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Des brèches dans la bulle

Le modèle économique de la Bundesliga a fait ses preuves, les bénéfices sont de plus en plus gros. Mais même les formules les plus exemplaires ne sortiront pas indemnes de la crise du coronavirus. Où sont les brèches ?

À la mi-février, la Deutsche Fussball Liga (DFL) publiait son rapport économique annuel. Une brochure de quarante pages pleine de chiffres intéressants relatifs à la saison 2018-2019. Rien que des records. Les chiffres de la Bundesliga et de la 2. Bundesliga, la D2, sont sans cesse meilleurs. Le chiffre d’affaires de la D1 a augmenté pour la quinzième année consécutive, pour désormais approcher le cap des quatre milliards d’euros.

Bref, d’un point de vue économique, le football professionnel allemand est un miracle, un peu comme la reconstruction de l’Allemagne en moins de vingt ans après la Seconde Guerre mondiale. Les possibilités semblaient donc illimitées. Puis le coronavirus est arrivé. Et les chiffres ont tremblé.

Quelques exemples ? En 2018-19, les 18 clubs de Bundesliga ont dégagé un chiffre d’affaires global de 4,02 milliards d’euros, soit 5% de plus que la saison précédente. En sept ans, le chiffre d’affaires total des 18 clubs de D1 a doublé. Le cap des deux milliards (2,08 milliards pour être précis) avait été franchi en 2011-12. En quinze ans, le chiffre d’affaires de la D1 et de la D2 a pratiquement été multiplié par quatre, passant de 1,28 milliard en 2003-2004 à 4,8 milliards aujourd’hui.

La saison dernière, l’ensemble des 18 clubs de l’élite a dégagé un bénéfice de 127,9 millions. La Bundesliga, ce ne sont pas quelques équipes ultra riches et beaucoup de pauvres : quatorze des 18 clubs ont terminé l’exercice dans le vert. Et ce n’était pourtant pas une saison exceptionnelle, au contraire. En Allemagne, les club ont l’habitude de faire du bénéfice. En 2015-16 et l’année suivante, seize des 18 clubs avaient terminé l’exercice en positif. La plus mauvaise saison avait été 2014-15, lorsque onze clubs sur 18 seulement avait dégagé un bénéfice. En Serie A, on serait déjà très heureux d’arriver à ça. Si on tient compte de la D2, 28 des 36 clubs allemands terminent la saison en boni, soit 80% des équipes. Il y a deux ans, elles n’étaient encore que 25 sur 36.

80% des clubs professionnels allemands ont terminé la saison dernière dans le vert.

Stades pleins

En 2018-19, la moyenne des spectateurs en D1 allemande était de 42.738. En 2014 déjà, le championnat allemand était le plus suivi au monde, avec 42.609 spectateurs. Il devançait la Premier League (36.631), la Liga (26.843) et la Serie A (23.385).

Lorsque la DFL a été créée pour manager le football professionnel et augmenter les revenus, le 18 décembre 2000, la moyenne de spectateurs en Bundesliga était de 28.421. Le record remonte à la saison 2011-2012, avec 44.293 spectateurs présents par match de D1. Cette saison, dix clubs ont attiré plus de 40.000 spectateurs de moyenne. Même Paderborn, le club le moins populaire (14.434 spectateurs par match) remplit son stade à 96%. Douze des 18 clubs de l’élite présentent un taux d’occupation supérieur à 90 % ( voir tableau).

Autre chiffre impressionnant : en 2018-2019, les clubs des deux plus grands championnats allemands ont employé 56.081 personnes (joueurs, catering, sécurité, etc.) à temps plein ou à temps partiel. Il y a dix ans, ce chiffre était de 36.944, soit une progression de 52%.

La seule chose qui a manqué à la Bundesliga, ces dernières années, c’est du suspense pour le titre. Cela fait déjà un bout de temps qu’on ne se demande pas qui sera champion, mais quand le Bayern fêtera un titre de plus. Et avec combien de points d’avance. Au cours des vingt dernières années, il s’est imposé à quinze reprises. La dernière fois qu’un autre club a été sacré champion, c’était Dortmund, il y a huit ans déjà.

Cette année, pour une fois, il y a du suspense. À onze journées de la fin, le Bayern (55 points) est certes en tête, mais quatre clubs le talonnent : Dortmund (51), Leipzig (50), le Borussia Mönchengladbach (49) et le Bayer Leverkusen (47). Tout peut donc encore arriver. À moins qu’on ne doive parler au passé. Car même les machines les mieux huilées n’échappent pas à la crise du coronavirus. Et les finances du football allemand sont sous pression.

En Allemagne, tout s’est arrêté après la 25e journée. Le dimanche soir, on a encore joué dans des stades plein à Mayence et à Munich. Trois jours plus tard, le 11 mars, le Borussia Mönchengladbach et Cologne disputaient le premier match à huis clos de l’histoire de la BuLi. Gladbach s’imposait 2-1 dans un stade qui accueille habituellement 47.172 spectateurs de moyenne.

Solidarité

Le 17 mars, la DFL organisait une assemblée générale des clubs professionnels, suivie d’une conférence de presse à laquelle les journalistes assistaient encore physiquement. Christian Seifert prenait la parole. Depuis 2005, il en est le porte-parole, l’homme sûr de lui qui défend l’intérêt commun des clubs et dont le contrat vient d’être prolongé jusqu’en 2022.  » Aujourd’hui, il nous incombe de faire preuve de solidarité financière, mais aussi morale « , disait-il.  » L’important n’est plus de savoir qui est le plus fort, mais comment la Bundesliga et la deuxième division vont survivre. Je ne parle pas seulement des footballeurs, bien payés, mais des 56.000 employés et des 10.000 contractuels qui perçoivent un revenu grâce au football professionnel.  »

Le 31 mars dernier, le patron de la DFL Christian Seifert est en conférence de presse pour évoquer l'avenir du foot allemand en cette période de pandémie.
Le 31 mars dernier, le patron de la DFL Christian Seifert est en conférence de presse pour évoquer l’avenir du foot allemand en cette période de pandémie.© BELGAIMAGE

En février 2013, Seifert avait expliqué à quelques journalistes européens la recette du modèle performant du football allemand. Primo, tous les dirigeants de la DFL sont indépendants, ils ne sont pas détachés par le Bayern Munich ou d’autres grands clubs. Leur seule responsabilité, c’est l’intérêt commun.  » Le capitalisme libre n’est jamais bon, même pas dans le football professionnel « , disait-il.  » Un groupe doit veiller à ce que tous les moyens ne bénéficient pas aux plus forts. En Bundesliga, il existe un principe de solidarité. Les petits clubs sont impliqués dans toutes les actions et dans tous les bénéfices. Cela ne peut se faire que si on impose la solidarité.  » C’est pourquoi le football allemand se méfie terriblement des investisseurs étrangers.  » Si un étranger apporte soudain beaucoup d’argent, les clubs rivaux vont se demander s’ils font bien d’investir dans l’infrastructure ou dans la formation des jeunes, s’ils ne feraient pas mieux de consacrer cet argent à l’achat de joueurs. Et quand cet investisseur s’en ira, quelques années plus tard, il aura influencé le modèle du championnat.  »

La leçon que le football allemand doit tirer de tout cela ? Les clubs doivent consolider leur capital propre.  » Christoph Schickhardt, spécialisé en droit du sport

Droits de retransmission

En principe, c’est en mai que doit être versée la dernière tranche des revenus des droits de retransmission, soit 380 millions répartis entre les 36 clubs des deux premières divisions. Paderborn, le plus petit club de l’élite, doit toucher huit millions d’euros, tandis que le Bayern en percevra 35. En Allemagne, la crise frappe davantage le football que les autres secteurs, car les clubs ont des obligations financières importantes et ils ont oublié de mettre de l’argent de côté lorsque tout allait bien.

Cela explique que, quand on leur a demandé de se montrer solidaires, quelques dirigeants de clubs ont réagi de façon particulièrement dure. C’est ainsi que dans l’ ARD-Sportschau, une des émissions les plus suivies en Allemagne, le patron de Dormtund, Hans-Joachim Watzke, a déclaré :  » Nous ne devons pas oublier que nous sommes aussi rivaux. Il n’est pas question que des clubs qui ont mis de l’argent de côté parce qu’ils sont bien gérés compensent les erreurs de ceux qui ne l’ont pas fait.  » Watzke n’a pas oublié qu’en 2005, il a sauvé son club de la faillite grâce à une politique économique rigoureuse, sans l’aide de personne. Il pointe du doigt le mauvais management de certains clubs qui, au cours des dernières années, ont pris des risques financiers en vendant (une partie de) leurs droits de retransmission pour les années à venir ou en empruntant de l’argent aux banques pour acheter des joueurs.

Karl-Heinz Rummenigge, le président du Bayern.
Karl-Heinz Rummenigge, le président du Bayern.© BELGAIMAGE

En Allemagne, pour obtenir sa licence, un club doit prouver qu’il a suffisamment d’argent pour honorer ses factures. La stabilité de sa structure importe peu. On a par exemple appris la semaine dernière que Schalke 04 avait terminé le dernier championnat avec une dette de 26 millions d’euros. Pourquoi ? Parce qu’il a acheté des joueurs chers et a changé plusieurs fois d’entraîneur tandis que les résultats n’ont pas suivi.

Si on termine ce championnat sans public, on sauvera les droits de télévision, qui interviennent pour 36% dans le chiffre d’affaires total des clubs de Bundesliga. Mais on perdra les recettes-guichet et le catering, soit environ trois millions d’euros par match. Sans ces revenus, le matelas financier constitué par les clubs sera vite épuisé. Le Werder Brême, par exemple, a terminé le dernier exercice avec un boni de quatorze millions d’euros. Comment survivre avec ce montant si on ne joue plus ?

Le FC Cologne, qui a dégagé un bénéfice de 39 millions d’euros la saison dernière, assure qu’il peut payer les salaires  » jusqu’en juin.  » Mais outre Schalke, des clubs comme Düsseldorf et le Hertha Berlin s’en sortiront difficilement sans solidarité.

Dès la fin de la première réunion, les quatre clubs allemands qui ont participé à la Ligue des Champions cette saison (le Bayern, Dortmund, Leverkusen et Leipzig) ont décidé de verser un total de vingt millions d’euros à un fonds de solidarité qui décidera plus tard de la répartition des sommes récoltées. Un geste très apprécié.

Faillite

La semaine dernière, une nouvelle réunion de la DFL a eu lieu, en vidéoconférence, cette fois. Elle a été suivie d’une conférence de presse en ligne. La veille, dans une interview accordée au Frankfurter Allgemeine Zeitung, le président du Bayern, Karl-Heinz Rummenigge, avait annoncé ce qui devrait se passer selon lui.  » Il faut terminer le championnat, tant pour des raisons sportives que pour limiter au maximum les dégâts sur le plan économique.  » Pour Rummenigge, on doit terminer en septembre s’il le faut et entamer le prochain championnat en hiver.  » Si on ne peut pas faire autrement, c’est une option. Mais on doit terminer à 18 et repartir à 18.  »

Le lendemain, les clubs décidaient effectivement de terminer le championnat cette année, mais de disputer les derniers matches à huis clos, comme ce fut le cas quelques semaines plus tôt pour la rencontre opposant Mönchengladbach à Cologne. Il était également décidé que les clubs se soumettraient à l’interdiction de s’entraîner collectivement jusqu’au 5 avril, qu’on ne rejouerait pas avant le 30 avril et que la 26e journée aurait lieu le 2 ou au plus tard le 9 mai afin que le championnat se termine fin juin au plus tard. Selon le Bild Zeitung, généralement bien informé, cette détermination à finir le championnat coûte que coûte est dictée par le fait que, sans cela, quatre clubs de Bundesliga et neuf clubs de D2 seraient déclarés en faillite.

Les 36 clubs professionnels doivent montrer l’exemple en suivant les recommandations du monde politique et médical.  » Karl-Heinz Rummenigge, président du Bayern

Christian Seifert, manifestement très préoccupé, insistait sur le fait que la santé passait avant tout et qu’il n’était pas question que les clubs professionnels demandent aux autorités de faire une exception pour quelque raison que ce soit.  » Nous avons le devoir d’arrêter la propagation du virus et de protéger les groupes à risque. Il est donc très important de suivre sans discuter les mesures édictées par le gouvernement.  »

Le lendemain, les joueurs de Leverkusen acceptaient une diminution de salaire et reprenaient l’entraînement individuel au centre d’entraînement. Wolfsburg (le 23 mars), Augsburg et le Borussia Dortmund (le 30 mars) avaient repris également, parfois en petits groupes.

Le Bayern, lui, se tenait à l’écart.  » Il est important que les clubs de Bundesliga fassent preuve de solidarité « , disait Rummenigge.  » Je sais que quelques clubs ont repris l’entraînement, mais j’estime que le football allemand doit suivre les recommandations du monde politique et médical. Les 36 clubs professionnels doivent montrer l’exemple.  » Les joueurs du Bayern, de Dortmund, de Leipzig et de la plupart des clubs de Bundesliga ont marqué leur accord sur une diminution de salaire par solidarité avec les autres employés du club.

L’hebdomadaire allemand Der Spiegel a demandé au juriste Christoph Schickhardt, qui a conseillé de nombreux clubs au cours des dix dernières années, si on pouvait les y contraindre. Il pense que oui.  » Les clubs et les joueurs sont dans le même bateau. À quoi servirait-il à un joueur de faire valoir ses droits et de toucher l’entièreté de son salaire pendant trois mois si son club tombe en faillite par la suite ? Les sponsors et les chaînes de télévision doivent également aider les clubs. Le plus important, aujourd’hui, c’est d’avoir des partenaires stables et dignes de confiance, histoire que personne ne soit largué.  »

Des brèches dans la bulle

Il estime cependant que le football allemand doit tirer les leçons de la crise liée au coronavirus pour renforcer encore son modèle.  » Il est très important que les clubs consolident leur capital propre. Il n’est pas normal qu’un club qui perçoit cent millions d’euros dépense tout cet argent pour payer des joueurs et des agents. Ce modèle économique est complètement dépassé.  »

En principe, c’est en mai que la DFL devrait commencer à négocier les droits de retransmission pour la saison 2021-2022 et les championnats suivants. On évoque un montant total de 1,5 milliard d’euros par saison. Un nouveau record.

Les stades allemands sont toujours bien garnis, plus qu'en Angleterre, en Italie ou en Espagne.
Les stades allemands sont toujours bien garnis, plus qu’en Angleterre, en Italie ou en Espagne.© BELGAIMAGE

Le modèle économique de la Bundesliga

La saison dernière, la masse salariale de la Bundesliga ne représentait que 34,6% du budget. Dix ans plus tôt, en 2009-2010, elle était encore de 42,4%.

Les revenus de la Bundesliga en 2018-2019 se répartissaient comme suit :

– Tickets et abonnements : 13%

– Sponsoring : 21%

– Droits de retransmission (principalement TV) : 36,9%

– Transferts : 16,8%

– Merchandising : 4,4%

– Autres (catering, cotisations, etc) : 8%

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