’ai pas encore eu de remarques et je ne crains pas grand-chose pour moi. Par contre, j’ai peur pour mes petits neveux qui sont à l’école en France. Les enfants sont cruels entre eux, ils ne comprennent pas ce qu’ils disent et je serais très touché si mes neveux devenaient victimes de cette cruauté. Aujourd’hui, les Américains et les Anglais frappent des civils innocents en Afghanistan. Comme si ces pauvres gens avaient commis les attentats. Cela ne fait que renforcer la haine. Que les Talibans livrent Ben Laden et on n’en parlera plus. Ou alors, que les Anglais et les Américains fassent d’une pierre deux coups en rayant Ben Laden et les Talibans! Ils se trompent complètement dans le choix de leurs cibles. Comme dans toutes les guerres, ce sont les civils qui prennent tout. Si George Bush avait pris la peine de s’occuper un peu des Palestiniens, on n’en serait pas là. Bill Clinton s’intéressait à leurs problèmes, mais pour Bush, le jeu n’en vaut apparemment pas la chandelle. On voit le résultat aujourd’hui ».

L’Islam est, pour Aziz Rabbah, un art de vivre. Chaque soir, il lit quelques pages du Coran. « On ne peut pas le comprendre et le connaître après ne l’avoir lu qu’une seule fois. Il faut s’y replonger régulièrement et apprendre à déchiffrer entre les lignes ».

Aziz essaye de respecter au mieux les cinq piliers de l’Islam: 1. L’invocation à Dieu (il y a un seul Dieu et Mahomet est son envoyé sur la Terre); 2. Les 5 prières quotidiennes; 3. Le ramadan; 4. L’aumône (les Musulmans sont tenus de partager avec les pauvres); 5. Le pèlerinage à La Mecque. Ces obligations sont parfois difficiles à concilier avec l’existence d’un sportif de haut niveau, mais Rabbah fait pour un mieux.

« Je prie régulièrement, mais je m’abstiens quand je suis au boulot. Pour ce qui est du ramadan, je le respecte du mieux que je peux: je dois quand même penser à accumuler suffisamment de forces pour bien jouer au foot. La Mecque? J’ai la ferme intention d’y aller un jour. Mon père s’y est rendu. En général, on fait le pèlerinage quand on a atteint sa pleine maturité, c’est-à-dire vers 45 ou 50 ans ».

Rabbah défend avec force tous ces bons côtés de l’Islam. Et il met la même énergie à condamner ceux qui interprètent cette religion à leur façon.

« L’Islam est une religion individuelle, c’est stipulé en toutes lettres dans le Coran. Cela veut dire qu’on ne peut pas forcer les gens à prier ou à devenir musulmans. Chacun participe comme il le souhaite, avec sa conscience. De toute façon, nous passerons tous devant Dieu au terme de notre vie et on fera les comptes. Ça me dégoûte qu’on force des gens à passer dans le camp des Musulmans. Les Talibans font cela soi-disant au nom de l’Islam et de Dieu. Moi, je prétends qu’ils le font en leur nom à eux. Quand des extrémistes envoient des gosses se faire sauter avec une bombe autour de la ceinture, ça me dépasse complètement. Des parents transforment leur enfant en kamikaze pour 6.000 dollars. Ils font cela parce qu’ils meurent de faim. Je ne comprends plus du tout. Notre religion nous a appris la tolérance. On est en train de la salir et je ne le supporte pas. Le Coran parle effectivement de la guerre sainte, mais elle n’a pas la signification que lui donnent les Talibans. La guerre sainte, ce n’est certainement pas prendre un avion et l’écraser sur une tour où il y a des milliers de personnes qui travaillent et ne demandent qu’à vivre tranquillement. Les extrémistes pètent les plombs et ça m’effraye. La guerre sainte, selon le Coran, c’est se défendre si on est provoqué ou attaqué. Défendre sa terre et ses biens. Rien d’autre. Il est déjà dramatique que des milliers d’innocents meurent à cause d’une guerre de religion. Mais quand, en plus, vous faites partie d’un groupe qu’on assimile à des terroristes, c’est terriblement dur à vivre. On croit finalement tous au même Dieu. Simplement, les façons d’y croire et les coutumes sont différentes. C’est ce que mon éducation m’a appris. J’ai grandi en France en profitant de l’apport de deux cultures: la marocaine dans ma famille et la française à l’école. C’est une richesse. Au Maroc, l’effort d’intégration que fournit la population est impressionnant: on y trouve des églises, des synagogues et des mosquées. Et tout le monde respecte tout le monde. Si c’est possible là-bas, pourquoi cela ne l’est-il pas à l’échelle du monde? »

Pierre Danvoye

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