© INGE KINNET

Dans le(s) temps

Ça fait une semaine que je vis avec six heures de décalage horaire dans les dents. J’ai toujours pas compris dans quel sens et j’ai pas l’intention de le découvrir. Les quelques fois où je me connecte, j’ai l’impression que les évènements se passent et que je les vis à retardement, ou que je les ai déjà vécus et que je les ai oubliés aussitôt. Alors j’en conclus qu’ils n’ont pas d’intérêt et c’est très bien comme ça.

C’est l’histoire de deux mecs qui sont au stade en train d’assister à un match de foot. L’un des deux sort son téléphone et pour faire aller son pote, il lui dit: « merde, on a encaissé, je viens de recevoir la notif ». Et son pote de répondre: « putain, fait chier ». Bah ça, c’est moi en ce moment, à plus savoir précisément si la réalité va plus vite que le monde ou l’inverse. Trop occupé à marcher, manger, me baigner, m’asperger tour à tour de crème 50 et d’anti-moustique de sorte que je sens soit le monoï soit la maison de repos.

Et aujourd’hui, je me rappelle par miracle que je dois rendre une chronique. Alors entre deux randos, je reconnecte au monde, au vrai, celui sans lézard et sans moustique, le monde dans mon téléphone à la vitre fendue. Je lis ça et là quelques conneries que seul le foot est capable de produire. La dernière en date nous vient peut-être de la Côte. Le Club Bruges annonce une application basée sur des QR codes visant à dénoncer les comportements racistes dans les tribunes. Très bien. L’intention est louable et peut-être dissuasive mais dans la pratique, j’ai de gros doutes. Quel peï, alerté par une remarque ou chant raciste, va sortir son application et jouer à bataille navale jusqu’à trouver le siège du raciste en question? Et quid si ça tombe sur la bobonne d’à côté? Oups, mauvaise rangée, bon, tant pis pour bobonne. Ensuite, que se passe-t-il si un mauvais comportement est effectivement dénoncé? Quel est le poids de ce geste, scanner le siège de son voisin? Le steward le dégage? En a-t-il le droit? Il suffirait que le mec dénoncé réfute: « je n’ai rien dit, l’application s’est trompée ». Ou encore: « Ce n’était pas raciste, c’était nationaliste ou homophobe! »

N’est-ce pas aux clubs, avant la justice, qu’il revient de sanctionner les attitudes racistes?

Et surtout, quelle hypocrisie. Cette mesure qui tombe (dans ma nouvelle temporalité en tout cas) au moment où le parquet de Flandre déclare sans suite la plainte portée par Anderlecht dont l’entraîneur avait clairement essuyé des cris racistes depuis les tribunes des supporters… de Bruges. « Il y a eu cris, mais on sait pas qui », c’est à peu près la conclusion. Kompany s’était dit choqué, évidemment. Les dirigeants du Club également. Alors pourquoi n’ont-ils pris aucune mesure à l’encontre de leurs supporters? N’est-ce pas à eux, avant la justice, qu’il revient de sanctionner ces attitudes. Si à chaque manifestation raciste on fermait une tribune, ne serait-on pas plus proche du but que par une application qui ressemble fort à un gadget? À voir dans la pratique et dans la durée si ce n’est pas un nouveau type de washing permettant plutôt aux dirigeants de se laver les mains des comportements de leurs supporters.

Ma copine sort de l’eau et remarque que ça fait un moment que j’ai troqué ma crème solaire pour mon téléphone à la vitre cassée, elle me demande: « alors, tu écris sur quoi? » et quand je lui parle de cris de singe dans les stades, elle me répond, interloquée: « quoi, aujourd’hui? ». Est-ce le décalage horaire? Est-ce moi qui ne suis pas dans les temps? Ou est-ce mon sport qui ne le sera jamais?

Le cri d’un vrai singe dans un arbre, un moustique sur mon torse pour me ramener à la vie. Je l’écrase avec mon téléphone a la vitre cassée, qui écrit « à la vôtre » plutôt qu’ « à la vitre ». Et je me dis que c’est une bien belle manière de clôturer ça, n’est-ce pas? À la vôtre.

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