Course à la mort

Frank aurait dû être un champion hors normes mais entre le bouquet de la Doyenne et son décès la semaine passée au Sénégal, il y a dix ans de drames…

Il a le rare privilège d’être une icône de toutes  » les Belgiques « , peut-on lire dans la presse du printemps 1999. A 24 ans, Frank Vandenbroucke a étalé toute sa classe sur les routes flandriennes avant d’aborder les classiques ardennaises. Flamboyant, le jeune prodige est dans son élément, à la tête de l’équipe Cofidis alors que le rôle de chef de file ne lui était pas revenu, comme il l’espérait, au sein des deux premières écuries de sa carrière, Lotto et Mapei. Cinq ans après les débuts de sa carrière pro, le crack de Ploegsteert détient enfin ses galons de patron.

Au départ de Liège-Bastogne-Liège, il ne peut pas imaginer que la chevauchée à travers les paysages découpés par l’Ourthe deviendra dix ans plus tard le mausolée de sa carrière. Et cette équipe qui se regroupe ambitieusement autour de lui ? Qui peut alors penser, en quittant le départ, devant le palais des Princes Evêques au c£ur de la Cité ardente, que cette phalange se transforme déjà en premier sarcophage de sa carrière et de sa vie. Il fait frais ce 18 avril 1999, cinq degrés à peine : de haut de sa jeunesse, VDB croit que l’avenir sera radieux. Frank toise les 190 autres coureurs en leur promettant une bataille des Ardennes comme ils n’en ont jamais vue.

L’influence du Docteur Mabuse

Km 18. Douze coureurs lancent la bagarre : Vinokourov (Casino), De Wolf (Cofidis), Gianetti (Vini Caldirola), Steinhauser (Mapei), Gabriel (Home Market), Turicchia (Riso Scotti), Diaz Justo (Once), Barbero (Mercatone Uno), Manchon (Vitalicio), Morscher (Saeco), Vaughters (US Postal) et D’Hollander (Vlaanderen 2002). L’échappée se développe et compte une avance de 5’45 » d’avance sur le peloton à Bastogne (km 98) oùRinero (Cofidis) abandonne.

A mi-course, Vandenbroucke ne songe pas à l’influence négative que son équipier, Philippe Gaumont, exerce déjà sur lui. Or, le danger rôde. VDB est le plus doué et le plus grand de sa génération, le pense, le dit, le clame mais il ne mesure pas du tout que la classe s’évapore sans le travail au quotidien. Il aurait dû le savoir : Gaumont brûlait déjà la vie par les deux bouts. Bien avant ce L-B-L, il y avait les cachets et les pilules qui peuplaient les tables de nuit dans les chambres d’hôtel. Gaumont et d’autres se bourraient de stilnox, un hypnotique indiqué dans l’insomnie occasionnelle. Ils en avaient besoin pour fréquenter des filles de m£urs légères entre Lille et Courtrai avant de récupérer. Ainsi, Gaumont ne rentra qu’aux petites heures avant le départ du Tour des Flandres 99. VDB l’admirait.

Gaumont récupérait presque aussi vite que lui et se mit à plat ventre pour son leader tout au long du Ronde jusqu’à sa chute à un moment stratégique. L’abus de stilnox avait usé sa lucidité. Cette chute coûta probablement la victoire à VDB, 2e entre Peter Van Petegem et Johan Museeuw. Avec Gaumont à son service jusqu’au bout, Frank aurait pu s’épargner dans la finale. Voilà comment on perd des courses dans des bars. Dix ans plus tard, une prostituée lui vole son argent et son portable à Dakar pendant que son dernier souffle s’envole. Sur les routes de la Doyenne 99, ce n’était pas encore le bordel après le passage à Bastogne mais le peloton n’en est plus aux premières approches…

Km 146. La jonction avec les derniers échappés s’opère à quelques kilomètres de la côte de Wanne, deuxième difficulté de la Doyenne. Trois gars les relaient en tête – Sivakov (BigMat-Auber), Van Lancker (Vlaanderen 2002) et Forconi (Mercatone Uno) -, mais, malgré leurs efforts, ils ne parviennent pas à prendre plus de 35″ d’avantage.

VDB est dans son élément. Il ne sent pas les pédales. La police française menait déjà une enquête très importante. Quelques semaines après Liège-Bastogne-Liège, une bombe éclatera avec l’arrestation d’une douzaine de coureurs, dont VDB et Gaumont, en traitement chez le Docteur Mabuse ( Bernard Sainz), un gourou qui  » prépare  » des coureurs avec des secrets homéopathiques et tout le reste. Scandale, libération, conférence devant les médias du monde entier à l’Hostellerie de la Place de Ploegsteert, gérée par ses parents, en présence de sa compagne, Clotilde, et de leur fille.

La justice lui interdit de voir le Dr. Mabuse. Il le rencontre quand même par après en secret, le défend, ne l’indique jamais du doigt. VDB a bien des doutes mais parle de soins par les plantes. Sainz a une façon bizarre de cerner la personnalité de ses  » patients  » en leur demandant par exemple s’ils préfèrent se glisser dans un lit froid, tiède ou chaud. VDB est dans de beaux draps. La Mabuse dépendance va lui coûter sa carrière.

Km 170.Dans l’ascension de la côte de Stockeu, Laurent Jalabert se détache du groupe de tête, rejoint Forconi et prend ses distances dans la descente (Olano et Heulot y chutent) oùGarzelli (Mercatone Uno) revient sur lui. Après une brève collaboration, Jalabert lâche l’Italien au train dans la côte du Rosier (km 193), où il compte 1’5″ au sommet et 1 ‘2″ au bout de la côte de Lorcé (km 212).

L’équipe Cofidis contrôle les événements. Liège-Bastogne-Liège, c’est son truc. Le capitaine de route sait déjà que son histoire d’amour avec Clotilde, maman de sa première fille, Cameron, se termine. Mais il n’a pas idée de la suite de son roman. Plus tard, en effet, il annulera le mariage. Champion malheureux, trop fragile derrière le masque de ses certitudes. Après l’affaire Mabuse, il ne roula plus durant deux mois mais prit quand même le départ de la Vuelta.

Il se rendit en Espagne pour oublier une femme et y trouva une autre, Sara, hôtesse de l’équipe Saeco. Coup de foudre d’un homme-adolescent qui jura à son ange, comme il disait, de gagner deux étapes pour elle. Il y arriva en dynamitant deux étapes. Le Dr. Mabuse était toujours dans le parcours avec ses conseils et ses préparations. Pour VDB, redevenu le meilleur coureur, il n’y avait plus qu’un objectif après la Vuelta : le Mondial de Vérone. Il ne rentra pas en Belgique, fila en Italie avec Sara. Les deux amants ne quittèrent pas la chambre durant plusieurs jours : pas idéal pour préparer un Mondial sur route.

Comme Marco Pantani

Km 225. 48 coureurs, emmenés par Bartoli et ses équipiers absorbent Jalabert à 10 kilomètres de la côte de la Redoute. Dans I’ascension, Merckx (Mapei) dicte le tempo quand son leader Bartoli creuse un léger écart, mais Vandenbroucke revient sur lui. Les deux hommes s’expliquent au sprint en pleine bosse où, au terme d’un somptueux tête-à-tête, VDB a le dernier mot en basculant dans la descente avec huit secondes d’avance sur Bartoli, Den Bakker et Boogerd (Rabobank),

Entre L-B-L et Vérone, ce sera le jour et la nuit. VDB roulera mieux qu’il n’aurait pu le prévoir au Mondial. Un ruban s’enroulera dans sa roue, chute, fracture des deux poignets. Mais il attaquera malgré tout. Sans ce handicap qui l’empêche de tirer sur son guidon, c’est lui qui serait devenu champion du monde, pas Oscar Freire. Déçu, seul, il ruminera longtemps cette défaite. Il épouse Sara en 2000, ont une fille, Margaux, mais ne sont pas faits pour vivre 24 h sur 24 ensemble.

Ils se déchirent avec violence, se réconcilient, se quittent et se requittent. Déprime, médocs, dopage, deux tentatives de suicide, alcool, accidents, produits interdits, une famille fracassée, psychologues, un livre pour s’expliquer, un père et une mère abattus par le destin de ce James Dean du cyclisme destiné à une fin dramatique : un tel cortège de malheurs pouvait-il s’abattre sur le jeune premier qui dominait Liège-Bastogne-Liège de la tête et des épaules ? Le cyclisme se voile parfois la face…

Km 233 : regroupement de 17 coureurs s’effectue avant la côte de Sprimont. Plusieurs attaques s’enchaînent mais le groupe de tête aborde groupé l’ultime difficulté, la côte de Saint-Nicolas. Au milieu de l’ascension, après une tentative de Bettini, Boogerd creuse l’écart. Vandenbroucke est le seul à le combler. Il temporise un peu dans sa roue avant de démarrer au plus fort de la pente. C’est fini. VDB termine les cinq derniers kilomètres en solitaire, tandis que Boogerd parvient à conserver sa deuxième place au bout des 264 km.

La gloire ne sera qu’éphémère. Il y avait 21 ans qu’un coureur wallon, adulé en Flandre, n’avait plus gagné L-B-L. Joseph Bruyère tenait enfin son successeur. Dix ans plus tard, dix ans de malheurs et de problèmes, fuyant d’une équipe à l’autre, VDB, cet enfant terrible mais trop gentil est brûlé par sa recherche de la gloire, sa quête du bonheur et de sa propre personnalité. Ne méritait-il pas mieux que cette mort dans un milieu interlope, séduit et volé par une prostituée ? Mais qui est responsable de cette lente déchéance de dix ans, de cette fin au Sénégal, aussi tragique que celle de Marco Pantani ? Lui en premier lieu, ceux qui l’ont trop adoré ou mal conseillé aussi. Cette course à la mort était pourtant évitable…

Par Pierre Bilic – Photos: Reporters

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