Djakarta-sur-Meuse

Le club de D2 va passer dans une autre dimension en étant dirigé par l’entreprise de celui qui pourrait devenir président d’Indonésie en 2014.

Visé : ville de 17.000 habitants. Un club de foot en deuxième division, parent pauvre du bassin liégeois au niveau de l’engouement. A peine 2.000 spectateurs de moyenne. Une gestion saine et sportivement intelligente, mais rien pour attirer un investisseur potentiel. Et pourtant, ce club sans histoire, qui venait de terminer à la 5e place de la D2, à peine promu, va passer dans une autre dimension. Celle d’un football mondialisé et d’une ambition dévorante capable de renverser les montagnes qui séparent le club de la D1. Ou l’histoire d’un club de village suivi désormais par un peuple de 240 millions de personnes.

Tout débute en janvier. Depuis quelques années, le président Guy Thiry qui avait fait fortune dans l’import-export de fruits et légumes avant de revendre son affaire, ne cachait pas sa lassitude de porter seul à bout de bras le projet Visé. Chaque année, le fantôme d’une fusion avec le FC Liège réapparaissait pour finalement s’évanouir dans les brumes des difficultés financières des Sang et Marine. En janvier donc, Thiry rencontre trois Italiens qui sillonnent l’Europe pour le compte d’une des plus grandes fortunes d’Indonésie : la famille Bakrie. Celle-ci se cherche une nouvelle tête de pont dans le monde du football après avoir acquis un club indonésien, le Pelita Jaya, et avoir financé une école de jeunes en Uruguay depuis 1991.  » Après 18 ans de présidence, je savais que tout seul, je ne pouvais pas faire mieux que la D2 « , explique le président Thiry,  » J’ai eu différents contacts mais beaucoup n’avaient pas les moyens de leurs ambitions. Puis, par l’intermédiaire d’agents italiens, j’ai rencontré la famille Bakrie et senti qu’elle avait les reins solides.  »

Les deux parties tombent immédiatement sous le charme. La famille décide d’investir massivement à Visé, via sa fondation. Ce que confirme le nouveau directeur technique, Beppe Accardi, un Italien de 47 ans, ancien défenseur de Palerme et premier étranger à avoir évolué à Djakarta :  » Cela fait pas mal d’années que je travaille avec la famille Bakrie. Roberto Regis Milano et moi avons reçu un mandat pour trouver un club en Europe. Nous voulions absolument un club de D2 qui disposait d’une bonne structure de jeunes car nous voulions en former. On veut fonctionner en plus petit sur le modèle de Barcelone qui tire l’ossature de son équipe de la Cantera. Nous avons trouvé en Guy Thiry et en Visé un partenaire idéal, très aimable, avec la même mentalité, la même stratégie.  »

Pour éviter trop de mauvaise publicité si le projet foire, la famille Bakrie recherchait également un endroit calme. Visé et ses 2.000 supporters le lui offraient.  » Ils ne veulent pas faire trop de bruit et préféraient reprendre un plus petit club afin de le faire progresser « , explique Thiry.  » De cette façon, sur le plan politique, ils auraient montré à l’Indonésie qu’ils avaient construit quelque chose. « 

 » On recherche avant tout un certain calme pour pouvoir bien travailler. Un peu sur le modèle de Chievo et de l’Udinese en Italie « , ajoute Accardi. En outre, la Belgique leur permettait de ne pas subir trop de contrariétés et de n’être pas trop surveillés comme en France ou en Italie ? Accardi :  » Non, non, si on a opté pour la Belgique, c’est en raison de sa position au centre de l’Europe. D’ici, nous avons une vue globale sur tous les championnats européens. « 

Un homme pour qui tous les moyens sont bons

Derrière le caractère exotique, se cache pourtant un véritable poids lourd de la société indonésienne. La famille Bakrie est à la tête d’un empire industriel, Bakrie and brothers, qui s’est développé autour des mines avant d’investir dans l’aluminium, les communications, la télévision, l’agriculture, l’immobilier, le commerce maritime et la construction. C’est surtout sous la dictature militaire du général Suharto que cette entreprise fondée par le père des trois frères, Ahmad Bakrie, a prospéré, profitant pleinement des contacts avec le GOLKAR, parti au pouvoir créé pour soutenir le régime en place.

Aburizal Bakrie, un des trois frères qui héritèrent de l’affaire, allait par la suite devenir un acteur essentiel de la société indonésienne. Il dirigea l’entreprise Bakrie and brothers entre 1999 et 2004, tout en menant une carrière politique en parallèle au sein du GOLKAR. En 2004, après avoir échoué aux primaires du GOLKAR censées désigner le candidat du parti pour l’élection présidentielle, il fut nommé ministre de l’Economie mais dut changer de ministère accusé de  » népotisme économique  » et reçut le portefeuille des Affaires sociales. Son mandat sera marqué par le plus gros scandale écologique que l’Indonésie connut dans son histoire, à Sidoarjo. En mai 2006, 30.000 personnes durent être évacuées et relogées après avoir vu leurs maisons ravagées par des coulées de boues. En cause : l’entreprise LapindoBrantas, dont l’actionnaire majoritaire se nomme Bakrie and brothers, coupable d’un forage raté qui a provoqué l’affaissement d’un ancien volcan et l’ensevelissement de milliers de maisons sous des tonnes de boue pestilentielle. Pendant quatre mois, plus de 50.000 m3 de boues par jour vont se déverser, formant un lac de 435 hectares et obligeant l’armée à intervenir. 23 entreprises et 3.000 emplois durent être délocalisés. Montrée du doigt, l’entreprise Bakrie and brothers refusa de payer et Aburizal Bakrie réussit même le tour de force de convaincre l’administration de transformer cette pollution en catastrophe naturelle.

Ce n’était donc plus à l’entreprise d’indemniser les victimes mais au gouvernement en général et à un ministère des Affaires sociales, dirigé par… Aburizal Bakrie, en particulier. Depuis lors, cette même société a connu une sévère crise en 2008 avant de prospérer à nouveau grâce à la hausse des prix de l’énergie et surtout grâce à la fuite d’une partie de leurs capitaux vers l’étranger. En 2009, la famille était considérée comme la plus puissante d’Indonésie avec 5,4 milliards d’euros de fortune estimée. Le seul Aburizal serait, d’après Forbes, à la tête de 2,1 milliards de dollars. Depuis la catastrophe de Sidoarjo, Bakrie and brothers tente de se refaire une virginité. Toute publicité est bonne à prendre. Comme en 2009 où, après un tremblement de terre de grande ampleur, la Gazette de Bali écrivait :  » Le tremblement de terre fut l’occasion pour le ministre Bakrie de se montrer sur le terrain en sa qualité de bon samaritain, coordinateur de l’effort national, à l’évidence plus à l’aise à dépenser l’argent du pays que le sien et osant même faire la publicité de son entreprise en distribuant des banderoles – Le groupe Bakrie vient au secours des victimes. Face à un tel cynisme, on reste sans voix.  »

Depuis 2009, le chef de famille n’est plus ministre mais président du GOLKAR et lorgne fameusement sur la présidentielle de 2014. Aux côtés d’Aburizal, c’est son frère Nirman qui a mené les négociations avec Visé et c’est le fils de ce dernier, Aga, 29 ans qui gérera le club. Il est considéré comme l’héritier spirituel du groupe et amené à le diriger dans le futur.

 » Ils avaient clairement la puissance financière pour reprendre le Standard « , nous explique un proche du club,  » mais ils voulaient quelque chose de plus simple, plus rapide. Ils ne voulaient pas partager. « 

Visé fonctionnera avec un budget de plus de 5 millions !

A Visé, pas de problème, ils ne partageront pas. Lors du dernier match de championnat, face à l’Antwerp, la délégation indonésienne, accompagnée par 19 journalistes, a été reçue avec les honneurs du protocole. Marcel Neven, le bourgmestre de Visé a déroulé le tapis rouge.

 » Leur arrivée est d’autant plus positive qu’elle assure la pérennité financière du club, qu’elle permet d’accroître encore le nombre d’équipes de jeunes et de ne pas engendrer de dépense supplémentaire pour la Ville « , expliqua-t-il dans les colonnes du groupe Sud Presse. En gros, l’argent n’a pas d’odeur. Surtout s’il évite un club de football de mourir. De la part d’un édile communal, on attendait un peu plus de recul même s’il est content d’être passé au journal télévisé indonésien suivi par 50 millions de personnes.  » Quand quelqu’un vient proposer à Thiry d’injecter de l’argent et de le laisser à la tête du club, c’est pour lui une opportunité énorme. Il ne va pas commencer à avoir des états d’âme. La Ville non plus « , explique un proche du bourgmestre.

 » Je ne suis pas tracassé du tout car ce sont des amoureux de football « , dit Thiry.  » Leur venue ne me semble pas louche. Pour eux, il s’agit simplement d’une campagne d’image car le football est extrêmement populaire dans leur pays et ils veulent faire progresser leur équipe nationale en permettant à deux ou trois joueurs d’évoluer en Europe.  »  » C’est juste une question de c£ur et de passion « , renchérit Accardi.

En attendant, alors que le Standard s’est posé mille questions sur le fonds d’investissement néerlandais, Visé s’est offert à des Indonésiens avec la frénésie de quelqu’un à l’aube d’une grande et belle aventure.  » A Visé, on ne peut jamais vraiment parler d’engouement « , tempère José Riga, l’entraîneur qui a décidé de quitter le projet pour celui du Standard..  » Les gens sont passés par la surprise, l’étonnement, le côté dubitatif et puis tout le monde a vu que c’était sérieux.  » Car, à l’image de sa délégation, les Indonésiens ne passent pas inaperçus. A leur tête, la famille Bakrie a délégué le neveu d’Aburizal, Aga Bakrie, qu’on a désigné sous le titre de chairman. Attention, à ne pas confondre avec le président, poste conservé par Guy Thiry mais qui devient plus honoraire. Pour le représenter, Aga Bakrie peut compter sur Accardi, qui a lui-même nommé plusieurs techniciens italiens pour épauler le staff technique.

La famille Bakrie a également amené avec elle quelques millions d’euros. Certains parlent de 6 millions pour l’augmentation du capital et d’un budget de 5 millions minimum pour faire tourner l’équipe la saison prochaine (soit presque autant que celui de Mons !).  » Je ne donnerai pas de sommes. C’est privé et réservé ! « , sourit Accardi.

Mais, c’est bien plus que quelques millions que les Indonésiens sont prêts à injecter dans le club de la Basse Meuse. Pour rafraîchir les installations, pour agrandir les vestiaires, pour mettre à la disposition de l’équipe un diététicien et un médecin pour les jeunes.  » Ils ne pensent pas qu’à la partie visible de l’iceberg « , insiste Riga. Pourtant, c’est bien l’équipe pro qui sera au centre du projet.  » Notre philosophie repose sur le travail « , dit Accardi,  » Je compare un peu un club de foot à une montre. Si tous les mécanismes fonctionnent, l’heure est toujours juste. « 

En vue de rejoindre la D1 dans les trois ans, Accardi a décidé de revoir le noyau de fond en comble. Les joueurs passeront tous professionnels (ce qui n’était pas le cas la saison dernière). Certains joueurs, qui n’ont pas voulu sacrifier leur boulot, ont donc renoncé au projet. D’autres ont été jugés trop courts. Des éléments plus aguerris ( Grégory Grisez, un ancien de Charleroi et de Boussu Dour, Damir Mirvic ou Massimo Moia) ont été acquis. Trois jeunes Uruguayens ont également rejoint le groupe. Enfin, cerise sur le gâteau pour les Indonésiens, trois des meilleurs joueurs du pays recevront leur chance dans un club européen.

 » Mais on sait très bien que c’est lors de la deuxième période du mercato qu’on fait les meilleures affaires « , explique Accardi.  » On va cibler de bons joueurs de D2 qui veulent s’inscrire dans un projet plutôt que des joueurs de D1 qui se disent qu’il y a de l’argent à prendre à Visé « , renchérit Riga.

 » Ils vont devoir repartir de zéro et ce n’est pas si simple  » (José Riga)

En perdant Riga, Visé se sépare du dernier lien qui unissait ce club aux deux dernières saisons. Riga, qui perdait sa casquette de directeur technique, n’était pourtant pas opposé au projet visétois mais l’envie de retrouver la D1 le tiraillait depuis bien longtemps. De plus, il était conscient du travail titanesque de reconstruction qui l’attendait.  » Humainement, j’avais un groupe extraordinaire, je ne l’aurais changé pour rien au monde mais j’en avais tiré le maximum. Ne faire qu’une ou deux retouches ne me garantissait pas de faire mieux que la cinquième place. Ils vont devoir repartir de zéro et ce n’est pas si simple que cela. Il faudra, par exemple, surmonter la barrière de la langue mais tout le monde préfère ce défi et cette situation que de voir le budget raboté. « 

Visé est donc entré dans un autre monde. Avec l’espoir de connaître les effluves et les ambiances de la D1 mais avec le risque de perdre ce qui faisait son charme et de se voir sacrifié sur l’autel de la mondialisation et des humeurs de tycoon indonésiens.  » Je n’envisage même pas un échec tant les investisseurs indonésiens m’ont paru sérieux « , conclut Thiry.  » Mon rêve était un jour de goûter à la D1 et si ce rêve pouvait se concrétiser, ce serait magnifique. Pour cela, on est passé d’une personne à temps plein à dix. Mais on n’a pas sacrifié l’ancrage visétois pour autant. Deux des trois personnes qui faisaient fonctionner le club la saison dernière sont toujours là et notre projet articulé autour des équipes de jeunes est partagé par les Indonésiens. La preuve : la saison dernière, nous avions déjà fait un énorme effort en passant de 18 à 33 équipes de jeunes. La saison prochaine, on continuera dans cette voie puisqu’il y aura 40 équipes de jeunes à Wihogne. Ce projet ne ressemble en rien à celui d’Eupen par exemple « .

Et ce même si le directeur technique, Beppe Accardi, a une licence d’agent FIFA et n’apparaît donc pas dans l’organigramme officiel du club ?  » On peut penser qu’il va vouloir faire des transferts pour son compte mais c’est un homme de confiance de la famille Bakrie depuis des années « , dit Thiry.  » Je ne pense pas qu’il oserait mélanger ses intérêts avec ceux de la famille. « 

PAR STÉPHANE VANDE VELDE

 » La venue des Indonésiens ne me semble pas louche. Pour eux, il s’agit d’une campagne d’image  » (Guy Thiry)

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