Derrière l’ex-rideau

Remarquable absence des grandes nations de l’Est au Mondial ! Pas de Russie, de Pologne, de Tchéquie, d’Ukraine, de Roumanie ni de Bulgarie… Que se passe-t-il de l’autre côté de l’Elbe et du Danube ?

Comment se porte le football en Europe de l’Est ? Mal, à première vue. Aucune grande nation traditionnelle n’est présente en Afrique du Sud. L’assistance est en chute libre, la corruption et la violence font rage et même dans la Russie, prospère jusqu’il y a peu, beaucoup de clubs se serrent la ceinture.

 » La fin du soutien politique, le changement de système économique, l’affaire Bosman et ses suites, dont la fin de l’obligation de jouer au pays jusqu’à 28 ans, la Ligue des Champions… Tous ces événements se sont produits au même moment et c’en est trop « , selon Jonathan Wilson. Supporter acharné de Sunderland, cet Anglais est auteur et éditorialiste. Depuis quelques années, il étudie le football d’Europe de l’Est. Il a écrit un livre, Behind the Curtain (Derrière le rideau) et rédige régulièrement des articles à ce propos dans The Guardian. Nous lui avons rendu visite, dans la périphérie de Londres.

La Slovénie attache beaucoup d’importance au sport. La Slovaquie et la Serbie participent également au Mondial mais aucune grande nation. Pourquoi ?

Jonathan Wilson : L’histoire de chaque pays est différente.

Commençons alors par la mère-patrie, la Russie.

Elle aurait dû être qualifiée. Elle a eu un tirage difficile, dans un groupe avec l’Allemagne. Elle y a été malchanceuse et à domicile, elle a craqué. On a raconté que des joueurs étaient sortis avant le match mais franchement, je n’y crois pas. Les Russes ont tendance à démolir les gens qui ont du succès et l’émigration d’une partie de l’équipe en Europe a nui à la cohésion de celle-ci. Même dans ces conditions, elle aurait dû battre la Slovénie. Si Guus Hiddink s’entendait-il bien avec les joueurs de Rubin Kazan ? En tout cas, il préférait rester dans son hôtel à Moscou.

Le football russe n’a donc pas de problème ?

Si, beaucoup. Le temps du boom est révolu. Les oligarques ont débarqué, avec leurs sous, qui ont profité aux clubs, même en Europe. Si cela a donné un nouvel élan, maintenant, il faut résoudre des problèmes. Un, il n’y a plus d’argent, situation qui est valable dans toute l’Europe. Deux : il faut que les jeunes qui émergent soient bien entourés et qu’ils ne s’égarent pas quand ils émigrent. Il faudrait qu’ils puissent s’installer. J’ai l’impression qu’Andrei Arshavin se sent bien à Londres. C’est déjà un premier pas. Mais il reste un problème : je viens de revoir un footballeur que j’avais interviewé à l’âge de vingt ans. A l’époque, il m’avait dit qu’il aimait la Russie, qu’il ne voudrait pas la quitter mais qu’il y serait contraint à l’âge de 25 ans pour progresser… Je vois beaucoup de gens, pas seulement des sportifs, aussi des acteurs et des chanteurs, qui atteignent leur apogée puis disparaissent. La Russie ne s’occupe pas de ces gens, qui sombrent peut-être dans l’alcoolisme et meurent dans la misère. En revoyant ce joueur, âgé de 24 ans, je lui ai demandé s’il allait partir. Il m’a répondu qu’il devait le faire alors qu’il ne le souhaitait pas. -Ma famille vit ici, je ne parle pas de langue étrangère et je me rends fréquemment à l’église. Or, il n’y a pas d’églises orthodoxes en Europe de l’Ouest. Le gardien Igor Akinfeev dit qu’après deux semaines de stage en Turquie ou en Allemagne, il a déjà le mal du pays : – Quand l’avion décolle de Moscou, je suis oppressé. C’est difficile à comprendre quand on n’est pas russe.

Les oligarques ont-ils suffisamment compensé la défection du soutien politique ?

Je pense que oui. Cela reste artificiel puisque cette source est extérieure. On est passé de la politique aux affaires mais comme celles-ci sont politiques, ça ne change rien. Si Roman Abramovitch a tant investi dans la formation des jeunes, c’est parce qu’il rend ainsi une partie de ce qu’il a gagné à son pays et à ses compatriotes. Il y a une pression politique directe : quand un club est menacé de disparition, on prie les oligarques d’intervenir.

Corruption

Le Zenit Saint-Pétersbourg et Rubin Kazan font-ils glisser le pouvoir sportif hors de Moscou ?

Les Moscovites croient à un complot mais c’est un sentiment généralisé en Europe de l’Est. Dès que quelque chose de surprenant se passe, on parle de complot. Un jour, dans un café moscovite, je suivais le match Chelsea-Fulham. Fulham a égalisé à quelques minutes de la fin mais Chelsea a encore marqué. Pour moi, c’était passionnant, génial ! Les Russes disaient : – C’est bien la preuve que le football anglais est corrompu aussi. L’imprévisibilité du football fait son charme mais quand on cesse d’y croire, il n’en reste plus rien. Si le Zenit s’impose 4-0 face au Bayern, ils trouvent ça étrange. Si quand on regarde un match avec cette mentalité, on peut soupçonner des choses, cela ne reste que de l’interprétation. Certains disent que si Rubin a été champion, c’est parce que ça arrangeait bien certaines personnes, pour que les islamistes restent à bord. Et quand le Zenit était en tête, tout le monde rappelait que Vladimir Poutine est originaire de Saint-Pétersbourg. Il y a peut-être un aspect politique mais il est positif : jadis, les équipes non moscovites devaient surmonter énormément d’obstacles pour triompher. Ils semblent s’être estompés. Je ne pense pas qu’on favorise les équipes extérieures à la capitale. Simplement, on ne se fixe plus uniquement sur les formations moscovites. La politique est utile. Les gens ne comprennent pas que cette immense puissance que reste la Russie dépasse largement le cadre de Moscou. Prolonger son titre est une preuve de crédibilité. Le premier a peut-être été un peu dodgy (étrange) mais Rubin a quand même battu Barcelone.

Votre livre pointe un autre souci : la chute des assistances, partout.

Elles sont historiquement basses en Russie, 12.000 spectateurs en moyenne pour un match de D1 et cette perte n’est pas compensée par la publicité ni les contrats TV. Je comprends pourquoi le football serbe n’attire personne car il n’est pas bon, mais le russe l’est. Peut-être est-ce lié à la problématique des stades, d’horribles masses de béton. Si on mange bien dans un stade pourvu de sièges confortables et que le football est attractif, les revenus augmentent. Cette tradition existait mais elle s’est brisée en 1990. Quand votre famille travaillait pour l’usine automobile de Zil, vous alliez voir le Torpedo. Ce lien direct entre le travail et le club a disparu. Autre problème, la sécurité dans les stades et dans le métro. C’est pire qu’en Angleterre dans les années 80. Le Spartak est le Manchester United de Russie mais il n’attire que 10 à 15.000 personnes alors qu’il est attrayant, avec les Brésiliens qui développent un bon football. Peut-être la Russie n’aime-t-elle plus le football, de même que la Pologne n’est pas vraiment une nation du football.

La Pologne n’est effectivement pas folle de foot…

On en arrive aux statistiques. Elles sont trompeuses. La Pologne a été une grande nation du football dans les années 70 mais depuis, elle ne s’est plus qualifiée. Elle n’est en fait qu’un pays moyen en la matière. Les Anglais sont obsédés par le football, pas les Polonais. Il est difficile d’y jouer car il y a peu de parcs dans les villes. Reste à voir ce que l’EURO 2012 va changer. La Pologne va installer toutes sortes de terrains synthétiques. Je me demande si cela va susciter l’intérêt des jeunes. Beaucoup de talents passent à travers les mailles du filet. Or, ce qui est possible en Allemagne et en Ukraine doit l’être en Pologne aussi, à condition qu’il y ait un minimum d’organisation. Si l’EURO 2012 ne déclenche rien, le football polonais n’aura aucune chance car contrairement à ce qui se passe en Russie, l’industrie locale n’a rien pris en mains.

Le spectre de la corruption ne plane-t-il pas sur le pays ? Un scandale a éclaté en 2007…

Il y a eu plus de 200 arrestations. A court terme, l’impact du scandale a été incroyablement négatif, comme en cyclisme. Les gens pensent que celui qui gagne est dopé. Les Polonais, eux, estiment que le vainqueur a acheté le match. Ce problème existe aussi en Ukraine mais la Pologne ne l’a pas nié, elle.

L’héritage Lobanovsky

L’EURO 2012 sera-t-il positif pour l’Ukraine aussi ? On doute beaucoup de ses possibilités.

Michel Platini a ses doutes, moi aussi. Quand je me suis rendu à Donetsk pour l’inauguration du stade, la ville ne comptait que 573 chambres d’hôtel. Le stade peut accueillir 52.000 personnes, ce qui représente environ 100 personnes par chambre. Je crains que ce soit un peu juste… Quand je le fait remarquer, on me rit au nez. On va loger les gens chez l’habitant, dans des logements pour jeunes, des maisons d’étudiants… Imaginez-vous le supporter issu de la classe moyenne, le journaliste, le joueur ou l’officiel accepter pareils logements ? Ah oui, au terme du match, ils enverront les supporters en avion à Mariupol. Se rend-on compte vraiment de ce que représente l’envol de 20 à 30.000 personnes ? Mais même si les stades sont fantastiques et qu’on trouve partout des hôtels, que le réseau ferroviaire fonctionne, les distances restent phénoménales. Cette idée d’un habitant de Kiev va se rendre à Donetsk… Il en a pour douze heures de train.

Et le football ?

Le Shakhtar Donetsk est fantastique et Mircea Lucescu est un grand entraîneur. Le Dinamo Kiev a une bonne équipe. En 2000, Hryhoriy Surkis a accédé à la présidence de la Fédération de football. Il a de nombreuses carences mais il a eu une excellente idée en se focalisant sur la formation des jeunes. On remarque les résultats dans les championnats européens. L’Ukraine a un potentiel, même si c’était encore trop tôt pour le Mondial et sans doute pour 2012 aussi. Je m’attends toutefois à ce qu’elle soit très forte en 2014. Si j’étais à la place du président, je confierais la direction de l’équipe à Andriy Shevchenko. C’est bien de vouloir continuer à jouer jusqu’en 2012 mais ce n’est pas sage et l’attaquant n’a plus le niveau requis.

Le grand entraîneur du football soviétique était ukrainien : Valeri Lobanovsky. Est-il encore présent ?

Partout. Dans tous mes entretiens, j’ai le sentiment qu’au moment de prendre une décision, les gens se demandent ce qu’en penserait Valeri… Le génie de cet homme réside dans le fait qu’il a continué à évoluer. Alex Ferguson est également capable de démanteler une équipe s’il pense qu’elle est trop vieille. L’évolution de l’Ukraine s’est interrompue il y a longtemps, à la mort de Lobanovsky. Les choses n’ont changé que quand des étrangers, qui n’étaient pas issus de l’école de Lobanovsky, ont pris les commandes. Lucescu au Shakhtar, Valeri Gazzaev, un Russe, au Dinamo Kiev. J’espère que les collaborateurs de Valeri restent en poste au labo de Kiev. Ils travaillent les phases arrêtées mais effectuent aussi des tests mentaux et physiques sur les joueurs. La systématisation a conféré un nouveau visage au football en 20 ans et c’est avec lui qu’elle a commencé. Lobanovsky a influencé le football russe également, même si la Russie ne l’admettra jamais.

Violence et nostalgie

Peut-on décrire la Hongrie en disant que vivre en rêvant du passé n’apporte rien ?

Exactement. On compare tout avec les grandes équipes du passé et les générations actuelles ne sont plus aussi bonnes. On se détourne donc du football, puisque le thème est pénible. Je ne sais pas comment résoudre le problème car Ferenc Puskas restera toujours un nom, de même que la Bulgarie restera toujours liée dans les mémoires à la formation 1994, demi-finaliste du Mondial américain, même si cette équipe était bien moins flamboyante que la levée hongroise des années 50. La Bulgarie a eu tant de chance contre la France dans le dernier match de qualification : deux joueurs, Dimitar Penev et Emil Kostadinov, n’avaient pas de visa pour ce match, que la Bulgarie a remporté 1-2 in extremis, se qualifiant pour le Mondial au détriment de la France. Ils avaient oublié d’en demander un… Borislav Mikhailov jouait alors à Mulhouse et il savait comment passer la frontière. Peut-être le récit est-il exagéré mais cette équipe avait quelque chose de freaky

Qu’en est-il du football actuel ?

Une catastrophe. Ce pays est incroyablement corrompu. La mafia y est profondément enracinée. Je crois qu’en dix ans, on a assassiné quelque 16 directeurs du Lokomotiv Plovdiv.

Est-ce pareil en Roumanie ?

La situation bulgare est pire. En Roumanie, c’est parfois comique alors qu’en Bulgarie, on tire, on abat des gens. Le football roumain est beaucoup plus sain. Ceci dit, la Roumanie a été insipide à l’EURO 2008 et elle a vite sombré. Ses footballeurs n’ont pas de caractère. Ils ont tout, du talent, de bons entraîneurs mais le déclic ne se produit pas.

La Slovaquie veut reformer un championnat avec la Tchéquie, comme les Etats baltes.

C’est sage mais je ne sais pas si l’UEFA est d’accord. Dans le passé, elle a toujours refusé. Ces pays ont des raisons historiques et sportives, comme les Balkans. Le Partizan Belgrade en Serbie, le Dinamo Zagreb en Croatie ont également un problème : dans leur championnat domestique, elles jouent à 60 ou 70 % de leurs possibilités et remportent tous leurs matches. Elles abordent ensuite les joutes de l’Europa League au même rythme et elles perdent, ce qui fait baisser leur coefficient. Outre l’argument sportif, il y a l’économique. La sécurité coûte cher et comme il y a moins de monde, ce n’est pas intéressant commercialement. Je ne crois pas en une AtlanticLeague entre l’Ecosse, le Portugal et d’autres pays mais dans ces contrées… La question est : l’UEFA y est-elle disposée ?

En résumé, l’Europe de l’Est est-elle le tiers-monde du football ?

La Russie ne va pas mal du tout, l’Ukraine a des raisons d’être optimiste si elle parvient à juguler la corruption. La Pologne a de l’espoir si elle construit quelque chose à partir de l’EURO. La Hongrie se redresse progressivement. La Bulgarie est dans une situation désespérée, la Roumanie peut éventuellement nourrir quelque espoir et l’ancienne Yougoslavie dépend de ses générations de joueurs. Je pense que la Bosnie a plus d’avenir que la Serbie ou la Croatie.

Je crois qu’en dix ans, on a assassiné 16 directeurs du Lokomotiv Plovdiv.

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