Conte à rebours

Du fils à l’arrière-grand-mère, Nancy Huston remonte le cours d’une famille juive. Un puzzle sur la mémoire

Lignes de faille, par Nancy Huston. Actes Sud, 496 p.

Quoi de commun entre le jeu vidéo Quake et les  » haras nazis « , la guerre en Irak et la pornographie, la politique et l’amnésie, l’Amérique de Bush et le IIIe Reich ? Lignes de faille, le nouveau roman de Nancy Huston. Une fiction parfaite, puissante. Et plus encore.

L’histoire est celle d’une famille juive dotée, comme il se doit, d’un bon gros secret. Il sera percé en quatre étapes, en remontant le temps : tour à tour, le fils, le père, la grand-mère et l’arrière-grand-mère diront comment, enfants, ils perçurent leur environnement, avec cette naïveté très relative, cette lucidité propre au jeune âge. On passe ainsi des jeux vidéo aux Lebensborn, ces établissements conçus par Himmler pour germaniser des gosses volés dans les pays soumis, recomposer leur mémoire avant de les confier à des potentats nazis en mal de descendance. Belle intrigue, qui se dénoue par recoupements successifs. A chacun de recomposer le puzzle à sa guise.

Maintenant, que penser d’un tel périple dans les décennies passées, dans plusieurs endroits du monde – Canada, Europe, Israël, Etats-Unis, Sabra et Chatila, Dallas 1963 ? Et, pour commencer, cette description amusée des dérives éducatives dans l’Amérique d’aujourd’hui, où des gosses hypersurveillés sur tous les plans – alimentaire, scolaire, sanitaire – sont parfaitement libres d’errer sur le Net :  » Maman a décidé que j’étais trop petit pour voir Le Journal de Bridget Jones, même si je doute que ce soit aussi explicite que les sites d’Abou Graïb ou d’Enfile-la de force « , s’étonne Sol, 6 ans, premier de ces témoins familiaux.

De tels rapprochements montrent que la véritable ambition de ce roman est politique, philosophique. Plus que le secret, ce sont ses raisons d’être qui intéressent Nancy Huston : les trafics de mémoire, la façon dont on peut l’enrichir ou l’effacer : l’amnésie, nécessaire aux après-guerre, devient néfaste à long terme. Elle coupe des réalités. On a pris pour habitude de lutter contre elle à coups de commémorations, beaux enterrements comme on sait dans des sociétés qui pratiquent publiquement l’oubli, l’indifférence, l’inconséquence ; qui préconisent la frappe  » chirurgicale  » et la démocratie pour tous. Seuls ceux qui savent se marrent.

Daniel Martin

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