Dépasser son héros

Le brillant médian de Milan avait une idole : Roberto Baggio. Est-il devenu meilleur que lui ? Dans un autre rôle évidemment…

Brescia, 1994. Andrea Pirlo, âgé de 15 ans, est installé dans un bar avec ses camarades de classe. Ils regardent la finale du Mondial entre l’Italie et le Brésil. Elle est passionnante. Seuls les tirs au but parviendront à dégager un vainqueur. Le petit Pirlo ne nourrit pas le moindre doute quand Roberto Baggio s’approche du point de penalty. C’est son joueur. Las, ilCodino rate son envoi, lève les yeux au ciel. Sous le coup de la déception, Pirlo quitte le bistrot. Comment est-ce possible ? Baggio est son héros, il lui voue une confiance illimitée. Dans l’univers des ados, les héros ne faillissent jamais. L’actuelle star de l’AC Milan se souvient encore de la phase dans ses moindres détails. L’instant est gravé dans sa mémoire : l’amertume de l’Italie, les larmes du capitaine, Franco Baresi, et l’échec de Baggio. Il y a certainement songé à la veille de la finale du 9 juillet 2006, Italie-France.

Un an après cette finale maudite de 1994, les journaux italiens parlent du  » nouveau Roberto Baggio « . Ils font allusion à un certain Pirlo, qui fait parler de lui à Brescia Calcio, le club qui l’a formé. Agé de 16 ans, Pirlo est flatté de la comparaison mais il reste modeste. Il n’est pas de ceux qui cherchent les feux de la rampe. Il leur préfère l’anonymat. C’est quand on l’oublie qu’il est le plus performant. L’Inter suit avec intérêt son développement. Malgré sa petite stature un brin fragile et son manque d’expérience, Pirlo rejoint l’Inter Milan. Il est au nirvana : depuis son enfance, son sang est bleu et noir, son c£ur s’emballe quand il voit les Nerazzurri à l’£uvre. Qui est-il donc pour jouer dans ce club ? Cerise sur le gâteau, Pirlo va partager la chambre de Baggio, qui est à l’automne de sa carrière. Pirlo :  » Baggio m’a appris à vivre pour le football. Jouer dans la même équipe que lui était un rêve. Avoir fait sa connaissance en-dehors des terrains est encore plus magnifique, sans doute « .

Pourtant, son passage à l’Inter s’avère un échec. Il est déçu. En l’espace de trois saisons, il ne dispute que 22 matches de championnat. Son mécontentement se mue en esprit de revanche. Alors que Francesco Totti et Alessandro Del Piero brillent à l’EURO 2000, Pirlo et l’Italie sont sacrés champions d’Europe Espoirs en Slovaquie. Il s’y distingue, à l’instar de l’avant Nicola Ventola. Les deux hommes se trouvent les yeux fermés. L’Inter loue Pirlo à la Reggina et à Brescia, après un petit retour à Milan, afin qu’il acquière de l’expérience, mais nourrit quelques doutes. Le corps de Pirlo n’est-il pas trop fragile pour le dur football de la Série A ? Son sauveur s’appelle Ariedo Braida. Celui-ci est responsable des transferts de… l’AC Milan. Il est convaincu des progrès de Pirlo, contrairement à ses homologues de l’Inter. Pirlo, malgré son sang bleu et noir, quitte le club de son c£ur pour son éternel rival. Milan verse 18 millions d’euros. En plus, l’Inter empoche l’argent avec un sentiment de triomphe, comme quand on se débarrasse à bon prix d’une voiture ou d’une maison dont on ne voulait plus. Milan, lui, sait ce qu’il fait. Pirlo devient le meneur de jeu qu’on connaît actuellement. Raffiné, il arpente le terrain, sans jamais perdre de vue la distance qui le sépare de ses coéquipiers. Les romantiques sont fous de lui, leur adoration ne se satisfait pas du qualificatif de génie tranquille. Non, Pirlo est une perle et non une pirla, un terme milanais qui désigne les parties génitales masculines. Pour eux, son nom est synonyme de beauté. Une passe ici, une passe là, Andrea est omniprésent. Il distille ses passes avec style et précision.

 » Aucun joueur européen n’a les mêmes qualités qu’Andrea « , affirme son entraîneur, Carlo Ancelotti.  » Il y en a eu un seul dans le passé. Moi… « . Les collègues de Pirlo louent son talent et son professionnalisme. Son coéquipier Gennaro Gattuso, le travailleur du Sud, a déclaré :  » Quand je vois Andrea courir ballon au pied, je me demande si je suis capable de jouer au football « .

Pirlo, lié à l’AC Milan depuis 2001, se sent chez lui chez les Rossoneri. Il apprécie la sérénité du complexe d’entraînement, Milanello, la fraternité qui unit les joueurs, l’ambiance de San Siro et, bien sûr, les nombreux succès du club. Il ne pratique pas la langue de bois en évoquant son avenir.  » J’aimerais achever ma carrière à Milan. J’aurai 32 ans au terme de mon contrat en 2011. C’est encore jeune. L’étranger ne m’intéresse pas, même si la Premier League ou la Primera División constitueraient des défis intéressants. Mais j’aime le championnat italien, qui est très difficile aussi « .

En famille à Milan

Milan est devenu son club. Si son c£ur penchait pour l’Inter, le destin en a décidé autrement. Pirlo a disputé quatre finales européennes, il en a gagné trois. Seule la joute d’Istanbul en 2005 a constitué un échec. Mené 3-0, Liverpool fit sensation en revenant et en s’adjugeant la Ligue des Champions. Par contre, il a gagné les éditions 2003 et 2007. En 2006, il a vaincu la France au Mondial. Cependant, Pirlo n’est pas motivé par les seuls trophées. L’homogénéité prime à ses yeux.

 » Avant et après un match, je suis généralement avec les historiens de Milan : Paolo Maldini, Gattuso, Filippo Inzaghi et Alessandro Nesta. Après le dîner, nous nous attardons à table et discutons de choses qui n’ont rien à voir avec le football. Momenti belli ! (de beaux moments)  »

Nesta, qui a mis un terme à sa carrière internationale, est le meilleur ami de Pirlo. Ils partagent une chambre durant les stages de Milan. Ce fut aussi le cas avant la dernière finale de Ligue des Champions contre Liverpool (2-1). Pirlo explique :  » Je me couche tard la veille d’une finale. Je passe mon temps avec Nesta. Nous jouons à la Playstation. Il est un rien meilleur que moi « .

Milan répète à l’envi qu’il forme une vraie famille. Pirlo apprécie l’ordre et le calme alors que ses concurrents sombrent régulièrement dans le chaos. Cela n’arrive pas à Milan, qui est toujours en équilibre.  » Nous formons vraiment un groupe, nous ne sommes qu’un « . Pour Pirlo, c’est là que réside la force de l’équipe.

Pirlo n’apparaît presque jamais après un match, pour délivrer commentaires et interviews :  » Je n’aime pas parler de football. Je ne l’ai jamais fait. J’aime jouer mais quand le match ou l’entraînement est achevé, je me concentre sur ma famille et ma vie privée. Le calcio en est exclu « . Pirlo ne s’intéresse pas davantage aux contrats commerciaux. Avant son éclosion dans le football professionnel, le petit médian avait un contrat avec Lacoste. Estimant la combinaison inadéquate, il a rompu son contrat alors que tant d’internationaux mènent de font divers jobs en-dehors du football. Pirlo a consenti une exception avant le Mondial allemand, pour Dolce & Gabbana, une marque de mode italienne. Avec Fabio Cannavaro, Gianluca Zambrotta, Gattuso et Manuele Blasi, il a posé vêtu d’un seul caleçon boxer.

C’était la star du Mondial

L’amateur de football se souvient du magistral Pirlo du Mondial 2006. C’est lui qui a eu le plus de contacts avec le ballon durant le tournoi. Tout transitait par lui. Le petit stratège est devenu une star. En Allemagne, Pirlo a été exceptionnel. Pourtant, avant le tournoi, sa position suscitait des doutes. MarcelloLippi allait-il opter pour une disposition plus ou moins défensive, le tout dépendant de la titularisation de Totti. Le sélectionneur laissa tranquillement les journalistes spéculer. De toute façon, le médian milanista était un incontournable. Lippi :  » Pirlo est ma force tranquille, un homme qui s’exprime avec ses seuls pieds sur le terrain. Sa classe lui permet de décider un match à lui seul « . Pirlo a récompensé Lippi de sa confiance, en marquant plusieurs buts, en délivrant des assists et en transformant le premier tir au but de la finale.

Pirlo rêvait de la finale de Berlin. L’histoire ne pouvait relever une nouvelle déception dans son regard. Il voulait gommer l’affreux souvenir de Brescia. Le fils d’un richissime fabricant d’acier pensa :  » Italia doveva vincere « . L’Italie devait gagner, ne serait-ce que pour dissiper l’arrière-goût du scandale de corruption qui avait éclaté peu avant. Pirlo avait trois ans quand l’Italie s’était imposée au Mondial 1982. Il avait souvent regardé la vidéo que son père avait reçue. Il se la repassait, admirant Paolo Rossi, Marco Tardelli et Alessandro Altobelli.

Peut-être Pirlo a-t-il offert à ses enfants, Niccolò (quatre ans) et Angela (un an) la vidéo du Mondial 2006. Son expression est toujours la même : une grimace un peu fatiguée. Quand Fabio Grosso a marqué le tir au but décisif, durant la finale contre la France, l’expression de Prilo n’a pas changé mais son comportement bien : il a piqué un sprint, les bras en l’air. Pirlo est habile dans l’art de dissimuler ses émotions. Il n’aime pas afficher ses sentiments.  » Je n’exprime que les émotions qui ne nuisent pas à mon rendement « , explique-t-il.

En-dehors des terrains, Pirlo est le prototype du gendre parfait. Sa vie est le football, le football est sa vie. Il affiche le même dévouement que son coéquipier Inzaghi. Tous deux vivent leur sport avec une passion identique. Pirlo relativise ses prestations sur le terrain, fait rare dans un pays où les footballeurs ont statut de dieux. Un an après son sacre mondial, Pirlo déclarait :  » Nous devons passer en revue les événements importants de notre vie. Un titre mondial est une source de joie mais quand on y songe, des tas d’autres choses sont plus importantes. Mon attitude n’a pas changé depuis que je suis champion du monde « .

Pirlo possède une vista d’exception. Il veille aux distances qui le séparent de ses coéquipiers, assisté par le pitbull Gattuso. En fait, Gattuso n’a qu’une mission quand il entre en possession du ballon : le céder le plus vite possible à Pirlo ou à Kaká. Ce n’est pas honteux. Pirlo est le maître, Kaká le roi. Amis et ennemis reconnaissent les qualités de Pirlo. Même les Interisti le respectent, malgré son transfert chez leur voisin et rival. Johan Cruijff, analyste de la chaîne néerlandaise NOS, a fait remarquer :  » Pirlo est un joueur fantastique, un génie. Il fait ce qu’il veut de ses pieds « .

Ses coéquipiers, actuels et passés, ne lâchent pas un mot de travers à son sujet. Lorsqu’il jouait à Milan, Rivaldo déclarait :  » J’ai découvert un footballeur que je ne connaissais pas. Il aurait pu être un médian brésilien. Pirlo me rappelle les grands médians brésiliens du passé « .

Pirlo est tout de simplicité et de précision.  » J’agis toujours par intuition. En tout « . Il n’aime pas s’épancher en paroles. Il n’en a pas besoin. Il préfère s’exprimer des pieds.

par jan-cees butter, esm

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