Cours de Coupe

Etre louviérois, africain et (presque) au Heysel, c’est s’exposer à des préjugés. Le buteur du Tivoli se défend.

Et de quatre! Déjà buteur à Genk et lors des deux matches contre le Standard, Emmanuel Kenmogne a de nouveau fait mouche, la semaine dernière, en demi-finales de la Coupe, à Lommel. Au premier tour, c’est Manaseh Ishiaku qui avait délivré les Loups contre Tongres. Et, face au Standard, c’est Peter Odemwingie qui marqua le goal de la qualification. La colonie africaine de La Louvière est la grande vedette de ce superbe parcours. Battus 3-2 dans le Limbourg, les hommes d’Ariel Jacobs ont les meilleures cartes en mains pour se qualifier, le 16 avril, pour l’apothéose au Stade Roi Baudouin.

Emmanuel Kenmogne (22 ans) est en fin de contrat au Tivoli mais plaide sa cause de la meilleure façon. Il souhaite prolonger et attend que ses dirigeants rencontrent les patrons d’Africa Sports, le club ivoirien auquel il appartient toujours et avec lequel il fut, l’an dernier, meilleur buteur du championnat. Cet attaquant virevoltant et opportuniste adore ennuyer, titiller les défenseurs. La provocation sur le terrain, c’est son truc. Alors, pour une fois, on inverse les rôles et on le provoque sur différents thèmes. Confronté à des préjugés peu élogieux, des avis négatifs régulièrement lus dans la presse et des affirmations parfois à la limite de la mauvaise foi, il doit sortir de sa coquille. Accusé, lâchez-vous!

Avouez-le: La Louvière n’est vraiment pas une équipe spectaculaire.

Emmanuel Kenmogne: C’était vrai en début de saison, mais il y a eu une belle évolution entre-temps. L’entraîneur avait été clair pendant l’été: La Louvière ne visait pas le titre ou une qualification européenne. Notre seul objectif, c’était le maintien. Il fallait aussi donner à ce groupe le temps de trouver une cohésion. Avec autant de nouveaux joueurs, ce n’était pas gagné d’avance. Alors, il était normal que notre équipe ne cherche pas en priorité à faire le spectacle. Dans certains matches, nous avons effectivement été hyper défensifs. J’en étais directement victime, car un football pareil n’est jamais agréable pour un attaquant. Mais c’était la bonne méthode. Le coach a progressivement découvert les qualités propres de chacun et, après avoir trouvé la complémentarité, il nous a demandé d’être plus audacieux. Je comprenais les critiques en début de saison, mais les gens doivent ouvrir les yeux et reconnaître que nous avons pris l’habitude de jouer le jeu.

On ne mérite pas d’être dans la première moitié du classement quand on ne marque en moyenne qu’un but par match.

Notre bilan offensif n’est pas terrible, mais il nous a manqué de la chance et de la précision dans certains matches où nous nous sommes créé pas mal d’occasions. Nous avons beaucoup travaillé cette lacune, en consacrant énormément de temps d’entraînement à la finition. La moyenne de buts marqués n’est de toute façon pas un critère prioritaire: nous avons gagné des matches 1-0 et tous les gens du club étaient contents. Quand vous croisez un supporter qui n’a pas vu le match, il vous demande d’abord le score et, ensuite seulement, la physionomie. Aucun de nos joueurs ne s’est jamais plaint après une victoire étriquée: 1-0 ou 5-0, la prime de victoire est la même. »En marquage, il n’y a pas plus rigoureux qu’un Africain »

Les Africains sont surdoués techniquement, mais sous-doués tactiquement.

C’est vrai et c’est une question d’éducation sportive. La plupart des Africains qui débarquent en Europe n’ont jamais appris à réfléchir sur un terrain. Ils ont toujours pratiqué un football libre, agréable, facile, spontané. Ils ont besoin d’une ou deux saisons pour être dans le coup et bien comprendre ce qu’on leur demande. Au Cameroun, je faisais ce que je voulais. On me disait simplement de jouer devant et je pouvais improviser. Mes coéquipiers qui évoluaient en défense ne recevaient qu’une consigne: tenir leur adversaire direct à la culotte pendant 90 minutes. Quand on arrive ici, on apprend que le positionnement est différent en possession ou en perte de balle, on doit commencer à réfléchir au jeu sans ballon, etc. Je suis un privilégié car j’ai joué, en Côte-d’Ivoire, sous la direction de deux entraîneurs suisses. Je leur dois mes premières notions de foot européen. Si je n’avais pas fait ce crochet par Africa Sports, je me serais sans doute planté en Belgique. Il y a des Africains qui percent directement ici sans avoir connu un championnat de bon niveau en Afrique, mais ceux-là ont généralement une intelligence supérieure, une volonté hors du commun et beaucoup de personnalité.

Un formateur réputé m’a dit: »Avec moi, il n’y aurait jamais un Africain formé en Afrique dans une défense de D1. Ils sont beaucoup trop laxistes et prennent trop de risques ».

En marquage, il n’y a pas plus rigoureux qu’un Africain. Si je peux choisir entre un adversaire direct européen ou africain, je n’hésite pas une seconde: je suis beaucoup plus à l’aise contre les gars d’ici.

La fédération camerounaise, c’est le bordel.

C’était vrai autrefois. Plus aujourd’hui. Il y a maintenant des sponsors généreux et on ne parle plus de problèmes insolubles de primes, d’équipements, d’hôtels, etc. Je n’ai jamais été appelé en équipe A mais j’en meurs d’envie. Ce serait une suite logique dans ma carrière. J’ai été champion du monde en -15, j’ai joué en -17 et en Juniors, et j’ai été champion d’Afrique en Espoirs.

Tous les attaquants sont des égoïstes.

C’est normal. Il faut l’être. Un avant est traité d’égoïste dès qu’il rate une occasion qu’un coéquipier mieux placé aurait pu mettre au fond, mais s’il joue sa carte personnelle et plante cinq buts, on en fait un dieu vivant. Prenez Ronaldo: il ne joue que pour lui mais on ne lui a jamais reproché de ne pas penser aux autres. Un attaquant qui ne marque pas ne doit pas changer son fusil d’épaule et être plus collectif. Il doit travailler encore plus à l’entraînement et s’obstiner en match. éa finira bien par rentrer et il redeviendra lui-même. »J’ai poireauté pendant des semaines dans une chambre d’hôtel en Corée »

Etre meilleur buteur de Côte-d’Ivoire ne veut pas dire grand-chose parce que ce championnat ne représente rien.

Là, je vous arrête. D’où vient Dindane? Vous ne voyez pas ce qu’il fait avec Anderlecht? D’où vient Koné, qui crache le feu avec le Lierse? D’où viennent Doba et Coulibali, qui permettent à Lokeren d’avoir une des meilleures défenses de Belgique? D’où vient Zokora, qui a quand même déjà suffisamment démontré ses qualités avec Genk? Et qui fait tourner Beveren? Vous avez encore besoin d’autres exemples? Tous ces joueurs, je les ai côtoyés ou affrontés en Côte-d’Ivoire. Si autant de clubs européens vont faire leur marché dans ce championnat, ça veut quand même dire qu’il y a du talent là-bas.

Les managers de joueurs africains ne pensent qu’à l’argent et abandonnent ceux qui ne s’imposent pas.

C’est exact pour la plupart d’entre eux. Je travaille avec Alfred Raoul, qui a amené beaucoup d’Africains à Lokeren: c’est un manager efficace et attentionné. Mais il constitue une exception. Beaucoup d’autres sont là quand ça va bien mais vous jettent à la poubelle dès que ça ne tourne plus pour vous. Je connais pas mal de joueurs qui ont été complètement abandonnés en Belgique. A La Louvière, il y a évidemment Ishiaku. Moi, j’ai connu une mésaventure au bout du monde. En 1999, un manager coréen m’a emmené en Chine. Je me suis entraîné dans un club pendant une semaine, mais je ne pouvais pas signer de contrat aussi longtemps que je n’avais pas passé le test de Cooper imposé par la fédération chinoise. C’est une condition sine qua non pour obtenir un transfert dans ce championnat. On m’a demandé de patienter un mois, jusqu’à la session suivante. Je devenais fou. J’ai eu un sérieux accrochage avec mon manager et il m’a alors fait passer dans un club coréen. Le test a été très bon et l’entraîneur voulait me garder. Mais le temps passait et rien ne bougeait. En fait, ce club était incapable de me transférer parce que le manager réclamait une commission démentielle. Il m’a alors proposé de retourner en Chine. J’ai refusé et il m’a jeté. Je me suis retrouvé dans un hôtel du fin fond de la Corée pendant plusieurs semaines parce que mon billet d’avion était périmé. Pour rentrer très vite en Afrique, je devais repasser par Paris, mais là-bas, j’aurais dû attendre pendant plus d’une journée ma correspondance pour le Cameroun, et on m’interdisait de poireauter aussi longtemps dans l’aéroport. Bref, il n’y avait pas de solution. J’étais dans mon hôtel, je ne faisais que dormir et manger. J’ai vite pris du poids. Quand j’ai finalement retrouvé l’Afrique, c’était comme si je sortais de l’enfer. Le comble, c’est que ce manager m’a rappelé récemment en me proposant de retravailler avec moi. Je lui ai répondu que nous n’étions pas faits pour bosser ensemble! »J’ai eu pitié pour les gars du Standard »

La Louvière a surtout bénéficié de l’effet de surprise pour éliminer Genk et le Standard en Coupe.

Je n’ai jamais eu l’impression que Genk nous prenait de haut. Cette équipe était au complet et elle a continué à presser quand elle menait 1-0. Nous avons gagné là-bas simplement parce que nous étions les plus forts. Le match aller au Standard s’est aussi déroulé de façon tout à fait normale: les Liégeois étaient prêts à tout pour nous écarter. Par contre, ils ont sans doute été victimes d’un complexe de supériorité au match retour. Ils étaient persuadés qu’il ne pouvait plus rien leur arriver. Ils pensaient sans doute que nous n’avions aucune chance, vu que nous devions marquer au moins deux buts pour passer. Nous y étions rarement parvenus depuis le début de la saison, mais il fallait bien s’y mettre un jour (il rit). Après notre qualification, j’ai eu pitié pour les gars du Standard. J’avais connu le même genre de situation avec Africa Sports. En demi-finales aller de la CAF, l’équivalent africain de la Coupe de l’UEFA, nous avions facilement battu les Algériens de la JS Kabile: 3-1 chez nous. Mais nous avons perdu 2-0 le retour. Ce fut ma plus grande désillusion de footballeur et j’imagine que les Liégeois ont beaucoup souffert.

Une finale de Coupe entre La Louvière et St-Trond, ce serait une mauvaise chose pour le football belge.

Parce qu’il n’y aura pas de grand à Bruxelles? Mais c’est quoi, un grand? Si un soi-disant grand club ne sait pas battre un petit, c’est que le petit est plus grand que le grand… Nous avons éliminé Genk et le Standard: cela veut quand même dire que nous avons des qualités, non? En France, les gens s’enthousiasment quand une petite équipe arrive en finale de la Coupe. En Belgique, on fait la grimace. N’arrive pas en finale qui veut. Ma conclusion est simple: nous étions petits mais nous avons grandi.

Il faudrait jouer cette finale dans un plus petit stade que le Heysel.

Pourquoi? Qui peut être sûr qu’il n’y aura pas beaucoup de monde? En cas de qualification, les gens de la région vont peut-être se réveiller et se dire, enfin, qu’ils n’auront probablement plus jamais l’occasion de voir La Louvière en finale de la Coupe de Belgique. J’espère que l’aspect émotionnel va jouer si nous nous qualifions et que le Stade Roi Baudouin sera bien garni. Nous avons fait de très bons matches avec peu de monde dans notre stade. Si nous avons la chance d’évoluer dans un Heysel surchauffé, nous serons sans doute encore meilleurs que contre Genk et le Standard. Nous sommes à quelques minutes de la Coupe d’Europe: je peux vous dire que ça joue dans nos têtes.

Pierre Danvoye

« La plupart des Africains qui débarquent en Europe n’ont jamais appris à réfléchir sur un terrain »

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