DERRIÈRE LE SOURIRE

Le secret était éventé depuis le 13 novembre (voir la rubrique Zapping du numéro 46) Ce jour-là, Tuttosport annonçait que Fabio Cannavaro était le Ballon d’Or 2006. Une information récoltée un peu par hasard. C’est par chance que le correspondant à Madrid du quotidien sportif turinois a entendu dire que FranceFootball (l’organisateur du referendum basé sur les votes de la presse internationale) allait effectuer un reportage sur le défenseur italien. Trouvant cela bizarre, il a mené l’enquête. Apprenant que l’interview serait publiée le 28 novem- bre, il n’hésitait plus et lançait la nouvelle. Tous les médias italiens ont bien entendu sauté sur l’info, posant la question au principal intéressé.

Cannavaro était au pays pour y disputer avec la SquadraAzzurra un match amical contre la Turquie. Le jeudi, la presse était en grève et c’est donc le vendredi 17, que tous les médias transalpins annonçaient avec certitude que, 13 ans après Roberto Baggio, un Italien était élu meilleur joueur évoluant en Europe.

Cannavaro premier, le gardien Gigi Buffon deuxième : deux défenseurs italiens au sommet du classement, c’est incroyable. De tout temps, le Ballon d’Or a été critiqué pour la pauvre attention qu’il accorde aux arrières et gardiens. Après avoir ignoré Giacinto Facchetti, Gaetano Scirea, Franco Baresi et Paolo Maldini, le jury européen (un journaliste par pays alors que pour le Joueur FIFA ce sont les sélectionneurs nationaux qui votent) a compris que celui qui expédie le ballon au fond des filets adverses n’est pas le seul héros. D’ailleurs 20 des 52 jurés, dont l’Anglais et le Français, ont placé Cannavaro en tête de leur vote. Il est inédit qu’un défenseur et un gardien (de la même équipe…) terminent en tête du classement. En plus, c’est la première fois qu’un défenseur pur est le vainqueur. En effet, avant lui, FranzBeckenbauer lauréat en 1976 et Matthias Sammer en 1996 étaient des médians recyclés, qui évoluaient dans l’arrière-garde plus pour lancer la man£uvre que pour contrer les actions adverses.

L’Equipe a minimisé les qualités du défenseur central italien, sans doute pour mieux prendre la défense de ThierryHenry. Le quotidien français a regretté que le Ballon d’Or aille à un joueur qui s’est mis en évidence lors du Mondial et a regretté que l’on n’ait pas fait la différence entre un joueur d’exception (Henry, évidemment) et une prestation d’exception (Cannavaro en Allemagne).

Si l’on prend en compte les années où se joue le Mondial, on constate que Johan Cruijff, un footballeur d’exception, est le seul joueur à avoir reçu le trophée alors qu’il avait été battu en finale. L’habitude de sacrer un champion du monde est bien ancrée. D’ailleurs, en considérant ce mois où il a fait figure de véritable phénomène et le rôle de porte-drapeau qu’il a joué au sein d’une équipe italienne formant un groupe et non un ensemble de solistes, Cannavaro est bien le digne successeur de Ronaldinho. Et, non content d’avoir bien joué pendant le Mondial, il s’est également mis en évidence pendant toute la saison sous le maillot de la Juventus.

Ce ne fut pas le cas d’un Paolo Rossi par exemple. En 1982, son sacre récompensait les trois matches du Mondial espagnol où, en état de grâce, il fit merveille. Les trois seules rencontres à retenir de sa saison. Et pour cause : sa suspension de deux ans pour participation au Totonero (paris clandestins sur matches truqués) avait pris fin à trois journées du terme du championnat. Autre exemple d’un vainqueur contestable : en 1996, Sammer devançait les avants Ronaldo et AlanShearer. Difficile de croire que le succès de la Mannschaft au Championnat d’Europe des Nations en Angleterre n’ait pas eu d’influence sur la victoire du défenseur allemand.

Le premier défenseur pur

A l’Italsider de Bagnoli, le premier club de Cannavaro qui avait huit ans lors de son affiliation, l’entraîneur insistait pour l’aligner à l’arrière latéral. Généralement, les petits évoluent dans cette zone-là en défense ou en attaque selon les dons innés. Comme il aimait marquer le centre-avant adverse même si celui-ci était deux fois plus grand que lui, Cannavaro n’appréciait pas la position. Il se sentait hors-jeu, un subalterne loin du c£ur de l’action.

Du coup, quand il passa chez les jeunes de Naples, à 11 ans, son père, Pasquale, posait deux conditions essentielles : une place de stopper et un poste de ramasseur de balles au San Paolo, pour voir Diego Maradona de près. La direction lui accorda le tout avec une certaine condescendance.

 » J’étudiais Diego. Non pas pour comprendre ses secrets ou pour copier ses mouvements et ses gestes techniques : au contraire, je cherchais les antidotes, les solutions pour le stopper. Mais avec Maradona, quand il avait envie, il n’y avait rien à faire. Et pour notre joie, il avait quasi toujours envie « , a expliqué l’actuel défenseur du Real Madrid.

Quand il a débuté en équipe Première, El Pibe était déjà parti à Séville. C’était le 7 mars 93 et Naples fut battu 4-3 :à Turin par la Juventus. Mais le jeune Fabio avait quand même eu la joie de jouer contre son idole. Alors qu’il venait de joindre la Primavera, les Espoirs, un match d’entraînement fut organisé contre la Première. Effronté, sans déférence, le gamin maltraita l’Argentin au point qu’un dirigeant le rappela à l’or- dre : -Malotru, fais attention ! Maradona se montra plus coulant et lui lança : – T’en fais pas, ça va.

Le capitaine de la Squadra, qui a effectué ses débuts à Palerme le 22 janvier 1997 contre l’Irlande et a engrangé sa 100e sélection en finale de la Coupe du Monde, n’a que 1m76 pour monter la garde dans le rectangle de réparation, là où stationnent des colosses. Une folie, une douce hérésie et pourtant le jeu de tête constitue le point fort de son répertoire : question d’agilité, de coup d’£il, de sens du placement et d’astuce. Que ce soit à Naples, Parme ou à la Juventus, Cannavaro a marqué des buts de la tête et en a évité un tas en sautant comme un grillon vers un ballon qui désormais est devenu d’or. Il n’y a qu’à l’Inter que l’on n’a pas compris. Cela sans doute parce que ses deux saisons chez les Nerazzurri ont été marquées par plusieurs problèmes physiques mais aussi parce qu’à l’Inter, qui avait pourtant déboursé 23 millions, on n’est pas très perspicace sinon on ne l’aurait jamais échangé avec la Juve contre… FabianCarini, l’ex-gardien du Standard dont on a perdu la trace.

L’éloge de la ruse

Lorsqu’il s’est présenté à Coverciano pour le stage d’avant Mondial, Cannavaro a été accueilli par des coups de sifflets et sarcasmes parce qu’il était le symbole de la Juventus corruptrice, une créature de LucianoMoggi. Certains voulaient le renvoyer à la maison avec MarcelloLippi ou le dégrader de capitaine à simple soldat. A tenir, si possible, à l’écart. Cela a eu le don de l’exalter lui qui a l’habitude de surmonter la difficulté avec ce sourire de défi qui lui colle au visage. Faisant semblant de rien, entre un entraînement et un spot publicitaire, il préparait sa revanche, sûr qu’il n’y a pas meilleure rédemption que le succès. En Allemagne, on l’a surnommé le NouveauMur de Berlin : il n’a pas raté un match, il n’a pas raté une intervention. Ce n’est pas un génie qui l’a inspiré : quelque chose qui le rongeait.

Si sportivement parlant, le titre ne se discute pas, il n’en va pas de même si l’on tient compte du comportement et déclarations du joueur avant la Coupe du Monde. Le triomphe de Berlin a eu le don de lobotomiser la mémoire des tifosi mais il faut rappeler les incroyables réactions que provoquèrent, tant à la Fédération que dans l’Italie toute entière, les prises de position de Cannavaro lors du Calciopoli. A l’occasion de la très officielle conférence de presse lors du stage d’avant Mondial à Coverciano, il se lançait à fond dans une défense de Moggi. Une véritable réprimande dans laquelle il contestait le travail des juges et enquêteurs. En gros, Cannavaro déclara en mondovision que Moggi était le plus brave de tous, c’est-à-dire le plus malin dans un monde de malins, que c’était comme cela que ça se passait, que c’était ainsi qu’il fallait faire et que c’était ainsi que tout le monde faisait. Il n’y avait donc aucune raison de discuter quoi que ce fût et certainement pas les succès obtenus par la Juventus de Moggi et AntonioGiraudo, l’ex-administrateur délégué.

Tout cela en tant que capitaine avec l’insolence de celui qui n’a aucune considération pour les sentiments et les récriminations de certains de ses équipiers en équipe nationale lésés eux et leurs clubs par le comportement illicite des dirigeants de la Juventus. Le lendemain, lors d’une conférence de presse réparatrice, il expliquera qu’il ne voulait pas vraiment prendre la défense de Moggi et qu’il n’avait pas l’intention de faire l’éloge de la ruse élevée au rang de règle de jeu et de la vie. Mais il avait tout rectifié à contrec£ur, poussé par GuidoRossi, le commissaire spécial de la fédération.

Boucher en championnat, immaculé au Mondial

Qu’il prenne la défense de Moggi était somme toute compréhensible. On se souvient entre autres que les écoutes téléphoniques ont révélé que l’ex-directeur général de la Juventus a conseillé à Cannavaro et à son manager de feindre la dépression et la maladie pour pouvoir manifester aux dirigeants de l’Inter et plus particulièrement à Facchetti, le président décédé le 4 septembre (que Moggi surnommait le Loqueteux), son désir de changer d’air.

Il y a un autre épisode qui remonte au 22 avril 2006, lors de Juventus-Lazio, et qui échappe à la mémoire collective. Ce jour-là, après quelques minutes de jeu seulement, Cannavaro y alla d’une folle et insensée intervention au milieu du terrain et cassa la jambe de GabyMudingayi (une faute qui méritait un carton rouge direct mais que l’arbitre ne sanctionna même pas d’un jaune) Le match s’est poursuivi et la Juventus l’emporta laborieusement. Rentré au vestiaire, Cannavaro ne s’encombra pas d’excuses, pas plus qu’il ne jugea opportun de s’enquérir de l’état de santé du médian adverse. Pas plus de réaction en soirée, quand toutes les émissions sportives détaillent l’action qui a envoyé Mudingayi à l’hôpital avec la jambe cassée. Ce n’est que 48 h plus tard, poussé par l’indignation des joueurs et des dirigeants de la Lazio, que Cannavaro se fendra d’un coup de téléphone. Il faut dire qu’ils en voulaient à Cannavaro vu qu’à l’aller, mi-décembre, il avait déjà maltraité la cheville de ValonBehrami, obligeant le médian international suisse à sauter deux bons mois de championnat. En cette occasion-là non plus, le capitaine de la Squadra n’avait pas été averti.

Au Mondial, Cannavaro a montré un tout autre visage et cassé cette réputation de boucher qu’il doit aux fans de la Lazio. Sur les 690 minutes de la Coupe du Monde, il n’a pris aucun carton, n’a commis que 11 fautes pour dix subies, a réussi 31 tacles dont un seul a été sanctionné et les puristes ont retenu son sliding sur MiroslavKlose, au milieu de terrain : un véritable geste d’école.

L’Espagne râle et se souvient d’une seringue

Au Real Madrid, friand de ce genre de récompenses, la direction est heureuse que Cannavaro ait reçu le Ballon d’Or. Les supporters, eux, sont moins chauds. Certains n’hésitent pas à en faire le bouc émissaire après le 2-2 du Real contre Lyon en Ligue des Champions. Ils n’ont pas apprécié que l’Italien se soit fait torear par John Carew. Habituée à créer et à détruire les vedettes à la vitesse de la lumière, la presse madrilène a emboîté le pas des fans merengue. Le quotidien As n’y a pas été de main morte :  » Cannavaro ne mérite pas le Ballon d’Or « .

A Barcelone, on n’a pas avalé le sacre du défenseur italien. Pour le quotidien Sport depuis toujours proche des Blaugrana et donc fan de Ronaldinho,  » Cannavaro a été un ballon de plomb « . Et l’éditorial est limite vexatoire à l’égard de l’arrière du Real :  » Peu de personnes voire personne ne comprend comment on peut octroyer une telle récompense à un joueur qui n’arrive même pas à la semelle de ses prédécesseurs. (…) Pour la première fois de l’histoire du prix, le jeu limpide et le spectacle n’ont pas été privilégiés. Comment expliquer qu’il ait 100 points de plus que Ronaldinho ? Entre les deux, c’est comme le jour et la nuit. Il y a une grosse différence entre un joueur qui s’est injecté une seringue de Neoton avant une finale européenne et un autre qui, jusqu’à preuve du contraire, ne l’a jamais fait « .

La sportivité n’a certainement pas dicté ces réactions mais l’épisode de la seringue est bien réel. Fin avril 2005, dans le cadre d’une émission sur le dopage, la RAI 2 diffusait une vidéo dans laquelle on voyait Cannavaro s’injecter par intraveineuse du Neoton, une subs- tance tonicardiaque noninscrite sur la liste des produits dopants interdits. Les images avaient été prises la veille de la finale de la Coupe de l’UEFA 1999 remportée par Parme contre Marseille (3-0) à Moscou. Le défenseur avait tenté, en vain, d’empêcher la diffusion du reportage le mettant en cause, mais le directeur de la chaîne télévisée ne s’en laissait pas conter :  » Notre intention est bien de diffuser le reportage, car il est question de l’exercice légitime de notre droit à l’information « .

Contrairement à ce qu’il avait laissé sous-entendre, Cannavaro ne porta pas plainte. Le lendemain de l’émission, il prenait la parole :  » Ce n’est pas du dopage. Le Neoton est un reconstituant que l’on prend quand arrive la fatigue. C’est une chose courante. Donc, je ne vois pas pourquoi on a fait une émission sur le dopage pour y montrer une vidéo qui ne représente pas un cas de dopage. Et puis, on a bien vu qu’il s’agissait d’une blague tant il y avait de l’ambiance dans la chambre de l’hôtel. Le climat était très détendu. Personne ne peut penser que l’on a fait des choses graves d’autant que c’est moi qui me suis filmé « .

Cannavaro n’a jamais pu expliquer comment la RAI était entrée en possession de la vidéo un mois avant sa diffusion alors que les deux copies existantes étaient chez lui. L’affaire s’est vite dégonflée mais, à la vision des images, il semblait bien que la pratique était institutionnalisée.

La Juventus ce n’est pas Naples

Il n’y a pas qu’en Espagne que l’on râle. Les supporters de la Juventus se sentent lésés. Pour eux, c’est bien lorsqu’il était Bianconero que le joueur a décroché le prix. De quoi stigmatiser un peu plus encore le fait que l’arrière ait quitté le club après avoir annoncé qu’il resterait même s’il était rétrogradé en D2. Pour les supporters, le 24 juillet, il a quitté le bateau.

Alessandro Del Piero et Buffon sont acclamés par les tifosi… Cannavaro coupe court :  » Ceux qui sont partis sont considérés comme des traîtres. C’est une habitude en Italie : chaque fois qu’un joueur change d’équipe, il trahit. Je suis allé au Real parce que j’ai reçu une offre d’un club important où j’espère prester à un haut niveau les deux ou trois dernières années de ma carrière. Sans cette offre, je serais resté à la Juventus mais il fallait qu’elle reste en D1 même avec 30 points de handicap. Que l’on me croie ou pas, c’est un choix de vie et je ne pouvais refuser, à 33 ans, une expérience à l’étranger, qui plus est au Real.  »

En fait, Cannavaro n’a pas voulu rester à la Juventus, en Série B, il n’y a que pour Naples qu’il aurait accepté un tel sacrifice. Et puis le Real Madrid, avec son prestige, constitue une jolie étape avant le débarquement final.

A Naples, après le triomphe, dans les ruelles on a monté des gigantographies, remplaçant San Gennaro, le patron de la ville, par San Cannavaro. Maradona ne sera probablement jamais supplanté dans la légende de la métropole du sud de la Botte mais c’était une autre histoire, une histoire de c£ur. Cannavaro, c’est une affaire de sang, de racines. Quelques jours après la victoire au Mondial, plusieurs dizaines de milliers de ses concitoyens avaient pris la fameuse Piazza del Plebiscito d’assaut pour aller l’acclamer.

Ce n’est pas un hasard si lors de la remise du Ballon d’Or, il a lancé un message aux scugnizzi (les enfants de Naples), qui vivent dans une cité sinistrée, avec de rares espoirs auxquels s’agripper et tant de mal-être à couver.  » Je veux également porter le Ballon d’Or à Naples, ma ville qui est en train de traverser une période difficile. Et aux enfants napolitains, je leur dit de croire aux rêves car, comme cela m’est arrivé, parfois ils se réalisent « , expliqua-t-il avec une inflexion dialectale qui ne laisse aucun doute sur ses origines. Le gamin du modeste quartier de Fuorigrotta n’a jamais oublié qu’il en a usé des souliers sur la Loggetta, la petite colline qui surplombe le stade San Paolo. Aujourd’hui, l’endroit est devenu une plaine de jeu avec quelques infrastructures. A l’époque, il fallait s’arranger et des sacs pleins d’immondices servaient de poteaux de but.

NICOLAS RIBAUDO

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