DE LA BUNDESLIGA À BEN LADEN

Arrêté en Belgique deux jours après les attentats du 11 septembre 2001, Nizar Trabelsi était arrivé en Europe, à la fin des années 80, pour y jouer au foot. Retour sur l’histoire d’un gamin largué, tombé dans la délinquance, avant de basculer dans l’islamisme radical.

3 octobre 2013 : un jeudi d’automne en Flandre-Occidentale. Le fourgon cellulaire s’éloigne lentement de la prison de Bruges. A l’intérieur, Nizar Trabelsi (43 ans) ploie sa grande carcasse -il affleure le mètre nonante – à la recherche d’une position confortable. Ceinturé, menotté, pieds entravés, il a une cagoule sur le visage et des écouteurs diffusent une musique assourdissante dans ses oreilles. Le sort réservé aux détenus particulièrement surveillés.

L’ancien joueur du Club Sportif Sfaxien et du Fortuna Düsseldorf pense qu’on le transfère, pour la trente-septième fois en douze ans, à la maison de peine d’Ittre, où il doit se marier la semaine suivante avec Oum Maryam, sa troisième épouse. Erreur. Ses geôliers ne lui ont rien dit mais ils l’emmènent à l’aéroport de Zaventem, d’où il sera extradé vers les Etats-Unis.

La veille, Annemie Turtelboom, la ministre de la Justice, a donné une suite favorable à la demande d’extradition d’un juge du district de Columbia émise en décembre 2007, au mépris des recours introduits par les avocats de l’ex-footballeur tunisien devant la Cour européenne des droits de l’homme. En février dernier, la Belgique a d’ailleurs été condamnée par la Cour européenne à lui verser 90 000 € pour  » dommage moral, frais et dépens « .

Ce qui revient à dire que l’extradition est illégale. Du coup, Marc Nève, un de ses avocats belges, a introduit un recours. Les avocats ont été entendus ce jeudi 12 novembre et la décision doit tomber le 17 décembre prochain.

13 septembre 2001. Trabelsi est arrêté à Bruxelles alors qu’il est soupçonné de préparer un attentat. Après neuf mois d’interrogatoire, il avoue avoir projeté de faire sauter la caserne de Kleine-Brogel, une base de l’OTAN, dans le Limbourg. Trois ans plus tard, la sanction tombe : dix ans de prison pour  » tentative d’utilisation de matières explosives, possession d’arme prohibée, association de malfaiteurs et usage de faux documents « .

Le parcours de Nizar Trabelsi serait presque banal -un gamin largué qui rejoint le djihad – s’il ne se confondait pas avec le tumulte du monde depuis vingt ans. Ou comment un jeune Tunisien, venu en Allemagne pour devenir footballeur pro à la fin des années 80, dérive dans la drogue et la petite délinquance avant de basculer dans l’islamisme radical et de rejoindre Al-Qaïda. Une vie ponctuée de ruptures, toujours plus destructrices, qui l’ont conduit sur quatre continents, et dont la trajectoire s’est arrêtée, il y a deux ans, au pénitencier de Rappahannock, en Virginie…

DU STANDARD AU FORTUNA DÜSSELDORF

Athlétique (1,89m, 88kg), véloce, pourvu d’une bonne technique, Trabelsi constitue plus qu’une promesse en cet été 89. International junior tunisien, il évolue depuis deux ans comme centre-avant de l’équipe première du Club Sportif Sfaxien (CSS). Auteur d’une dizaine de buts en deux exercices, l’avenir lui appartient.

Quand il ne ferraille pas avec ses adversaires, Nizar fait la fête à Tunis, à Sousse ou dans sa ville natale avec ses potes. Il boit un peu, plie quelques bolides et fréquente les bordels. A 19 ans, il s’imagine déjà un destin loin de chez lui. Un agent français lui trouve un essai au Standard. Fin juin, il tente sa chance chez les Rouches mais déjà le destin s’en mêle.

 » Mon mari voulait absolument que Nizar joue en Allemagne, alors on est partis pour Liège avec le président du Fortuna Düsseldorf « , rapporte Aziza Jalali, sa tante. Tenancier d’une brasserie à Düsseldorf, Hadri Hai – l’oncle par alliance – tanne depuis des mois le patron du club rhénan à propos de ce neveu qui promet tant.

A l’usure, il convainc Peter Förster de faire un tour dans la Cité ardente pour constater de visu de quoi il retourne. Bonne pioche : l’adolescent signe dans la foulée pour le Fortuna, promu en Bundesliga, un contrat… semi-professionnel. Ses rêves prennent forme. Il emménage chez sa tante plein d’envie.

 » Il était assidu, s’entraînait dur et s’entendait bien avec le groupe. Ce n’était pas évident car il était barré par deux internationaux. Il n’a pas joué un match avec l’équipe première mais il avait de belles perspectives d’avenir « , juge Aleksandar Ristic, le coach. Avenant, ouvert, il est bien intégré et apprend l’allemand en regardant la Roue de la fortune, sur Sat 1.

Il a même rencontré Simone, fille d’un supporter local, qu’il épouse en septembre 90.  » Il a un charme impossible. Espiègle, drôle, bavard, généreux. Où qu’il aille, tout le monde l’adore « , assure Aziza, sa tante.

Au Fortuna, la seconde saison ressemble à la première, il joue avec la réserve. Au club, Nizar a pourtant quelques alliés, comme Anthony Baffoe, international ghanéen.  » Je l’aidais comme un petit frère. On allait manger africain même si on ne se voyait pas trop en dehors. Il était simple, faisait rire tout le monde mais manquait de niaque, de discipline. Il arrivait en retard. Il avait le talent mais pas le mental d’un pro « .

Peu à peu, Trabelsi se lasse. L’exil lui pèse. Peu habitué à en découdre pour gagner sa place, il lâche. Il traîne dans les clubs la nuit, ne dort plus et sniffe de la coke. Il rentre quand bon lui semble au domicile conjugal, malgré l’arrivée d’une petite Sarah en février 1991. En juin, son contrat n’est pas prolongé avec Düsseldorf.

 » Il n’y avait rien à lui reprocher mais c’était une poule mouillée. Il pouvait rentrer au vestiaire au bord des larmes pour une mauvaise réflexion. C’était une fausse patte, un mou « , cingle Alex Sprengler, l’intendant du club.

LA FÊTE TOUS LES SOIRS À TUNIS

Comme chaque été, Nizar repart en vacances dans son pays. Il pourrait se reconstruire là-bas (il n’a pas 21 ans) mais il ne souhaite pas être perçu comme l’immigré en situation d’échec.  » Chaque mois, il envoyait des sous et des cadeaux pour sa soeur et moi, rappelle Naïma, sa mère. L’été, il rapportait plein d’habits pour les gamins du quartier.  »

Quand il ne séjourne pas à Sfax, Trabelsi va faire la fête à Tunis avec Riad Sghaier, son ancien compère de la sélection junior.  » On se baladait partout avec son Opel cabriolet. Il buvait tous les soirs, se bagarrait, prenait les sens interdits dans Tunis-Ville et s’en foutait. Il n’y avait pas de feu rouge pour Nizar. C’était un bandit que tout le monde adorait « , raconte ce dernier. En dépit de ses frasques estivales, il trouve un nouveau club à son retour. Ce sera le Wuppertal SV, qui évolue en Oberliga Nordrhein, le 3e niveau allemand.

Durant la préparation, il marche comme un avion et s’attend à débuter l’exercice 1991-92 comme titulaire. Déconvenue. Le cycle infernal reprend : il sort la nuit, dort le jour, rate des entraînements. Il a le look changeant des gens qui se cherchent. Il arbore barbe, dreadlocks, crâne rasé ou lunettes selon les jours, ressemblant tour à tour à un étudiant, un touriste, un chômeur ou un mac.

Pendant l’été 92, sa femme et lui se séparent. Son club, promu en 2e division, le prête au FC Wülfrath, un autre pensionnaire du 3e niveau de la région. Il n’y reste que deux mois, d’octobre à décembre. Exit Wülfrath, bonjour Wermelskirchen, un étage plus bas, où Wuppertal le prête en janvier. Un passage encore plus court. Un mois. Un match, un tacle maladroit, une rouge. Trabelsi n’aura joué que vingt minutes pour le SV Wermelskirchen. Wuppertal met fin à la plaisanterie et le contrat est résilié d’un commun accord, en février 93.

Son 5e club, le VfR Neuss, 5e échelon sur la carte du foot allemand, lui donnera un début de stabilité. Il y joue trois saisons. Par intermittence. Comme ailleurs, comme toujours.  » Il n’avait pas d’équipe et a fait un essai. Il méritait de jouer beaucoup plus haut « , considère Peter Melher, le directeur sportif de l’époque.  » C’était un drôle d’oiseau. Il ne vivait pas comme un footballeur, n’était pas fiable « , ajoute Hans Rütten, le patron du VfR. Trabelsi dispense son talent à l’occasion contre un maigre salaire et un appartement sur la Freiheitsstrasse dans le nord de la ville.

Bientôt, les voisins reçoivent des visites régulières de la police. Le Sfaxien est soupçonné de trafiquer un peu de coke et de fréquenter des réseaux de prostitution, où il ferait le proxénète à l’occasion.

De temps à autre, il rend visite à sa femme et à sa fille. Il arrive saoul, pleure, tente de se rabibocher. Il essaye aussi d’assumer son rôle de père, sans grand succès.  » C’est un menteur « , grince sa femme, Simone.

Freddy Zwiebler, son second coach au VfR :  » Il y avait beaucoup de rumeurs à son sujet, mais il n’a jamais rien fait à qui que ce soit. Il donnait l’impression d’un gars adorable à qui il était difficile d’en vouloir. Après qu’il a disparu, il est venu me supplier de le reprendre, comme un petit garçon. Je me suis dit que ses qualités pouvaient nous aider.  »

Trabelsi apprécie tellement son coach et sa femme qu’il raconte, en plaisantant, vouloir être adopté par eux. Cela ne l’empêche pas de s’évanouir dans la nature, quelques mois plus tard. Définitivement. Et de mettre ainsi fin à son erratique parcours de footballeur.

UNE JEUNESSE SFAXIENNE

Sfax, métropole paradoxale du Sud tunisien, qui s’est en partie façonnée contre le pouvoir central de Tunis. Une cité portuaire où le quartier historique et les immeubles d’affaires jouxtent des rues défoncées, des trottoirs éventrés. Homme élégant, qui parle un français châtié, le docteur Mohamed Aloulou, 72 ans, a été maire adjoint de la ville, ministre des Sports du premier gouvernement post-Ben Ali. C’est aussi un ami de la famille Trabelsi.

 » Le papa de Nizar, Azaïez, était un bon footballeur à El-Ralwy, la seconde équipe de la ville. Une fois sa carrière terminée, il a ressenti l’appel du large. Il voulait aller en Europe pour gagner de l’argent. Comme je partais à Strasbourg pour faire mes études, il voulait venir avec moi. J’y ai mis une condition : qu’il rapatrie très vite sa femme, que je connaissais depuis l’enfance, et son nouveau-né, Nizar.  »

Début 1971, le futur avant-centre du CSS n’a pas sept mois qu’il fait déjà le grand saut pour le Vieux Continent. En Alsace, Azaïez travaille comme mécanicien. La famille n’y restera qu’un an et demi. L’année suivante, Naïma Trabelsi, née Jalali, est enceinte de son deuxième enfant, Nadia, et veut accoucher dans son pays. La famille rentre en Tunisie. Elle ne restera unie qu’une grosse année car déjà Azaïez a l’envie de retourner en France.

Il promet de revenir et de subvenir aux besoins de sa progéniture. Du vent.  » Il est parti et n’est plus revenu que dans un cercueil (en 2006) « , tonne Mongi Dalhoum, 69 ans, un ancien international et entraîneur du CSS (1990-1992), cousin de la mère de Nizar. Bien vite, Naïma doit assurer la pitance de ses enfants.

Une fois les papiers du divorce signés, en juillet 1976, elle part travailler en Belgique chez des militaires. Sans titre de séjour, elle y reste huit ans. Dans l’intervalle, Nizar – élevé par sa grand-mère et un de ses oncles – est livré à lui-même. La cité El-Bahri, route de Mahdia, ressemble à tant d’autres rues arabes.

Petites bâtisses blanches délavées, voies en terre battue et gamins qui gambadent alentour.  » Mon frère le corrigeait mais il ne voulait pas rester tranquille, toujours agité. À ce moment-là, il ne faisait que des bêtises de son âge, des bagarres « , avance Mohamed Jalali, un des frères de Naïma. Nizar cherche les limites que son père absent ne peut lui fixer.

Premier signal, pendant l’hiver 1983-84, lors des  » émeutes du pain « . Les collégiens se mêlent aux manifestations et Nizar menace de brûler son école. Une bravade que le directeur prend au pied de la lettre. Son oncle Mohamed va le chercher au commissariat :  » Il n’avait aucune conscience de ses actes. C’était déjà un je-m’en-foutiste, un frivole.  »

 » Il prenait la vie à la légère, comme un homme libre dans la jungle « , abonde Dalhoum, depuis Kerkennah, une île au paysage lunaire façon mont Ventoux, cactus et oliviers en bonus, à une heure de bateau de Sfax, dont est originaire toute la famille Jalali.

LE PETIT BANDIT

Nizar Trabelsi a trouvé un bon moyen d’exister aux yeux des autres. Le foot. Il est doué.  » Il dominait tout le monde chez les jeunes « , affirme Mokhtar Tlili, un ex-Aigle de Carthage lui aussi, coach du CSS en 1987-88, qui l’a lancé en équipe première.

 » Il était talentueux et travaillait dur. Il avait tous les atouts pour faire carrière en Europe. Je l’appelais ‘ le petit bandit’, il était costaud, rusé et faisait peur à l’adversaire.  »

Le club croit en lui et aide sa mère, rentrée de Belgique, à restaurer sa nouvelle maison à El-Bahri. Mieux : il offre au jeune homme un job à mi-temps à la Banque internationale arabe de Tunisie, où il complète ses primes de match de 17 à 19 ans.

À 16 ans, il intègre les sélections de jeunes, où il brille autant qu’il détonne.  » Il était drôle, toujours avec le sourire. C’était difficile de lui en vouloir même si, de temps en temps, il disjonctait.

Une fois, lors d’un stage en sélection juniors, comme le coach ne l’avait pas retenu, même pas comme remplaçant, il l’a jeté de rage tout habillé dans la piscine. Il était comme fou. Il a pris un mois de suspension… « , s’amuse Riad Sghaier, son pote de teuf.

S’il travaille la semaine, Trabelsi déglingue le week-end. Il ne traîne plus à El-Bahri ou El-Hay, mais à l’Assombra, un quartier populaire, près de la médina. Il veut toujours faire le malin.

 » Il se levait le soir, buvait, traînait avec des gens qui trafiquaient le haschich même s’il ne le fumait pas. Il fallait qu’il quitte le pays pour sortir de ce cercle infernal « , déplore Mongi Dalhoum.  » Il avait un succès terrible avec les filles. Toutes celles du bordel de la médina raffolaient de lui « , poursuit un proche de Nizar.

Au printemps 1989, Trabelsi est à un carrefour. Il va avoir 19 ans, vient de passer deux saisons dans l’élite tunisienne. Son club a fini à chaque fois sixième. Sept ans avant l’arrêt Bosman, rares sont les jeunes Africains à franchir le pas si tôt.

Mais Trabelsi rêve d’imiter son père et de rejoindre l’Europe. On le sait, un homme va le décider : le mari de sa tante, Hadri Habib.

 » Il a monté la tête de tout le monde « , regrette le Dr Aloulou, président du CSS en 1988-89. Sa mère m’a supplié de le laisser partir. Je lui ai répondu :  » S’il part maintenant, il est fichu. Laisse-le se calmer dans sa tête ici un an ou deux, devenir plus sûr de lui, moins vulnérable.  »

Elle m’en voulait. Elle avait l’impression que le paradis était juste devant son fils et que je lui fermais la porte. Finalement, les dirigeants qui m’ont succédé ont cédé aux Allemands et Nizar est parti. Beaucoup trop tôt…  »

LA BASCULE, AU NOM DE DIEU

À seulement 26 ans, Trabelsi fait le deuil de son rêve de Bundesliga et fréquente la mosquée de Dostrum, dans la banlieue de Düsseldorf.  » Il cherchait un idéal de substitution sans avoir les outils nécessaires. Peu scolarisé, méconnaissant la religion, il s’interroge et trouve des réponses comme il peut « , décrypte MedhiAbbès, son premier avocat belge. À l’été 1996, il part pour l’Arabie saoudite faire le hadj, le pèlerinage à La Mecque. Il en revient chamboulé.

 » À son retour, il est passé par Sfax et me questionnait sur ma foi « , s’indigne le Dr Aloulou. Habillé à l’afghane, barbe imposante, il souhaitait me payer le pèlerinage. Il voulait me convertir à ma propre religion. Je lui ai répondu :  » J’ai eu du mal à te sortir de la débauche et maintenant tu veux m’envoyer à La Mecque ?  » Je voyais qu’il était dans la sphère islamiste, mais je pensais qu’il se donnait un genre, qu’il n’irait pas plus loin…  » Il a tort.

Deux ans plus tard, Nizar retourne en Arabie saoudite pour plusieurs mois et intègre une école wahhabite.  » Il étudiait, apprenait des ‘hadith’, nettoyait la mosquée. Il voulait rester plus longtemps, mais son visa arrivait à échéance. On l’a mis dehors « , détaille Oum Maryam, sa troisième épouse, rencontrée à Bruxelles, qui porte le hijab.

 » C’est dans ces années-là qu’on lui a lavé le cerveau « , interprète un policier belge qui l’a interrogé. À chaque passage en Tunisie, sa  » transformation  » heurte ses amis. Mokhtar Tlili le croise dans une rue de Tunis, avec une grosse barbe et une liasse de billets (marks, dinars, dollars) ; il lui récite des versets coraniques. Tous sont interloqués.

 » En Tunisie, tout le monde peut tomber dans l’islam radical. Tout le monde, mais pas Nizar Trabelsi. Jamais… « , s’insurge Riad Sghaier, son compagnon de bringues.

En Allemagne, Trabelsi vit d’expédients et glisse subrepticement dans la petite délinquance. Son dossier judiciaire, transmis par le parquet de Düsseldorf, fait état de 42 délits entre 1994 et 2000. Quatre condamnations, du sursis et des amendes : fraude, vol à l’étalage, possession de drogue, d’armes à feu, falsification de chèques… Beaucoup ne seront jamais jugés.

En attendant, à Dostrum, l’ancien footballeur bascule dans le Takfir wal-Hijra (Anathème et Exil), un courant hardcore et dévoyé de l’islam, né d’une scission des Frères musulmans, dans l’Égypte des années 70. Nizar multiplie les voyages. En Belgique, en France et surtout en Angleterre.

À Londres, il fréquente la mosquée de Finsbury Park et le club des Four Feathers, à Baker Street, quartiers généraux officieux d’Al-Qaïda en Europe, agences de voyage clandestines à destination unique : l’Afghanistan des talibans. Même s’il assiste aux prêches haineux d’Abou Qatada, l’imam radical, Trabelsi ne sait pas encore de quoi sera fait son futur.

Durant l’été 1998, il veut rejouer pour le CSS. Les dirigeants ne donnent pas suite.  » Il était pris dans un tourbillon dont il souhaitait sortir. Quand il a su qu’il ne pourrait pas évoluer avec son club, il a pleuré dans mon cabinet et lâché cette phrase que je n’ai comprise qu’ensuite :  » C’est fichu, je sais ce qu’il me reste à faire « , soupire le Dr Aloulou.

UN AVION POUR PESHAWAR

En mars 1999, il sonde Mongi Delhom pour qu’il le fasse signer en Arabie saoudite où il a entraîné, et où Nizar vient de séjourner. En vain, toujours. Même si sa vie est jalonnée de ruptures, la perte d’un enfant en bas âge dans ces années-là pourrait avoir constitué le déclic fatal.

Un décès dont ni sa famille, ni ses proches à Sfax, n’ont entendu parler mais qu’il a évoqué un peu plus tard avec ses avocats belges, Oum Maryam, sa dernière épouse, et Kamel Daoudi, qu’il connaît à peine.

Ce dernier le rencontre avec DjamelBeghal, le leader d’une cellule takfiri en France, à Düsseldorf à la fin des années 90 :  » Il m’avait paru morne, agressif, antipathique et enjoué tout à la fois. Il semblait surtout perdu, instable. Il voyait sa vie lui échapper.  »

En juillet 1999, son oncle Mohamed va voir sa soeur Aziza et Nizar, son neveu. La police rend souvent visite à la première à propos du second.  » Je devais le revoir avant mon départ. Il m’a donné rendez-vous dans son appartement. Quand je suis arrivé, il y avait deux Libanais et un Syrien qui rangeaient des tas de passeports, des visas, des centaines de cartes téléphoniques sur une table basse et j’ai même aperçu des armes dans un tiroir ouvert. J’ai pris mes enfants et je me suis sauvé. Je n’ai plus jamais revu Nizar.  »

Trabelsi accumule les conneries. Il a définitivement basculé. Le football n’est plus qu’un souvenir obscur. En mai 2000, son agent de probation signale sa  » disparition  » et il n’échappe aux trois mandats d’amener, émis durant l’été, qu’en désertant l’Allemagne, qu’il quitte définitivement le 21 octobre 2000. Un de ses nouveaux amis l’emmène à Amsterdam où il prend un avion pour Peshawar…

Le Pakistan n’est qu’un passage obligé. Son objectif, c’est l’Afghanistan, patrie des talibans, émirat islamique suprême. Avec AmalHalim, sa deuxième femme, une Française rencontrée en Allemagne, il se rend à Jalalabad, à l’est de Kaboul. Il a dans l’idée de construire une mosquée et des puits pour aider la population locale avec le fruit de ses divers trafics.

 » Il jouait au foot avec les gosses et on le surnommait  » Aboukakar « , celui qui bégaye, détaille un des policiers belges qui l’a interrogé. Il ne s’est pas fait que des amis. Selon des témoignages que l’on a recueillis là-bas, on le trouvait chouette, bizarre, généreux, flambeur. Même s’il est atypique et imprévisible, il a emprunté l’itinéraire classique de nos clients : de mauvais sujets qui sont récupérés par un groupe où ils deviennent enfin quelqu’un.  »

RENCONTRE AVEC BEN LADEN

Bientôt, Nizar intègre le camp de Derunta. Un genre de formation basique où  » règne une discipline rigoureuse. Une partie de la journée est consacrée à l’entraînement physique. Il y avait aussi des séances pour le tir aux armes légères et un enseignement théorique aux techniques de guérilla. On y donnait aussi des cours de théologie, de langues, d’électronique, de transmission radio « , dépeint Daoudi. Trabelsi s’essaye ainsi à la Kalachnikov et au pistolet Makarov.

En ce début 2001, l’organisation d’OussamaBenLaden n’est pas encore l’obsession monomaniaque du monde occidental, même si les Américains cherchent à l’éradiquer depuis les attentats meurtriers contre leurs ambassades au Kenya et en Tanzanie, durant l’été 1998. Peu auparavant, Al-Qaïda fait grimper les enchères en créant le Front islamique mondial pour le djihad contre les juifs et les croisés ; une manière d’étendre les enjeux à toute la planète.

À sa façon, Nizar n’est qu’un produit de cette nouvelle donne. Son zèle et son dévouement conduisent AbouZoubeïda à organiser une rencontre avec Ben Laden. Selon les versions, les deux hommes se voient cinq ou sept fois dans les résidences du cheikh à Jalalabad et à Kandahar.

 » Il était attentif à mes difficultés et à ma souffrance, soulignera Trabelsi dans une interview réalisée clandestinement depuis sa prison par la RTBF, en novembre 2002. Je l’aime beaucoup. Pour moi, c’est mon père. [… ] Ce qu’il a fait ne m’intéresse pas. J’avais une bonne relation avec lui… « .

L’ancien footballeur est même convié dans l’hélicoptère du leader d’Al-Qaïda à participer à la destruction des bouddhas de Bâmiyân (sculptés à front de montagne depuis une quinzaine de siècles). Peu à peu, Nizar glisse vers son nouveau destin. AbouHafs, un lieutenant de Ben Laden, lui donne des vidéos d’une musulmane violée par des chrétiens en Indonésie et d’une jeune Palestinienne de 4 ans, tuée dans la bande de Gaza.

 » Ces images tournaient dans ma tête, j’ai perdu le contrôle. J’ai demandé à être sur la liste des martyrs. Avant de regarder ces vidéos, je ne connaissais pas la haine. Je me demande comment je suis passé de l’humanitaire à kamikaze « , confesse-t-il à son procès. En mai, Zoubeïda ne l’estime pas encore mûr.

Il l’envoie faire un second stage à Kandahar, au camp des martyrs, pour s’initier au maniement des explosifs. Fin juin, flanqué de 50 000 dollars – » l’argent d’Al-Qaïda et d’un trafic de diamants « , dit-il à son procès -, il rentre en Europe, via Rotterdam. Il est prêt…

Il s’installe aussitôt à Uccle, en banlieue bruxelloise. En juillet, la police espagnole le loge à Cascante, en Navarre, où il rencontre MohammedAtta, l’homme qui précipitera le Boeing 707 d’American Airlines sur la tour nord du World Trade Center, deux mois plus tard. On ne saura jamais ce que les deux hommes se sont dit.

NOM DE CODE : SARAH

Dans la nuit du 7 au 8 août, Nizar repère la topologie de Kleine-Brogel, une base aérienne de l’OTAN où séjournent des soldats américains.  » Les écoutes démontraient que quelqu’un allait venir d’Afghanistan pour commettre un attentat suicide. Comme il fréquentait la sphère takfiri, Trabelsi est apparu sur nos radars le 31 août. En temps normal, on aurait attendu en les suivant et en les écoutant, mais là, après le 11 septembre, le risque était trop grand « , certifie un haut dignitaire de la Sûreté de l’État, le service de renseignement belge.

Le 13 septembre 2001, Nizar Trabelsi est appréhendé à son domicile bruxellois, avenue Mozart, par les forces spéciales du royaume, à deux cents mètres de la chaussée d’Alsemberg, où travaillait… sa mère, vingt ans plus tôt. Chez lui, on trouve un pistolet-mitrailleur Uzi et un cahier qui recense la liste d’ingrédients et la manière de fabriquer une bombe. Peu après, la police trouve dans un restaurant, le Nil, tenu par un de ses amis, AbdelkrimElHaddouti, lesdits ingrédients.

Du soufre, de l’acétone et du nitrate en quantité impressionnante… Pire : un certain RichardReid – qu’il a connu à Londres et qui n’est pas encore  » ShoeBomber « , et qui sera arrêté le 22 décembre 2001, alors qu’il voulait faire exploser un avion Paris-Miami en plein vol en mettant le feu à ses chaussures piégées – lui laisse quantité de messages entre le 12 et le 15 septembre, à propos d’une opération mystérieuse, dénommée  » Sarah « . Trop tard. Trabelsi est à l’ombre. Pour longtemps.

Le 22 mai 2003, il comparaît devant le tribunal de Bruxelles en compagnie de 22 autres détenus. Au procès, il concède :  » Ma femme pleurait quand je lui ai dit que j’allais devenir un martyr, ça ne me touchait même pas. J’étais devenu une machine.  » Six mois auparavant, lors de l’interview à la RTBF, il allait plus loin :  » Je suis coupable, je dois payer pour ça. Ce que j’ai fait n’est pas bien, mais je n’avais pas le choix.  »

Sans surprise, il écope de dix ans de prison. Dans les attendus du jugement en appel, on peut lire :  » Tout indique que ce prévenu est un exalté immature, totalement imprévisible en raison de ce qu’il n’obéit qu’au souci quasi maladif de faire parler de lui pour satisfaire son ego démesuré.  » Le 10 juin 2004, la sentence est définitivement confirmée.?

PAR RICO RIZZITELLI À DÜSSELDORF ET SFAX (TUNISIE) – PHOTOS BELGAIMAGE

 » Il rentrait parfois au vestiaire au bord des larmes après une remarque. C’était une poule mouillée.  » ALEX SPRENGLER, INTENDANT AU FORTUNA DÜSSELDORF

En juin 1989, Nizar Trabelsi fait un essai au Standard.

C’est durant ses 160 jours de préventive, en Allemagne, qu’il est confronté à l’islamisme radical.

 » En plus de la dope, il buvait, fumait, traînait dans les bars et couchait avec de nombreuses femmes.  » RIAD SGHAIER, ANCIEN COÉQUIPIER EN SÉLECTION JUNIOR TUNISIENNE

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