Deux naissances chez Georgette

Bernard Jeunejean

Sans lever les yeux de sa gazette, Georgette lâcha avec mépris: « Par moments, ton football est proprement répugnant. Ecoute-moi ça: chaque semaine, il paraît que TON Zidane gagne l’équivalent du revenu national annuel de la Sierra Leone! » Dimanche soir. Marcel soupira sans rien dire, en se mordant juste un peu les dents. Sa vieille piquait sa crise de conjugalité sadique, ça lui arrivait parfois, au hasard de ses lectures, comme de l’urticaire et comme dans tous les couples.

Le scénario était alors immuable: Georgette ouvrait un feu nourri sur les tares du sport-business, et culpabilisait Marcel comme s’il en était le dégoûtant démiurge! Il y avait à peine cinq minutes, elle l’avait fustigé parce qu’une grosse partie des ballons de foot du globe étaient fabriqués dans le Tiers-Monde, par des gosses de 12 ans honteusement surexploités: Marcel en serait presque arrivé à se sentir tortionnaire ou bourreau d’enfants, quand il s’en irait traçer le terrain avant un match des Minimes.

« Décidément, toi et ton sport, rien ne vous arrête dans votre débilité », ricana-t-elle. « Lis-moi ça, maintenant: un cinglé de milliardaire américain a proposé 10 millions de dollars à Graf et Agassi pour que leur gamin, qui vient de naître, s’inscrive d’ores et déjà à son tournoi de tennis de 2017! Pauvre gosse, à peine sorti des choux et déjà champion sportif sans même avoir pu donner son avis! Je te le dis, Marcel, vous êtes des malades.

Marcel soupira plus fort, mais s’efforca de rester concentré sur les photos de son 28e album Panini qu’il était en train de compléter: en dépit des sarcasmes, il demeurerait sage comme une image!

« Heureusement qu’il reste les vraies valeurs », poursuivit alors Georgette, soudain illuminée d’un sourire de bobonne par dessus la gazette. « Qu’est-ce qu’elle est belle, notre petite Elisabeth, hein, Marcel? Une vraie petite femme, comme a si bien dit Philippe! Comme elle ressemble à Mathilde! Et comme elle va être heureuse! »

Marcel eût pu renchérir et faire passer l’orage. Et l’orage serait parti aussi subitement qu’il était venu. Mais il n’en eut pas le temps, ce fut comme si son vieil instinct de buteur réagissait pour lui. Quand une occasion de but se présente, grosse comme une maison, elle ne dure souvent qu’une fraction de seconde: le vrai buteur le sait et frappe instantanément. Georgette venait de donner à Marcel l’occasion de frapper, il frappa illico, sans raisonner. Sa main s’aplatit sur la table de la salle à manger: avec un boucan à réveiller sinon les morts, en tout cas Georgette qui sursauta jusqu’à l’abat-jour du lampadaire près de son fauteuil.

« Ha! Ha! Ha! », hurla-t-il, tout à la joie ivre de son contre-argument pan-dans-le-mille, avec des yeux exorbités qui foudroyaient Georgette. Parce que ta vraie petite femme qui vient de sortir des choux de ta Mathilde, tu la crois mieux lotie que le gamin de Steffi?! Tu ne penses pas qu’on a déjà décidé pour elle qu’elle serait championne royale?! Et sans lui demander son avis?!

En se demandant ce qui lui avait pris, Marcel-le-buteur retomba sur terre sitôt après sa frappe: surtout que le lampadaire heurté par Georgette était aussi retombé sur terre, et que l’abat-jour s’était brisé en mille morceaux.

« J’avais acheté ce lampadaire à Bruxelles, vieil hooligan », fit Georgette d’un ton qu’elle voulait calme et supérieur. « Tu m’y conduiras donc demain, je déteste conduire en ville: et tu acquitteras la facture de son remplaçant. A quelque chose, malheur est bon d’ailleurs: j’en profiterai pour me rendre ensuite à la maison communale d’Anderlecht. Je tiens à manifester ma joie parmi la foule, lorsque Philippe viendra déclarer la naissance de Lisa. Pendant ce temps-là, tu n’auras qu’à aller te promener au Parc Astrid.

« Un lundi après-midi? Je parie que tout est fermé et qu’il n’y a même pas entraînement », geignit Marcel à quatre pattes, en train de ramasser les débris de verre.

« Tu n’as pas le choix, c’est ça ou le tarif habituel, six semaines de suspension: c’est-à-dire que JE SUSPENDS durant 6 semaines toute activité de lessive de maillots pour ton foutu club. Et concentre-toi, il y a encore des morceaux là, sous ta chaise, asséna Georgette.

(à suivre)

Bernard Jeunejean

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