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Des chiens et des rats

A moins que la CBAS n’en décide autrement et maintienne le FC Malines (ou Lokeren) en D1 à au détriment du Beerschot, on connaîtra début juillet la date du prochain derby entre l’Antwerp et le Beerschot. Enjeu : le titre d’équipe de la ville.

Tout au long de la saison dernière, les fans du Great Old ont rigolé : ils étaient en 1A, le Beerschot en 1B ; leur club avait vendu 12.750 abonnements, contre 5.658 à celui du Kiel. Ils l’ont donc chanté à chaque match : Antwerp is de ploeg van ‘t stad.

C’est vrai… jusqu’au prochain match au moins. Leurs derniers derbies en championnat remontent à avril 2018, en play-offs 2 : 2-0 au Bosuil et 0-0 au Kiel. A l’époque, Laszlo Bölöni n’avait d’ailleurs pas trop compris pourquoi on faisait tant de foin autour de ces matches.  » On exagère. C’est un match de play-offs 2. On ne peut pas comparer cela à l’histoire des deux clubs « , avait-il dit en conférence de presse. Il n’empêche qu’il avait demandé à ses hommes de jouer ces matches à fond.

Dans beaucoup de villes, les derbies suscitent l’émotion. La saison dernière, après un match nul face au Club ( ! ), les gens du Cercle ont voulu planter leur drapeau dans le rond central. C’était sans compter sur l’énervement de Ruud Vormer (qui avait pourtant fait la même chose après avoir remporté le match aller). Mais y a-t-il vraiment, à Anvers, une équipe qui puisse prétendre au titre d’équipe de la ville ? Le rouge domine-t-il vraiment ? Y a-t-il une répartition par région ? Ou par couche de la société ? Un affrontement d’idéologies politiques ?

En 2007, ces questions ont fait l’objet d’un travail de fin d’études à la faculté des sciences politiques et sociales d’Anvers. Vincent Termonia s’est plongé dans des chiffres fournis par les clubs et dans des données fiscales. Maintenant que les deux clubs devraient se retrouver après avoir connu bien des déboires, il est temps de mettre tout cela à jour à la lumière de nouveaux chiffres fournis par les deux entités les plus suivies de la métropole.

Derby

Il fut un temps où les derbies étaient nombreux en Belgique. Un coup d’oeil à la composition de la D1 en 1930 en dit suffisamment long. Nous ne prenons pas cette année-là au hasard : à l’époque, l’Antwerp dominait le football belge et il était champion pour la deuxième fois. C’est aussi à ce moment-là qu’il s’est définitivement installé au Bosuil.

En octobre 1930, la D1 comptait 14 clubs : le Cercle et le Club (Bruges), le Daring, l’Union et Anderlecht (Bruxelles), le Standard et le Racing Montegnée (Liège), le FC et le RC Malines, ainsi que l’Antwerp, le Beerschot, Berchem et Tubantia (Anvers). Le seul club de D1 qui n’avait pas de rival dans la même ville, c’était le Lierse.

Quelque part, c’était logique. Le phénomène se répétait d’ailleurs dans des métropoles comme Londres, Madrid, Rio de Janeiro ou Buenos Aires. A Manchester, on parle toujours de deux géants mais il y a aussi Bury, Rochdale, Salton, Stockport et toute une série d’autres clubs. A l’époque, il était beaucoup plus difficile de se déplacer et seules les grandes villes avaient des clubs du top.

Dans les années ’60 et surtout à partir des années ’70, avec l’arrivée du professionnalisme (en Belgique vers 1975), le paysage footballistique a changé. Les déplacements sont devenus plus faciles, les clubs de plus petites villes se sont frottés aux meilleurs. Il y a eu des fusions, aussi, parce que le professionnalisme exigeait sans cesse davantage de moyens. Un coup d’oeil sur le championnat 1975 en dit long. Waregem était déjà là, Beveren aussi, tout comme Ostende ou La Louvière. Il y avait encore des derbies à Malines (2 clubs) et à Anvers (3 clubs) mais les plus petits clubs de ces villes (en termes de fans ou de recettes) souffraient de plus en plus, et ont souvent fini par quitter l’élite.

Plus qu’en fonction des revenus de leurs fans, la distinction entre Beerschot et Antwerp se joue surtout sur le plan géographique.

Fan

Comment devient-on fan d’un club ? La littérature anglo-saxonne regorge de littérature sur le sujet. Il faut distinguer les États-Unis du Vieux Continent. Aux États-Unis, une étude démontre que les gens s’identifient à un club pour les raisons suivantes, dans l’ordre : mimétisme avec les parents, personnalité des joueurs, influence des amis et proximité géographique.

En Angleterre, dans les années ’90, 62,3 % des fans avouaient que la proximité géographique constituait leur premier critère de choix. Et quand il y avait plusieurs clubs dans un même rayon ?

Selon Richard Giulianotti, sociologue britannique spécialisé en la matière, les trois facteurs importants pour qu’un fan s’identifie à un club sont géographique, socio-économique et idéologique. On est fan d’un club parce qu’on est du même quartier, de la même couche de société (River Plate vs Boca Juniors, Flamengo vs Fluminense, Séville vs Betis, …) ou de la même religion/idéologie (Rangers vs Celtic ou Hapoel vs Maccabi en Israël).

Anvers

Et à Anvers ? Y a-t-il une raison religieuse, idéologique ou socio-économique pour devenir fan d’un club ? Les supporters du Beerschot et de l’Antwerp viennent-ils de couches de population différentes ?

C’est à cela que l’enquête de 2007 est consacrée. Des choix philosophiques, il y en a eu à Bruges (les fans du Cercle étaient issus de l’enseignement catholique, ceux du Club de l’athénée) ou à Lierre, ou le Lyra est bien plus connoté catholique que le Lierse. Mais pas à Anvers. Même pas au début. Ni le Beerschot ni l’Antwerp n’ont été associés à des mouvements politiques ou religieux.

L’aspect socio-économique joue-t-il un rôle ? C’est plus difficile à démontrer. Ce qui est sûr, c’est que l’Antwerp était le premier club de la place puisqu’il porte le matricule 1. Il a été fondé par des marins anglais et a commencé à jouer au sud de la ville, d’abord à Wilrijk puis sur le terrain de la piste cycliste du Zurenborg. Par la suite, il est passé au nord de la ville, à Deurne.

Le Beerschot est un club omnisports dont la section football est née après une querelle interne à l’Antwerp : à l’été 1900, toute l’équipe est passée au Beerschot, qui n’avait pas encore d’équipe de football. Les auteurs de livres d’histoire du club attribuent cette dispute à des  » raisons socio-économiques.  » En page 55 d’un recueil de 1930 publié à l’occasion du demi-siècle d’existence de l’Antwerp, on peut lire :  » En 1900, le Beerschot (on parle de la section football, ndlr) a été fondé par quelques membres mécontents de l’Antwerp et cela a évidemment donné lieu à une lutte terrible entre les deux clubs… Plus que pour des raisons sportives, cette lutte terrible a été causée par une lutte des classes. L’Antwerp était considéré comme le club de la populace et le Beerschot comme celui de l’aristocratie.  »

Des chiens et des rats

Dans d’autres ouvrages sur l’histoire des clubs, on ne parle plus de cela. L’Antwerp n’est plus le club de la populace, des gens de la rue, et le Beerschot n’a plus rien à voir avec l’aristocratie. On fait certes état de désaccords dans le groupe des joueurs sur ce qu’il fallait faire les jours de match en déplacement – aller au restaurant ou à la friterie – mais pas vraiment de rupture. Et tant le Kiel que le Bosuil se situaient dans des quartiers populaires.

Clubs populaires

Aujourd’hui, cette distinction n’existe plus du tout. En 2007, Vincent Termoni a analysé tous les chiffres disponibles des deux équipes. Le fichier d’abonnés du Beerschot, celui de l’Antwerp et ceux des clubs de supporters du Great Old. Il a vérifié, rue par rue, où les supporters habitaient et il a couplé cela aux données disponibles relatives aux revenus imposables de leurs quartiers. Les revenus du quartier, pas les leurs, car il pouvait difficilement leur demander combien ils gagnaient.

Qu’a-t-il constaté à l’époque ? Les abonnés du Beerschot (à l’époque, c’était encore le Germinal) vivaient en moyenne dans des quartiers un peu plus  » riches  » que ceux de l’Antwerp. Selon les fichiers des clubs de supporters, 53,3% des fans de l’Antwerp et 57,6% des supporters du Beerschot vivaient dans un quartier où le revenu imposable était compris entre 17.001 et 20.000 ? tandis que 20,5% (Antwerp) et 17,3% (Beerschot) habitaient dans un quartier où le revenu imposable moyen était supérieur à 20.000 ?.

En ce qui concerne les abonnés du Beerschot, ces chiffres étaient de 48,2% (revenus entre 17.001 et 20.000 ?) et 29,9% (revenus supérieurs à 20.000 ?). Selon l’auteur de l’étude, cette différence n’était pas significative. En comparant les chiffres, il constatait qu’environ 75% des fans de l’Antwerp et 78% des supporters du Beerschot vivaient dans les meilleurs quartiers de la ville en matière de revenus. Depuis les années ’70 et plus encore au cours de la dernière décennie, pour être abonné à un club ou affilié à un club de supporters, il vaut mieux faire partie de la classe moyenne supérieure.

Phénomène local

Reste la répartition géographique. Est-ce, elle qui fait la différence ?

Apparemment, oui. Le Beerschot a des fans au nord de la ville (119 abonnés sont de Deurne et 101 sont de Merksem) et l’Antwerp a des supporters au sud mais les différences essentielles sont purement régionales. L’Antwerp (voir la heatmap des abonnés) recrute principalement au nord, avec Deurne pour fief, mais aussi à Brasschaat, Schoten, Wijnegem, Wommelgem, Borsbeek et Mortsel.

Les fans du Beerschot (voir carte) viennent principalement du sud de la ville et des communes avoisinantes : 799 des 5.658 abonnés de la saison dernière venaient des alentours du Kiel et 515, de Hoboken. Au centre-ville, les deux clubs sont plus ou moins à égalité. Bien sûr, l’Antwerp a vendu plus d’abonnements car il évoluait en D1A mais sans être extrêmement populaire. Et c’était déjà comme ça il y a dix ans.

À l’inverse d’Anderlecht, du Standard ou du Club Bruges, ni l’Antwerp ni le Beerschot ne sont des phénomènes nationaux. Ça reste des clubs de la ville, avec peu d’abonnés en dehors de leur région.

Une analyse du fichier d’abonnés du Beerschot de la saison dernière démontre clairement comment même une barrière naturelle comme le tunnel Kennedy (et la présence de Waasland-Beveren de l’autre côté de celui-ci) met un frein à l’expansion du club vers ce côté de la Flandre. Nombre d’abonnés à Verrebroek : 1. Beveren-Waas : 13. Vrasene : 2. Kemzeke : 1. Lokeren : 4. Kallo : 5. Les fans du Beerschot ne viennent pas de plus loin que Burcht/Zwijndrecht. C’est un peu mieux (un peu plus facilement accessible aussi) du côté de l’A12. Aartselaar : 159. Bornem : 30. Boom : 37. Mais sur un total de 5.658, ça reste peu. Le Beerschot est un vrai club de la ville. L’Antwerp aussi : la tache rouge en province n’est plus sombre qu’aux alentours du Bosuil.

Évidemment, il y a longtemps que le Beerschot n’est plus le Beerschot. Quand il a connu des difficultés financières, il a été repris par Germinal Ekeren. Puis par Wilrijk. Les deux sauveurs n’ont jamais véritablement vu leur nom associé au club, on a toujours dit Beerschot et, bientôt, ce sera même officiel. Ces fusions ont cependant permis de gagner des abonnés. La saison dernière, le Beerschot en comptait 85 à Kapellen, 108 à Ekeren et 103 à Brasschaat. Grâce au Germinal ? Et à Wilrijk, la saison dernière, il a vendu 473 abonnements, pour 365 seulement il y a 10 ans.

Mais entre les rats du Kiel et les chiens de Deurne, ça reste une lutte intra-muros. Un vrai derby !

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