» Désolé, Juan, mais tu dois nous suivre « 

La veille du GP de Cuba 58, le quintuple champion du monde automobile est pris en otage par des sympathisants du président Fidel Castro. Reconstruction.

Début octobre, Michael Schumacher a jeté le gant, n’ayant pas obtenu de nouveau contrat chez Mercedes. Cette fois, l’Allemand, qui détient le record du monde avec sept titres planétaires, a mis un terme définitif à sa carrière. Il a détrôné l’ancien recordman, Juan Manuel Fangio, en 2003. L’Argentin a été champion du monde de F1 à cinq reprises, dont quatre fois d’affilée, entre 1951 et 1957. Le Sud-Américain a obtenu une partie de ses succès au volant d’une Mercedes, la marque qui a dominé la F1 jusqu’à ce qu’un accident mortel l’incite à tourner le dos à ce sport. Schumi a d’ailleurs dépassé Fangio dans la légende en raflant une cinquième couronne mondiale d’affilée en 2004.

Voilà pour les parallèles. Mais l’Allemand n’a pas pris congé du monde automobile de la même façon que son illustre devancier. Alors que Schumacher a roulé de manière plutôt anonyme en fin de carrière, Fangio a fait la une de l’actualité mondiale pendant des jours entiers, durant sa dernière saison. Il a en effet joué un rôle-clef dans la révolution cubaine, contre son gré.

Juan-Manuel Fangio est le fils d’immigrés italiens. Il a grandi à Balarce, dans la province de Buenos Aires. Très tôt, il s’est intéressé à la mécanique. Vraiment très tôt. A treize ans, il a commencé à travailler à l’atelier du garage Ford local mais dès l’âge de dix ans, selon ses dires, il s’est glissé au volant. Il a eu le sentiment que  » l’auto a pris vie quand il est parvenu à la faire démarrer et à rattraper un autre véhicule.  » Il a appris à conduire en observant les automobilistes.  » Je prenais souvent le bus et je me glissais près du chauffeur. C’est comme ça que j’ai appris à passer les vitesses. « 

Tout cela figure dans la documentation qu’a rassemblée le musée de Balarce sur le plus célèbre de ses citoyens. On y apprend aussi que Fangio s’est adonné à la boxe et au football, des sports qu’il a rapidement abandonnés pour donner libre cours à sa passion pour l’automobilisme. C’est ainsi que sa carrière a débuté en 1929, d’abord sur des routes sans revêtement puis sur asphalte.

Une sortie de route tragique

Les normes de sécurité n’étaient pas encore telles que nous les connaissons et les accidents étaient fréquents. Le destin n’a pas épargné Fangio. En octobre 1948, l’Argentin, dont la réputation s’étendait déjà au Vieux Continent, a participé au Gran Premio de America del Sur, une course entre Buenos Aires et Caracas (Venezuela). Durant la septième étape, au nord du Pérou, son auto s’est retournée et son copilote est décédé. Depuis lors, cette journée est dédiée aux copilotes, en Argentine.

En 1950, Fangio a signé un contrat pour Alfa Romeo. On mettait alors sur pied un championnat du monde de Formule 1 et il était un des trois pilotes de l’écurie italienne. Fangio est venu, il a vu et il a vaincu. À Monaco, à Angoulême, à Spa, à Reims, à Genève. Seul son coéquipier, Giuseppe Farina a fait encore mieux, le battant de justesse dans la lutte pour le sacre mondial. Mais l’année suivante, Fangio a pris sa revanche.

En 1952, le destin a frappé une deuxième fois. Au troisième tour de l’épreuve de Monza, Fangio est sorti de sa trajectoire. Il a passé quatre mois à l’hôpital mais la saison suivante, il a repris son volant, pour une année marquée par la poisse et les abandons. Ce n’est qu’en 1954, quand il a rejoint Mercedes, qu’il a renoué avec le succès, s’adjugeant deux titres mondiaux. En 1955, ce sacre n’a d’ailleurs constitué qu’une maigre consolation pour le constructeur allemand. En juin, pendant les 24 Heures du Mans, la Mercedes-Benz du Français Pierre Levegh s’est crashée dans la foule. Le pilote et 84 spectateurs ont perdu la vie dans ce tragique accident. La direction a décidé de mettre un terme à ses activités sportives en fin de saison. Fangio a trouvé un autre volant en Italie, chez Ferrari puis chez Maserati.

Champion du monde en titre, Fangio est arrivé à La Havane, à Cuba, en 1957 pour y rouler le GP local. Celui-ci était prestigieux, même s’il n’était pas repris dans le calendrier officiel du Mondial. Tous les pilotes importants y participaient. L’épreuve de 500 kilomètres se déroulait sur un circuit tracé au c£ur de la Havane et le long de la côte. Le Circuito del Malecon, avec ses 5,6 kilomètres de virages, est assez comparable au GP de Monaco.

Le Monte-Carlo des Caraïbes

Les opposants au régime considéraient cette course comme une propagande en faveur de Fulgencio Batista, qui s’était emparé du pouvoir par la force en 1933, et avait placé des hommes de paille au gouvernement avant de devenir président. Ce dictateur était considéré comme un pro-Américain. À cette époque, Cuba, et sa capitale avant tout, était le Monte Carlo des Caraïbes. Un paradis du pari pour les riches Yankees, une terre dirigée par la mafia, gangrenée par la prostitution.

Fangio était accueilli en héros, comme d’autres. Stirling Moss était également au centre de l’attention générale et dans le public, on pouvait reconnaître un acteur célèbre, Gary Cooper. Un Belge, Olivier Gendebien, qui allait s’adjuger les 24 Heures du Mans plus tard, était aussi sur la grille de départ. Le champion du monde a remporté la course et a vécu une suite agitée, comme Batista et les Cubains. Quand le président a voulu rejoindre son palais en passant par le circuit, il a été bloqué dans le trafic : 150.000 personnes étaient venues voir la course. Quand les Cubains ont aperçu leur chef, ils ont tenté de l’atteindre pour lui parler de l’état du pays. Les gardes du corps ont paniqué et ont foncé dans la foule pour se frayer un chemin manu militari. Cette journée ensoleillée s’est achevée par un bain de sang. Ce que ni Fangio ni Batista ne savaient à ce moment, c’est que l’Argentin avait déjà échappé de justesse à… un enlèvement.

En février 1958, place à la deuxième édition du Gran Premio Le champion du monde est assailli par le doute et envisage de mettre un terme à sa carrière. Cuba aussi est plongé dans le désarroi. Le pays reste sur une année très agitée. Depuis les montagnes de la Sierra Maestra, Fidel Castro, revenu à Cuba en décembre 1956, dirige la révolte contre Batista. Les deux hommes sont de vieux ennemis : en 1953, Castro a été condamné à quinze ans de prison suite à l’attaque d’une caserne mais a été libéré après deux ans et s’est enfui aux États-Unis puis au Mexique avant de rentrer au pays pour lutter contre le président au pouvoir. Che Guevara et son frère Raul sont ses compagnons d’armes. À plusieurs reprises, le régime tente de miner leur révolte en répandant la rumeur de la mort de Castro, lequel est contraint de la démentir en accordant une interview au New York Times.

La nuit des 100 bombes

De son antre, Castro a remarqué l’attention que les journaux ont portée à la venue de Fangio à Cuba en 1957. Presque tous les grands quotidiens occidentaux ont dépêché un journaliste pour rendre compte de cet événement. Pour exploiter cette présence médiatique, il concocte l’enlèvement de Fangio mais son plan capote suite à la perquisition de l’appartement où les rebelles entreposaient leurs armes. Sans elles, pas de prise d’otages. En 1957 déjà, l’enlèvement était plus concret que ce qu’on a longtemps cru. Pendant son séjour dans la capitale cubaine, Fangio a été surveillé attentivement par les rebelles, qui avaient élaboré un plan : un des leurs avait acheté un petit bloc-notes et devait approcher Fangio dans son hôtel, en lui demandant un autographe. Faute d’armes, l’opération fut annulée.

Ou plutôt reportée à l’année suivante. Attentats, répression, révolte, sabotages ont marqué cette année-là. Pour ne citer qu’un exemple, la nuit du 8 novembre 1957 est entrée dans l’histoire comme la nuit des cent bombes. Elles ont toutes explosé au même moment…

Lorsque le nouveau Gran Premio prend forme et que les journaux annoncent l’arrivée de  » toutes les vedettes mondiales « , les rebelles ressortent leur projet de kidnapping. 1958 doit être  » l’année de la libération « , l’année durant laquelle les rebelles vont convaincre la presse occidentale de la justesse de leur cause. Pour cela, ils ont besoin d’un coup d’éclat.

Afin de glaner des infirmations, les rebelles se lient d’amitié avec un journaliste sportif. Celui-ci parle italien – rappelez-vous que Fangio est d’origine transalpine – et s’entend bien avec MarceloGiambertoni, un ami de l’Argentin dont il est aussi le manager. Quelques jours avant l’arrivée de Fangio à La Havane, ils reconnaissent les lieux et concoctent un plan.

Les rebelles connaissent les moindres détails de la protection offerte par le régime à Fangio, jusqu’à la surveillance au sein de l’hôtel et à la chambre où il loge. Comme en 1957, l’Argentin s’établit dans la chambre 810 de l’Hôtel Lincoln. Enlever Fangio au nez et à la barbe du régime ne sera pas une mince affaire mais cela ne rebute pas les rebelles car leur réussite illustrerait la  » faiblesse  » du régime. Ils sont conscients d’être sur le fil du rasoir. Fangio jouit d’une popularité incroyable et il ne peut rien lui arriver de funeste car cela nuirait à leur cause : le monde entier condamnerait alors cet  » enlèvement patriotique « . La prise d’otage ne peut pas non plus s’éterniser : il s’agit seulement d’empêcher l’Argentin de participer à cette course couverte par la presse mondiale.

Kidnapping postposé

Lorsque Fangio atterrit à Cuba, le vendredi, les rebelles savent qu’il va passer 70 heures à La Havane, escorté par l’armée dès son arrivée à l’aéroport jusqu’à son retour. Une reconnaissance révèle que l’hôtel est bien gardé. On remanie donc les plans.

Une première alternative est d’enlever Fangio le samedi soir, pendant une émission télévisée. Trois autos sont prêtes mais quand Fangio quitte le studio, il est entouré de gardes du corps et la foule se presse autour de lui, avide de voir le quintuple champion du monde. L’attaque est annulée.

Le plan B consiste à l’enlever lors d’un cocktail qui se déroule plus tard ce soir-là, à l’Hôtel Nacional, mais un incident impliquant un photographe révèle une présence policière supérieure aux estimations des rebelles. L’action est une fois de plus reportée, en dernière minute. Après maintes discussions, le conclave décide de se concentrer sur les essais. Peut-être une occasion se présentera-t-elle alors ?. Le lendemain, toutes les illusions s’envolent : Fangio est constamment escorté.

La course se déroule le lundi, un jour férié. Après les essais, Fangio se retire dans sa chambre d’hôtel. Les rebelles commencent à désespérer. S’ils laissent passer cette occasion, c’en est fini. Ils paniquent encore davantage quand ils réalisent qu’ils ne peuvent pas utiliser la cachette initialement prévue, un de leurs combattants, blessé dans une action de sabotage, y étant soigné.

C’est finalement la presse qui va venir en aide aux rebelles. Le journaliste qui connaît bien Giambertoni prend contact et demande une interview, pour attirer le pilote hors de sa chambre. Le manager refuse et suggère de reporter l’interview au lendemain car Fangio est sur le point d’aller dîner. Le journaliste prévient les rebelles, qui envahissent le restaurant. Escorte ou pas, il faut passer à l’action.

Des ingénieurs attendent Fangio dans le lobby. Ils veulent discuter des aménagements à apporter à la Maserati 450S, qui s’est révélée plutôt capricieuse pendant les essais. À 20h45, quand Fangio sort de l’ascenseur, ils se précipitent vers lui. Un des rebelles, soucieux de ne pas commettre d’erreur, interrompt l’assistance : il demande… qui est Fangio, parmi eux. Le pilote croit avoir affaire à un fan, il se présente et avant que quiconque puisse réagir, un autre rebelle déclare :  » Je fais partie de l’armée de libération de Cuba.  » Il enfonce son arme dans les côtes de Fangio et lui dit, poli mais ferme :  » Désolé, Juan, mais tu dois nous accompagner. « 

A la une de tous les quotidiens

La confusion est complète. Les ingénieurs paniquent et les rebelles filent dans trois voitures, avec Fangio. Celui-ci est dans le véhicule du milieu, une Plymouth verte, suivie par une Buick. Quelques pâtés de maisons plus loin, celle-ci est impliquée dans un accident de la circulation. Avant l’arrivée de la police, les passagers se débarrassent précipitamment de leurs armes. Plus tard, dans la nuit, quand Fangio est encore déplacé, à plusieurs reprises, il doit inciter le chauffeur à rouler plus calmement…

La troisième cache sera la bonne. Les rebelles sont courtois, note le pilote, qui couche ses réflexions sur papier pendant son emprisonnement et les communiquera à la presse à sa libération. Les rebelles lui exposent leurs motifs, précisent qu’ils ne veulent pas d’argent mais que leur action a valeur de symbole. Fangio, qui pense d’abord que ce n’est qu’une plaisanterie, est privé de la course. On lui offre à manger, on lui donne un cours d’histoire cubaine et on s’excuse sans cesse de l’inconfort qu’on lui fait subir. On lui promet de ne pas le remettre aux autorités cubaines mais à l’ambassadeur d’Argentine. Les rebelles envisagent sa libération avec réticence car ils craignent de subir une riposte armée. Or, on leur imputerait la responsabilité de la mort éventuelle du champion.

La Havane est en émoi. Batista ne décolère pas : le pilote a été enlevé sous les yeux de ses gardes du corps. Il organise une traque et le lendemain, il oblige les organisateurs à donner le coup d’envoi de la course. Batista décide aussi de laisser venir plus de monde que prévu le long du circuit. Le monde entier a appris l’enlèvement du pilote. Tous les quotidiens du lundi 24 février, un jour férié, y consacrent leur une.

Fangio réagit laconiquement. Il ne se couche qu’à une heure du matin, il fait la grasse matinée puis lit le journal au petit-déjeuner. En découvrant les titres, il déclaré :  » Vous avez ce que vous vouliez, de l’attention. « 

Compte tenu de l’agitation générale, les rebelles renoncent à inviter des journalistes à l’endroit où est détenu Fangio. La police prend d’assaut tous les endroits qu’elle pense être des cachettes. Elle intervient même tout près de la maison où se trouve Fangio… De France, Paris Match annonce être prêt à payer des photos prises pendant la captivité du pilote mais la demande est repoussée.

L’après-midi, Fangio refuse de regarder la course et même d’écouter le compte-rendu de la radio. Lorsque le Gran Premio débute et que les rebelles se regroupent autour de la radio, il se retire sur la terrasse pour écouter les disques de sa chanteuse préférée, Katyna Ranieri, une Italienne très populaire à l’époque.

A 46 ans, il perd l’envie

Un drame survient après un quart d’heure de course. Armando Garcia Cifuentes, un Cubain, perd le contrôle de sa Ferrari et percute le public. Six personnes, sept selon certaines sources, décèdent. Les rebelles appellent Fangio, qui apprend que la course a été interrompue et que Stirling Moss en est proclamé vainqueur.

Tard dans la soirée, Fangio est remis à l’Argentine. Le film montre les rebelles pénétrer dans l’ambassade avec Fangio, déguisé, sous le nez des gardes. En réalité, c’eût été impossible dans une Havane en état d’alerte maximale et dans une ambassade aussi strictement protégée. L’Argentin a été déposé à deux pâtés de là, à l’appartement de l’attaché militaire de l’ambassade, en vacances à ce moment.

Après sa libération, Fangio ne pilote plus guère. Il roule encore un GP de Formule Un, à Reims, mais termine quatrième à plus de deux minutes du vainqueur. Il a vu trop d’accidents et, à 46 ans, il a perdu l’envie de piloter. Selon les rebelles cubains, le crash de Cuba a été la goutte de trop. Fangio a eu le sentiment d’échapper lui-même à la mort. Il y a encore eu un GP de Cuba, en 1960, mais il s’est déroulé dans une base militaire et non plus dans les rues de La Havane. Le régime a ensuite perdu tout intérêt pour le sport automobile.

En 1981, Fangio, devenu concessionnaire Mercedes principal d’Argentine, a été invité à Cuba par le régime. Il a rencontré Castro et a été reçu par Faustino Perez, l’homme qui avait orchestré son enlèvement, en coulisses, et qui était devenu ministre de l’Industrie. Fangio est resté en contact toute sa vie avec certains de ses ravisseurs. Arnold Rodriguez a été l’invité d’honneur du sixième anniversaire du musée Fangio de Balarce, en 1992. Fangio est décédé trois ans plus tard et inhumé sans sa bourgade natale.

PETER T’KINT – PHOTOS: IMAGEGLOBE

En 1957 déjà, Fidel Castro avait concocté un plan pour enlever Fangio.

Jusqu’à la fin de sa vie, le pilote argentin est resté en contact avec certains de ses ravisseurs.

Le Gran Premio de Cuba était perçu comme une course de propagande en faveur du dictateur Fulgencio Batista.

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