» CRASH OU PAS, on veut s’éclater « 

Trois motards ont trouvé la mort à Chimay, fin juillet. Faut-il remettre les circuits routiers en cause ? Pour les fous du guidon, pas question.

Pas toi mon cousin Julien. Ce matin, je t’envoyais un message pour faire attention à toi sur cette course. Et aujourd’hui tu nous quittes. C pas possible. Un post du cycliste pro Romain Zingle (Cofidis, à l’arrivée du Tour d’Espagne 2010, du Tour de France 2011 et 2012) sur sa page Facebook le samedi 26 juillet en fin d’après-midi. Il place ce message après avoir passé la ligne d’arrivée de la première étape du Tour de Wallonie. Julien, c’est Julien Paquet. Un pilote moto amateur qui vient de se tuer sur le circuit de Chimay, à une dizaine de kilomètres de chez lui.

Le lundi, on fait la file, dix mètres, pour entrer au funérarium où il repose. Pas un bruit, des gens qui sortent avec les yeux rougis. Julien Paquet avait 23 ans. Le pilote néerlandophone Vick de Cooremeter, 29 ans. L’Allemand Thilo Häfele, 45 ans. Eux aussi ont perdu la vie le même week-end, sur le même tracé. A Chimay comme sur d’autres circuits routiers, la mort rôde. Un rail, un poteau, le tarmac, ça peut être à tout moment le choc fatal. Tous des fêlés ?

 » On adore « , lâche un autre pilote de la région, LaurentPierat.  » Demande aux Anglais ce qu’ils en pensent. Ils veulent des circuits qui donnent des sensations. Chimay les fait bander.  » Un autre pilote nous confie :  » Quand tu ouvres ta combi après avoir passé la ligne d’arrivée à fond de cinquième, parfois, tu n’es pas loin d’éjaculer.  »

Chimay, son château, sa bière, son fromage. Et son circuit de légende. Une place forte auto / moto. Niki Lauda, Emerson Fittipaldi, Clay Regazzoni, James Hunt, Jacky Ickx, PhilRead, GiacomoAgostini, BarrySheene, JohnnyCecotto : des titres mondiaux à la pelle et ils ont tous piloté à Chimay. Didier de Radiguès aussi, à moto vers la fin des années 70, en voiture dans les années 90.

 » Dans les seventies, les circuits dangereux, c’était la norme. Et un passage obligé pour les jeunes. Il fallait montrer ce qu’on avait dans le ventre pour être accepté en Championnat du Monde. On devait briller sur des circuits difficiles contre des stars. J’ai un jour battu Cecotto : des magazines anglais en ont parlé et ça m’a bien servi. Et tu imagines la fierté pour un débutant de se mesurer à un Sheene… Ces champions ne laissaient rien passer. Ils avaient des primes de départ quand ils faisaient des courses hors championnat sur des circuits comme Chimay, mais aussi des grosses primes d’arrivée.

Les organisateurs s’assuraient ainsi qu’ils allaient faire le show. C’était un engrenage. Les vedettes donnaient tout, les anonymes jouaient le jeu. Et sur des parcours pareils, ça pouvait faire des dégâts.  » Fin des années 90, on interviewe Cecotto aux 24 Heures de Francorchamps. On lui parle de Chimay, on lui demande ce qui motivait les grands noms de son époque à venir y risquer leur vie dans des courses sans enjeu sportif. Il sourit :  » C’est vrai qu’à part une enveloppe, on n’avait rien à gagner. Oui, on risquait notre vie. Avec le recul, je ne le referais pas.  »

 » Les trois morts, c’est malheureux. Mais c’est la course  »

Pas envie d’arrêter les frais quand un copain se tue ?  » Un pro fait la part des choses « , dit Didier de Radiguès.  » Il retrouve vite sa concentration, il fait son métier. Ça fait partie du jeu.  » Laurent Pierat est cash :  » Quand il y a un mort, tu es triste pour le gars si tu le connais, triste pour sa famille, ses amis. Mais tu ne penses jamais à ranger ta moto sur la remorque et à rentrer. Ton week-end de course, tu l’attendais, tu as bichonné ta moto, préparé ton mobile home et ton barbecue, dépensé des milliers d’euros, tes potes sont là. Tu prends la piste et tu fonces comme s’il ne s’était rien passé. La recherche de sensations est plus forte que tout.

Crash ou pas crash, tu n’y penses pas, tu penches ta machine, tu prends un max de vitesse dans les longues courbes, tu t’éclates dans les gros freinages et les glissades, tu frôles les rails de sécurité à 200 km/h. A Chimay, ils ont arrêté définitivement les courses quand ils ont appris le troisième décès, dimanche en fin d’après-midi. Mais il fallait voir la tête des side-caristes qui auraient encore dû rouler. Pour eux, les trois morts, c’était malheureux mais c’était la course. A la limite, ils n’en avaient rien à foutre.  »

Ce pilote chimacien a partagé dans le passé sa moto, en endurance, avec un autre gars de la région.  » Je faisais toujours des meilleurs temps que lui, je lui mettais des cales, ça le frustrait et ça le poussait parfois à aller plus loin que ses limites. Un jour, il a emmené des filles à un week-end d’entraînement, il voulait les impressionner. Il a fait le mariole. Il fallait deux tours pour que les pneus soient à température, il n’a fait qu’un tour au ralenti, puis gaz à fond. Il a sorti le genou alors que ce n’était pas nécessaire, aussi pour les fifilles…  »

Chute, un mois de coma et un état dramatique jusqu’à la fin de sa vie.  » Il remarche mais il ne travaillera plus jamais, il n’aura plus jamais une petite amie. Et c’est redevenu un gamin, il doit avoir 12 ans d’âge mental.  » On repose donc notre question : pas envie d’arrêter quand un proche a connu un drame pareil ?  » Non, ça ne change rien. Moi-même, je me suis fait pas mal de bobos : cinq fractures de la clavicule, une main cassée, un genou déboîté. Je n’ai pas gardé de grosses séquelles. Peut-être quelques neurones en moins, mais bon…

Un jour, à Chimay, ma roue arrière s’est bloquée et j’ai été projeté en l’air. J’ai pu me relever, donc je ne suis pas monté dans l’ambulance. Trois jours plus tard, je m’effondrais sur la table de mon salon avec une grave hémorragie. Mais je n’ai jamais envisagé de stopper à cause du danger, des chutes, des copains qui gardent de graves séquelles ou se tuent. Quand je sors des urgences, je n’ai qu’une idée : réparer ma moto et repartir plein pot.  »

 » Si un trapéziste s’écrase, le cirque continue  »

Jean Yernaux, un des patrons de l’organisation à Chimay, utilise une image :  » Quand un trapéziste s’écrase au sol, le spectacle de cirque continue, non ?  » Il ajoute :  » Les Anglais ont la meilleure formule, motorsport is dangerous but the show must go on.  »

Et donc, le spectacle continue à Chimay. Malgré les drames. Mais qu’est-ce qui motive les pilotes auto et moto à continuer leurs singeries sur des circuits routiers où le risque est à chaque virage ? Chimay et la faucheuse, c’est une longue histoire. Rappel historique. Malheureusement non exhaustif. Rien qu’en pointant les accidents fort médiatisés, on arrive à un méchant quota de victimes.

1951 (auto). La voiture de l’Anglais BobSpikins quitte la piste dans une courbe à l’entrée du village de Salles. Il décède et va laisser pour toujours son nom à ce virage.

1956 (auto). Les voitures de l’Anglais ChrisThrelfall et du Suisse MauriceCaillet se télescopent, l’une des deux s’enflamme, cinq spectateurs placés en zone interdite sont tués.

1972 (auto). YvoGrauls sort à 230 km/h au  » pont de Robechies « , il est tué. Plus de 40 ans plus tard, les Chimaciens associent toujours ce pont à Grauls.

1973 (moto). OscarPastro chute à Spikins. L’ambulance tarde à monter sur la piste, c’est un autre pilote qui doit alerter les secours après être passé deux fois près de Castro occupé à se vider de son sang. Il décède.

1978 (moto). HervéRegout est éjecté de sa machine qui file dans la voie des stands et fauche plusieurs personnes. Le père de Barry Sheene est blessé, un mécanicien a une jambe arrachée, un photographe est tué.

1992 (auto). La voiture de GuyNève fait plusieurs tonneaux et s’embrase après une touchette à Spikins. Il est carbonisé. Son coéquipier, RolanddeJambline, a refusé de faire le déplacement à Chimay parce qu’il trouve le circuit trop dangereux. Jean-Michel Martin, promoteur du Procar, avoue quelques jours plus tard :  » Je regrette de les avoir amenés à Chimay, ce circuit ne répond pas aux normes d’homologation imposées aux autres. Mais ce sont les pilotes eux-mêmes qui demandent de la diversité.  » Cet accident est tellement spectaculaire (les images seront diffusées par des télés jusqu’en Amérique du Sud et aux Etats-Unis) qu’il occulte un drame survenu quelques heures plus tôt : la voiture de MichelMaillien a tué un spectateur. C’est l’arrêt de mort pour le  » grand circuit  » : sa longueur va être réduite de moitié.

2004 (moto). AlbertAerts, ex-champion du monde d’endurance, fait une sortie fatale.

2012 (moto). Un motard prend de plein fouet la porte d’entrée d’une maison qui longe le circuit. Il décède sur place.

2014 (moto). Julien Paquet, Vick de Cooremeter et Thilo Häfele complètent la liste.

 » Ces gars-là ne jouent pas au bridge  »

Peut-on donc continuer à organiser des compétitions sur des circuits de ce type ?  » Pas de chasse aux sorcières « , dit Jean Yernaux.  » Chimay vient de vivre un week-end noir mais il n’y a pas plus d’accidents mortels chez nous que sur d’autres circuits routiers. Pour faire une comparaison, le TT sur l’Ile de Man, c’est une moyenne de 2,6 tués par édition.  » MarcelVaisière, président du circuit de Chimay :  » Ça restera toujours un sport dangereux, ces gars-là ne jouent pas au bridge…  »

 » Ils adorent Chimay parce que ce circuit dégage de la nostalgie « , explique FrançoisLambert, qui a longtemps été chargé de l’accueil des pilotes.  » C’est une ambiance qui rappelle le Continental Circus, le Championnat du Monde des années 70 ou 80. C’était convivial, les pilotes et leurs familles voyageaient ensemble pendant plusieurs semaines d’affilée, tout le monde vivait dans des caravanes, des femmes organisaient une petite école pour les enfants. On a encore le même genre d’atmosphère à Chimay. Les gens sont décontractés dans le paddock, les spectateurs peuvent se promener partout, la Chimay coule à flots, il y a des concerts en soirée.  » Ça vaut effectivement le coup de se balader, après les entraînements ou les courses, dans ce paddock XXL. Ambiance. Comme dans la chanson : Du rhum, des femmes et de la bière nom de dieu…

Dans ses conversations avec les pilotes, François Lambert a compris que tout le monde ne réagissait pas de la même manière aux drames.  » Les Anglais et les Irlandais ont un rapport à la mort qui n’est pas le même que les Belges, par exemple. Un crash mortel ? Ils l’acceptent, it’s part of the game, comme ils disent. Il y a une forme de fatalité chez eux.  »

Plus d’une fois, il a été confronté à des pilotes qui demandaient la suppression de l’une des quatre chicanes. Justement dans la portion où ont eu lieu les trois chutes mortelles de fin juillet. Si on retire cette chicane, les motos atteignent des vitesses encore plus dingues sur la deuxième moitié du tracé, d’autant que cette partie est en légère descente.  » Ils me disaient : -On sait que c’est encore plus dangereux quand vous supprimez cette chicane, mais qu’est-ce qu’on prend comme pied…  »

Jean Yernaux a fait allusion au TT, le rendez-vous mythique sur l’Ile de Man. Le pire coupe-gorge du monde de la moto. Les pilotes frôlent des maisons, des murs, des poteaux, des trottoirs. Et les drames s’enchaînent. Vick de Cooremeter y avait participé pour la première fois cette année.  » Il m’a dit qu’il avait adoré « , raconte Didier de Radiguès. Qui avait failli y aller en début de carrière.  » Barry Sheene m’avait dissuadé. Je l’entends encore : -C’est fait pour les gars qui roulent sur la réserve. Tu ne le fais jamais. Si tu y vas, tu vas te tuer.  »

 » Rouler à Chimay est mythique  »

Thierry Tassin connaît Chimay pour y avoir roulé en voiture, sur l’ancien circuit long puis sur le court :  » Quand on voit les images du TT, on se dit qu’il y a bien pire que Chimay. On ne peut pas tout remettre en question dès qu’il y a un accident mortel. Le week-end où il y a eu trois morts, on aurait aussi pu en avoir plusieurs aux 24 Heures de Francorchamps, mais là-bas, la chance était avec les pilotes. Sur un circuit bordé de rails, quand une voiture sort, il n’y a souvent que la voiture qui est endommagée. Quand c’est une moto, en général, le pilote trinque aussi. Je suis sorti de la route en Procar à Chimay, à la fin des années 90. Un gros choc, j’ai passé 24 heures à l’hôpital mais je n’ai pas gardé de séquelles.  »

 » On roule en Belgique sur des circuits encore plus dangereux « , dit Laurent Pierat.  » A Ostende, c’est aménagé sur le port, avec des ballots de paille. On traverse des rails à peine camouflés. Et si tu rates ton freinage au niveau du pont, tu es dans l’eau. Le problème, c’est le manque de choix. On n’a pas le droit d’aller sur les deux plus beaux circuits belges. Francorchamps est hors de prix et Zolder est monopolisé par un type qui ne veut pas le championnat de Belgique. Donc, on roule où on peut. Même si, évidemment, les homologations nous font parfois rire.  »

 » On avait encore fait de gros efforts en sécurité cette année « , signale Jean Yernaux.  » Notamment en plaçant des rangées de pneus colorés en rouge et blanc, c’était fort voyant. Maintenant, ça a peut-être donné à certains pilotes l’impression qu’ils étaient dans un jeu vidéo. Deux des trois participants qui se sont tués sont passés 40 km/h trop vite à l’endroit où ils ont chuté. Je ne défends pas notre projet de manière aveugle mais il faut voir les choses en face. Quand un excité passe une longue courbe à 250 km/h, c’est très dangereux. La moto reste la moto. Mais on ne met pas un pistolet sur la tempe des pilotes pour qu’ils viennent à Chimay. Et je répète que des drames se produisent partout.

Sur le tout nouveau circuit de Mettet, il y a eu cinq morts en deux ans. Un pilote m’a dit : -Chimay est une bouée d’oxygène pour nous. Quand on roule sur des circuits modernes, on a l’impression de tourner dans des couloirs d’hôpital. Chez vous, c’est une cour de récréation. Ils y retrouvent la genèse des courses de motos, un côté authentique, la magie d’antan. Rouler à Chimay est mythique. On vient de vivre un samedi noir, c’était la faute à pas de chance. Le lendemain, des records du tour ont été battus et les ambulances ne sont pas sorties une seule fois.  »

Didier de Radiguès, lui, n’adhère plus.  » J’ai connu des tracés encore plus dangereux, même en Mondial. En Finlande, en Tchécoslovaquie, en Yougoslavie, c’était terrible. Mais ça ne me faisait pas peur, tellement j’étais casse-cou. C’est pour ça que j’adorais aussi Chimay. Aujourd’hui, je vois les choses autrement. On ne peut plus dire que Chimay est un circuit. C’est une route qu’on ferme le temps d’un week-end. Ça ne devrait plus exister. Mais on homologue par manque de circuits, parce que les pilotes pleurent pour rouler. On ferme les yeux. J’encourage vraiment les jeunes à ne plus rouler là-dessus.  »

PAR PIERRE DANVOYE – PHOTOS : DENIS HARDY/PG

 » Quand je sors des urgences, je n’ai qu’une idée en tête : réparer ma moto et repartir plein pot.  » Laurent Pierat, pilote régional

 » On ne met pas un pistolet sur la tempe des pilotes pour qu’ils viennent à Chimay.  » Jean Yernaux, organisateur

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