Côté sombre

Dans un entretien exclusif, l’Argentin se dévoile. Pour mieux comprendre le fonctionnement du duo qu’il forme avec la meilleure joueuse mondiale.

Quand on parle avec lui, on a tendance à n’évoquer que la joueuse de tennis dont il s’occupe depuis plus de dix ans. Et pour cause, puisque cette joueuse n’est autre que Justine Henin. Pourtant, pour bien comprendre l’osmose qui unit les deux éléments de ce duo magique, il nous a semblé indispensable de partir à la découverte de cet homme dont le visage et l’accent ont fait le tour du monde mais dont on sait finalement assez peu de choses.

Vous êtes né le 1er janvier 1964 en Argentine et avez commencé assez tôt à jouer au tennis. On imagine que votre idole était alors Guillermo Vilas ?

Carlos Rodriguez : Oui, bien sûr, il était deuxième joueur mondial quand j’avais 12 ans.

Quand vous le regardiez à la télé, vous êtes vous dit :  » un jour, je serai au Top, comme joueur  » ?

Non. Beaucoup de jeunes joueurs argentins regardaient Vilas et parvenaient à s’imaginer être comme lui. Moi, je n’arrivais même pas à me mettre à sa place. Je ne me rêvais pas en champion, ce qui est un signe qu’on ne le sera jamais.

Vous étiez aussi un fan de Maradona ?

J’étais un fou de football. Je le suis d’ailleurs encore toujours (lire par ailleurs). J’étais de la génération Maradona puisqu’il n’a que deux ans de plus que moi. Pour les gens de mon âge, il était presque un dieu.

Plus que Vilas ?

Pour moi, oui, car le football de rue me correspondait davantage que le tennis. Le fait que je vienne d’une famille modeste me faisait m’attacher davantage au vécu de Maradona, homme du peuple, qu’à celui de Vilas qui était issu d’une famille aisée.

Comment, dès lors, vous êtes-vous dirigé vers le tennis plutôt que vers le foot ?

Mes parents jouaient au tennis et j’y ai pris goût. Quand j’ai commencé la compétition, j’ai dû me débrouiller pour trouver des raquettes car nous n’avions pas d’argent pour en acheter. J’ai toujours eu envie de pratiquer ce sport alors que je n’étais pas bon… Si je regarde la réalité en face, je dois dire que j’étais un joueur médiocre…

Vous avez tout de même été classé parmi les 500 premiers joueurs mondiaux…

Oui, mais cela ne représentait rien du tout. Je ne vivais pas de mon sport, j’en souffrais. Donc, très tôt, je me suis dit :  » arrête, tu ne seras jamais bon… « . Quand j’ai arrêté, j’ai analysé les raisons pour lesquelles je n’étais pas un bon joueur. Et j’ai compris que j’avais en fait les particularités pour devenir ce que je suis, un coach.

Quelles sont ces particularités ?

La principale, c’est que je vis à travers les gens. Je suis incapable de vivre pour moi-même. J’éprouve des difficultés à trouver du plaisir pour moi. Ce plaisir, je l’atteins à travers les autres : mes enfants, ma femme et Justine. Mon statut de coach est d’ailleurs très simple : si Justine n’existait pas, je n’existerais pas non plus. Justine peut exister sans Carlos, Carlos ne peut pas exister sans Justine.

Son aide dans la construction personnelle de Justine

Vous avez souvent sous-entendu que vos difficultés familiales vous avaient aidé dans votre travail avec Justine Henin. En quoi ?

Mon caractère a été forgé par tout ce que j’ai vécu. Et, dans ce vécu, il y a toute une série de mauvais souvenirs. J’ai eu une enfance très heureuse en dehors de mon foyer et très malheureuse dès que je franchissais la porte de ma maison… Je n’ai jamais eu la reconnaissance de mes parents en tant que fils ; ce qui m’a fait énormément de mal.

C’est pour cela que vous avez quitté votre famille très jeune ?

J’ai préféré m’en aller car j’ai toujours estimé qu’il était préférable de vivre tout seul que mal accompagné, maltraité ou mal considéré. J’ai énormément de respect pour tout le monde mais je refuse de me faire marcher sur les pieds.

Cette déchirure familiale vous a donc permis de bien comprendre Justine au moment de son départ du giron paternel ?

Oui, ces difficultés m’ont beaucoup aidé et m’ont permis de lui conseiller sans cesse de se construire tout en essayant de garder le contact avec ses proches. Je m’explique : si on ne parvient plus à se construire, il n’est pas interdit de faire l’impasse avec ses proches pendant quelque temps et de revenir vers eux plus tard. C’est ce qui se passe aujourd’hui avec elle.

Peut-on dire que Justine prend toujours des décisions par rapport à sa propre construction ?

Mais c’est ce que tout être humain devrait faire ! Je pense que tous doivent avoir l’instinct de penser à eux. Encore faut-il avoir le courage d’aller jusqu’au bout. Tout le monde sait ce qui est bon pour lui mais la difficulté, c’est d’assumer les conséquences de ses actes. Ne pas aller au bout de ce qui est bon pour soi peut générer des frustrés, des malheureux. Agir de la sorte ne veut pas dire qu’on se fout des gens mais si on veut donner le meilleur de soi, il faut faire ce que l’on pense être bon pour soi. Il ne faut pas donner aux autres la réponse qu’ils attendent mais la réponse par rapport à ses propres valeurs et convictions. Justine a mis du temps mais, aujourd’hui, elle a compris ce que je lui expliquais. Et maintenant, elle a trouvé cet équilibre avec sa famille.

Comment traiter les valeurs familiales ?

Et vous ?

Moi, non. Quand on compare les issues de ma situation familiale et de la sienne, il y a une grande différence. Moi, j’ai essayé d’expliquer les choses à mon père mais il ne les a jamais comprises ou les a toujours refusées. Justine a eu la chance d’avoir un père ayant eu l’intelligence d’écouter sa fille et d’essayer de comprendre ses choix. Moi, cette chance-là, je ne l’ai pas eue. Aujourd’hui, cela fait 20 ans que je ne vois pas mon père, qu’il n’a pas envie de se soucier de moi. Sauf quand il a besoin d’argent. Donc, c’est très dur. (Ndlr : malade, la maman de Carlos ne se souvient pas de lui)

Prendre des décisions radicales peut parfois donner l’impression d’être égoïste. Parfois, on peut penser que Justine sacrifie tout pour construire sa carrière.

Il ne s’agit pas de se construire en tant que joueuse de tennis. Non, devenir une bonne joueuse est la conséquence de ce qu’elle a réalisé comme être humain. La première chose que j’ai essayé de lui expliquer par rapport à cette gestion de soi c’est que, pour être généreux, il faut d’abord être égoïste et s’occuper de soi. La plus grande force de Justine, c’est qu’elle a un courage inouï pour regarder la réalité. Après, elle assume et elle prend les décisions qui s’imposent. Les extrêmes ne sont jamais bons mais ce n’est pas parce que l’on part que l’on ne revient jamais. Il y a sept ans, personne n’aurait cru – même pas elle – qu’elle retrouverait sa famille en 2007. Sa grande victoire, c’est de pouvoir se dire -‘J’ai pris des décisions, j’avance dans ma vie et, aujourd’hui, j’ai la lucidité de savoir ce qui est bien pour moi. Et, pour moi, ce qui est le plus important, ce sont mes frères, ma s£ur et mon père‘. J’ajoute que ces valeurs familiales ont toujours été prioritaires pour elle mais rien ne dit qu’il faut toujours s’entendre avec ses proches. Ma plus grande joie, c’est de la voir heureuse avec les gens qui sont les plus importants pour elle.

Comment expliquez-vous que vous soyez la seule personne à être toujours restée aussi proche de Justine ?

Je n’ai jamais quitté ma place : je suis le coach de Justine. Je ne suis ni son ami, ni son confident, ni son papa, ni son frère. Ce n’est pas facile à maintenir car Justine est très attachante, très reconnaissante, très respectueuse. Par moments, j’aimerais avoir une relation plus proche, passer davantage de temps avec elle. Mais je sais que j’ai connu Justine grâce au tennis, il faut donc que cela reste comme tel tant qu’elle jouera au tennis. Après on verra. Mes rapports avec elle ne changent pas en fonction de ce qui se passe dans sa vie.

Il y a donc une frontière que ni vous, ni elle ne franchissez ?

Elle aimerait bien la franchir, mais elle sait très bien que jamais je ne bougerai ces balises. Même ma femme me demande comment je fais pour garder le cap.

Vous ne savez rien de sa vie privée ?

J’en sais très peu et j’essaye de ne pas en savoir plus car cela ne me regarde pas. Je ne m’y intéresse que si elle me le demande. Ce n’est pas parce que je suis son coach que je vais mettre mon nez dans sa vie privée.

Vous acceptez donc de l’écouter quand elle a besoin de conseils ?

L’important, c’est de pouvoir écouter les gens mais sans obligatoirement donner des réponses. Il faut que la réponse vienne de la personne qui vous parle. Justine ne trouve pas chez moi des solutions toutes faites. Je peux lui donner des pistes ou des outils, pas les solutions clé sur porte.

Cela étant dit, Justine est la marraine de Matthéo, votre deuxième fils, et semble assez proche de votre épouse ?

Oui, elle raconte d’ailleurs plus de choses à Elke qu’à moi. Moi, franchement, je ne veux pas entrer dans leurs discussions. La relation qu’elle a avec mes enfants ou ma femme lui appartient. Si elle me demande de la conseiller, de l’accompagner, de téléphoner à x ou y, je veux bien mais j’en reste là. Mon travail, c’est de vérifier que tout roule au niveau du tennis, le reste – les fêtes et autres à-côtés – ce n’est pas de mon ressort.

Votre femme et vos fils ne sont jamais jaloux du temps que vous passez avec Justine ?

Justine est entrée dans ma vie avant la naissance de Manuel, mon fils aîné de 9 ans. Elke et moi avons appris à vivre et à créer un projet humain et familial. On a compris dès le départ que la meilleure façon d’aller au bout de l’épanouissement de Justine, c’était de mettre tout ce que l’on avait dans ce projet. Quand les enfants sont nés, Justine a elle-même beaucoup apporté. La relation entre nous tous est vraiment excellente même si je serai toujours celui qui va mettre le doigt où cela fait mal. Ma femme, elle, équilibre plutôt les choses.

Justine fait partie de votre famille ?

Disons qu’elle vient à la maison quand elle veut et qu’elle ne doit pas prévenir. Il m’arrive de lui donner les clés de ma maison ou de ma voiture.

Mais vous, vous n’iriez pas chez elle sans prévenir ?

Non, parce que cela n’est pas dans mon caractère. J’ai la fâcheuse habitude de ne jamais rien demander à personne parce que, depuis que j’ai 15 ans, je ne peux compter que sur moi, même pas sur mes parents.

Leur relation d’argent n’a rien gâché

Vous êtes toujours payé au fixe, pas au pourcentage ?

Cela fait onze ans que cela dure et je ne veux pas que cela change. Je ne parle jamais d’argent avec Justine. Parfois, elle rit en me disant : – Tu ne seras jamais riche. A la limite, je me fous de l’argent. Ma femme me dit souvent : -Tu t’en fous alors qu’on a des factures à payer ?. Je réponds que, pour moi, ce qui importe, c’est le tennis, pas mon compte en banque. Mon premier souci est que ma famille puisse manger et dormir, le reste c’est du bonus.

Vous pourriez être beaucoup plus riche ?

Oui, si j’avais profité de Justine. Mais ce serait malhonnête et je ne le supporterais pas. Quand je vois les entraîneurs qui prennent 15 ou 20 % sur les gains de leur joueur, je trouve cela à la limite de l’honnêteté.

Il fut un temps où vous rendiez publiques vos critiques envers Justine. Cette époque est révolue ?

Ce n’est plus utile car elle a compris ce que je voulais. A ce moment, il était nécessaire de passer par la médiatisation pour que le message soit efficace. La méthode a payé. Aujourd’hui, je dis les choses différemment parce que, sur le terrain, elle s’exprime et s’épanouit au maximum.

Le fait que vous lui donniez des petits papiers pour ses matches veut-il dire que cela devient difficile de la motiver ?

Non, ce n’est pas une question de motivation. Simplement, Justine peut encore craindre certaines joueuses à des moments particuliers. Ce fut par exemple le cas en 2007 face à Serena Williams (USA, WTA 7). Elle a parfois des difficultés à visualiser le fait qu’elle peut la battre. D’où l’usage de ces enveloppes qui ont pour mission de lui prouver que je crois qu’elle va gagner.

L’étape ultime est donc d’amener Justine à être heureuse sur le terrain car, si elle l’est, elle gagne ?

Exact. Ma devise a toujours été celle-là mais il a fallu passer par toute une série d’étapes qui ont fait perdre du temps. Aujourd’hui, elle doit oublier la victoire et la défaite mais elle doit être heureuse. Petit à petit, avec l’âge et la maturité, elle y arrive. Elle a compris que l’important est de tout faire pour obtenir la victoire, pas l’obtenir. Maintenant, elle veut gagner, elle fait tout pour mais elle sait aussi qu’elle peut perdre.

Pour rester numéro 1 mondiale, elle devra continuer à progresser dans ce registre ?

Oui, il ne suffit pas de s’améliorer tennistiquement parlant. Le fait d’avoir retrouvé sa famille lui a donné une énorme impulsion. Maintenant, elle est prête à construire pour elle et c’est cet être humain-là qui va se développer et donner une meilleure joueuse de tennis. Mais être une meilleure joueuse ne veut pas obligatoirement dire qu’elle va remporter davantage de matches.

Cette construction de femme sera la construction ultime ?

Je pense, oui. C’est ce qui va la pousser à continuer à jouer car le feu qu’elle a à l’intérieur d’elle ne cesse de grandir.

Vous avez toujours affirmé que vous ne pourriez pas entraîner quelqu’un d’autre qu’elle, vous confirmez ?

Même si on ne peut jamais être certain de rien, je pense effectivement que je ne le ferai pas. Pas à cause des résultats mais bien du fait de la relation que j’ai eue avec Justine. Je n’aurai plus jamais, ni cette connivence ni ce respect. Donc, je n’aurai plus besoin d’aller sur le circuit. Par contre, j’aurai besoin de mes enfants et de ma femme et, aussi, de me prouver à moi-même que je peux faire autre chose qu’être entraîneur de tennis.

L’académie que vous venez de créer vous permettra de le prouver ?

Oui, entre autres. J’adore les enfants et je prends beaucoup de plaisir quand je donne cours à des gamins qui ne savent pas jouer. Ce que j’ai fait avec Justine m’a donné beaucoup de plaisir mais ce qu’il y a autour du tennis a toujours été très difficile à vivre pour moi. Quelqu’un m’aide à supporter cela car, avec ma personnalité, j’éprouve des difficultés à accepter ce qui gravite autour de Justine et moi.

Le malheur vient toujours après le bonheur

C’est pour cette raison que vous avez souvent le masque dans les tribunes ?

Oui. Mais c’est aussi parce que j’ai peur. J’ai peur de beaucoup de choses.

De quoi avez-vous peur ?

Quand tout se passe bien, je me dis que cela ne va pas durer et que le malheur va vite arriver.

Toujours un traumatisme lié à votre enfance ?

Oui, c’est lié, c’est mon côté sombre.

Donc, vous croyez que le lendemain d’un jour heureux sera forcément négatif ?

Oui, c’est une torture qui m’empêche d’exprimer le bonheur comme Justine parvient à le faire aujourd’hui. Je ne voulais pas qu’elle soit comme j’étais. Je lui ai toujours dit : – Vas-y, sois heureuse, tu as gagné, profite ! Moi, je voudrais y arriver mais je n’y parviens pas.

Pourtant, vous pleurez parfois…

Il est rare que je pleure pour quelque chose de triste. Parce que je suis habitué aux événements négatifs. Par contre, je craque vite quand le bonheur est proche. Je n’ai pas le contrôle de moi face aux choses heureuses. Autant, on peut compter sur moi quand cela va mal, autant, quand cela va bien, je ne parviens pas exprimer ma joie, que ce soit avec mes enfants, ma femme ou Justine.

Si on vous comprend bien, vous aimez gérer la carrière de Justine mais vous détestez l’attention qui vous entoure ?

C’est une souffrance réelle. C’est pour cela que quelqu’un m’aide à le vivre mieux. En fait, je ne comprends pas pourquoi on s’intéresse au coach de Justine Henin. Après tout, c’est injuste de dire que je suis pour beaucoup dans la carrière de Justine. C’est elle qui gagne, pas moi.

Pour conclure, on peut dire que vous avez réussi parfaitement dans un milieu que vous détestez ?

Je ne l’aime pas du tout. Parce qu’il y a très peu de sincérité, beaucoup de langue de bois. Moi, je suis catalogué comme un chiant parce que je dis ce que je pense. Je suis courtois mais souvent froid et sec. En fait, je n’ai pas envie de perdre mon temps avec des hypocrites. Je suis donc souvent à l’écart, ce qui ne me dérange pas car, comme je l’ai déjà dit, je préfère être seul que mal accompagné.

Par Patrick Haumont – Photos Philippe Buissin

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire