COACH EUROPÉEN DE L’ANNÉE

Après son succès fulgurant à la Coupe du Monde, l’ex-sélectionneur de la Squadra a été choisi comme Coach Européen de l’Année par les rédactions d’ESM (European Sports News Magazines) dont nous sommes membre. Lors d’une longue rencontre privée chez lui, à Viareggio, sur la côte toscane, il a longuement parlé de tout ce qui faisait sa vie et ses succès.

Viareggio, lundi 29 janvier. La rencontre avec les rédactions d’ESM est prévue à 15 h à l’hôtel Principe di Piemonte, situé le long de la mer à Viareggio. Revenu bronzé d’un séjour au Brésil, Marcello Lippi (59ans) est ponctuel. C’est dans ce quartier qu’il est né, a vécu et habite aujourd’hui encore dans un grand appartement au sommet d’un immeuble du centre-ville. L’ex-coach de la Squadra est ici chez lui :  » Puis-je vous offrir quelque chose à boire ? »

Fabio Licari, de la Gazzetta dello Sport, lui apprend qu’il précède Frank Rijkaard et José Mourinho au classement de Coach Européen de l’Année. Lippi marque son étonnement :  » Je devance du beau monde. Le Portugais n’en a que plus de mérite parce qu’il n’a pas une carrière de footballeur derrière lui. Ce n’est pas déterminant mais cela facilite les choses. En tout cas, il parvient à faire en sorte que ses joueurs donnent le maximum d’eux-mêmes « . On lui rappelle que c’est ESM qui avait lancé le prix de Joueur de l’année avant que la FIFA ne trouve l’idée intéressante et s’en empare. Comme rien d’équivalent n’existait pour les entraîneurs, l’association a décidé de combler cette lacune.  » Vite que la FIFA vous rachète les droits. Ainsi je serai le premier sur la liste d’une distinction prestigieuse « , ironise alors Lippi avant d’ajouter :  » Je mens, je préfère les gens qui ont des idées à ceux qui les achètent « .

Au moment où Mehmet Demircan, de Fanatik, lui remet le prix, Lippi remercie :  » J’accepte tous les prix avec plaisir même celui qu’un garçon me remet sur le chemin en me disant :- Tiens je l’ai fait spécialement pour toi. Certains prix sont plus prestigieux et occupent une place plus en vue chez moi, évidemment…  »

Dans la foulée, Rafa Jimenez, de Don Balon, lui tend un tableau représentant un footballeur dessiné par un célèbre peintre espagnol qui ne s’exprime qu’à travers le football.  » C’est Ronaldo ? », s’enquiert Lippi.  » C’est pour rire, je dis cela parce qu’il me paraît un peu enveloppé…  »

 » Je ne suis pas un professeur, je ne donne pas de cours  »

Avant cette Coupe du Monde, vous étiez un entraîneur gagnant. Depuis, vous êtes devenu un modèle à suivre. Comment ressentez-vous cette image qui fait de vous un professore ?

Attention, je ne suis pas un professeur. Je suis invité par des écoles, des universités et des firmes pour raconter la manière dont j’ai formé mon groupe mais je ne donne pas de cours. Tant mieux si les personnes chargées des ressources humaines trouvent des similitudes entre ma manière de former un bloc et celle appliquée dans leurs domaines respectifs. Je ne sais pas si j’ai créé un modèle mais j’ai conscience d’avoir tracé une voie claire et gagnante dans la gestion d’un groupe. Le travail d’un coach ne se limite pas au pressing et au dédoublement des marquages. On se concentre sur la gestion d’un groupe solide, uni et complice. Je n’aurais pas enlevé le Mondial sans Francesco Totti, Gianluigi Buffon, Fabio Cannavaro, Gianluca Zambrotta, Andrea Pirlo, Gennaro Gattuso : des champions sur le plan technique mais également dans la tête. Ce sont des hommes aptes à comprendre les dynamiques humaines d’une équipe, à travailler avec les autres mais également pour les autres. Quand je parle des capacités de mes garçons, je fais référence tant aux qualités techniques qu’aux vertus morales. Je pense d’ailleurs que si le groupe avait été faible mentalement, il n’aurait pas transformé en énergie positive tout ce qui lui arrivait et aurait éclaté.

C’est le fil rouge de votre livre, la Squadra (l’équipe). Vous y parlez du dévouement, du soin et de la passion que vous avez affichés pendant votre carrière d’entraîneur à atteindre l’objectif le plus important qui a toujours été celui de construire « la squadra ».

Effectivement, ce livre n’est pas un récit du Mondial mais la synthèse de ma façon de concevoir le football et de construire une équipe. Il faut créer un groupe de personnes qui se respectent. L’équipe se recharge automatiquement quand il y a respect et amitié. Si dans mes conversations avec la sociologue Rosa Alberoni, j’ai raconté les stratégies psychologiques adoptées pour construire un groupe fort, complice, motivé et fier d’endosser le maillot azzurro, j’ai surtout tenu, à travers des anecdotes, à exalter les qualités professionnelles et humaines des joueurs que j’ai entraînés.

Certains avancent que le Mondial n’a pas été terrible. Ces critiques chatouillent-elles votre susceptibilité ?

Ceux qui disent que ce Mondial n’a pas été d’un haut niveau technique se trompent. Et puis, chaque Mondial est différent de l’autre. Pendant un mois, nous avons fait étalage de toutes nos qualités. Je crois que je peux répéter une fois encore cette phrase que j’ai sortie tant de fois après mes succès avec la Juventus : -Je ne sais pas si nous étions les plus doués mais nous étions sans aucun doute les plus forts. Dans ces mots, apparemment contradictoires, se trouve le secret de tant de victoires. Avant de penser à surclasser les adversaires, il faut se surpasser, reculer au maximum ses propres limites.

55 jours de stress

Que répondez-vous à ceux qui prétendent qu’avec cette victoire vous avez sauvé le football italien secoué par un terrible scandale ?

Nous n’avons sauvé personne. Mes joueurs ne devaient rien démontrer. Dans le Calcio, il y a une partie malade et une partie saine. Les joueurs forment la seconde. Nous n’avons voulu démontrer qu’une seule chose : que la valeur du football italien est très élevée. Nous n’avons pas joué pour ou contre quelqu’un. Quand nous nous sommes re-trouvés à Coverciano au début du stage, le football italien était en plein chaos et j’ai dû fournir un effort important pour isoler le groupe et faire en sorte que l’on se concentre uniquement sur l’aventure en Allemagne.

Le football italien a-t-il perdu sa crédibilité à l’étranger ?

Non. La preuve, j’ai été invité par les fédérations tchèque, serbe, turque où l’on voulait que je leur parle de l’Italie championne du monde. Moi aussi, je lis les journaux et je remarque qu’il y a un manque de clarté au niveau de l’organisation un peu partout. Un gros scandale vient d’éclater au Portugal et l’Allemagne n’a pas été épargnée non plus. En fait, toutes les grosses polémiques ont eu lieu pendant que nous étions en Italie. Une fois que nous nous sommes retrouvés à l’étranger, on nous a laissés tranquilles.

Y a-t il une recette pour le succès ?

Pendant ma carrière, j’ai remporté pas mal de trophées avec la Juventus mais rien ne vaut le Mondial. Je n’ai jamais vécu une année qui, professionnellement, soit comparable à 2006. J’ai remporté la Coupe du Monde avec ma Nazionale et il n’existe pas de plus grande satisfaction. Dans l’absolu, il n’est pas possible de comparer un succès à celui obtenu en Allemagne. Bien que nous ayons été mis sur le gril avant la compétition, il n’a pas été question d’une quelconque revanche mais plutôt de l’accomplissement de deux ans fantastiques avec des joueurs talentueux et des collaborateurs exceptionnels. Nous avons construit un groupe très valable qui a eu la chance d’accomplir une grande mission. Même si pour moi, ce furent 55 jours d’un stress incroyable que je n’oublierai jamais.

Remporter le Mondial aux tirs au but, est-ce de la chance ?

Ce n’est pas une roulette russe comme le prétendent de nombreuses personnes. Tout dépend de la détermination et de l’attitude que l’on adopte lorsqu’on se rend au point de penalty. Il faut une habileté technique et une bonne condition psychologique. J’ai remporté une Ligue des Champions aux tirs au but en 1996 contre l’Ajax à Rome et j’en ai perdu une contre Milan en 2003 à Manchester. Là, j’ai vu mes joueurs se défiler. A Berlin, tous m’ont regardé dans les yeux, personne ne s’est enfui. J’ai choisi moi-même les cinq tireurs et l’ordre dans lequel ils allaient défiler à ce moment-là. Nous n’avons pas botté un seul penalty à l’entraînement. Je ne pense pas que cela serve à quelque chose.

 » L’idéal, c’est d’avoir un entraîneur de son pays  »

Qu’avez-vous pensé pendant ces longues minutes ?

J’avais confiance en mes garçons même si je reconnais que j’ai retenu ma respiration. Le premier sursaut me vint quand David Trezeguet s’est présenté dans le rectangle. J’ai pensé qu’avec moi, en 2003, il l’avait raté et j’espérais qu’il en aille de même Comme cela a bien tourné, j’ai eu un sursaut mais je me suis vite ressaisi car nous aussi nous pouvions rater un tir. Bref, j’ai recommencé à respirer quand Fabio Grosso a battu Fabien Barthez.

Comment construit-on une véritable équipe nationale ?

Une équipe nationale doit incarner et préserver le caractère de sa nation. Il faut sélectionner les meilleurs éléments et en faire un bloc efficace en utilisant les systèmes qui se prêtent le mieux aux joueurs. Il faut tirer profit autant que possible des vertus et forces traditionnelles. C’est pour cela que je pense qu’une nation ayant une véritable tradition ne doit pas faire appel à un entraîneur étranger.

Mais l’Angleterre et le Portugal l’ont fait.

Je ne comprends pas quelles sont les raisons qui ont poussé la fédération anglaise à engager Sven Goran Eriksson. Peut-être est-ce dû au fait que les grands clubs anglais sont tous dirigés par des étrangers : Chelsea, Arsenal, Liverpool mais également Manchester United vu qu’Alex Fergusson est Ecossais ! Quant au Portugal, je crois qu’il fallait un homme comme Felipe Scolari capable de donner à ses joueurs l’envie de défendre le maillot national avec vigueur.

Vous aviez bien décidé de quitter votre poste avant le Mondial ?

Oui, j’en avais parlé avec ma famille à laquelle j’avais dit que j’avais conquis le droit de participer au Mondial et que j’allais le disputer. Pourquoi aurais-je dû jeter aux orties deux années de travail et un rapport extraordinaire avec les garçons ? Je savais que la cohésion du groupe aurait fini par payer. Avant le début de la compétition, j’ai communiqué à la fédération que je laisserai mon poste une fois que nous serions sortis de l’épreuve. Je voulais être plus tranquille et transmettre ma sérénité au groupe. Les joueurs avaient tout compris dès le départ. Il a en revanche été intéressant de noter le changement de comportement et d’idée dans le chef de tant de personnes qui, un mois plus tôt, nous avaient vertement critiqués et qui, après le succès, sont montées sur le char du vainqueur. Enfin, ce moment a été le sommet de ma carrière parce que nous avons rendu heureux tous les Italiens, des plus jeunes aux plus âgés.

Gagner le Mondial a constitué la plus grande satisfaction de votre carrière. Mais quel est votre plus grand regret ?

J’en ai deux qui remontent à des périodes différentes. Le premier date de mes débuts lorsque je me suis fait jeter lors de ma première expérience en D3. Pour un coach, le limogeage est une catastrophe et il l’est encore plus pour un jeune. Il se croit fini. Il se répète que s’il n’est pas à la hauteur en D3, il ne doit plus penser à l’élite. Après coup, j’ai appris qu’un limogeage pouvait être une bonne chose. Qu’il permet de se remettre en question, de voyager pour voir ce qui se fait ailleurs. L’autre regret est celui d’avoir disputé quatre finales de Ligue des Champions et de n’en avoir remporté qu’une seule. Je crois que je peux être fier de partager le record du nombre de participations à la finale avec Miguel Munoz. Si la défaite est dure à encaisser, il y a aussi le fait que les gens oublient que vous n’êtes pas arrivé à ce stade-là par hasard. D’ailleurs, au terme de ma troisième finale perdue, en 2003, un journaliste m’a demandé si je ne me considérais pas comme un loser. Je lui ai répondu de manière assez contradictoire en lui disant que j’étais un loser dans la victoire. Je lui ai rappelé que nous avions réalisé une chevauchée d’un an au cours de laquelle nous avions gagné à Barcelone en quarts alors que nous avions joué à 10 pendant 41 minutes et qu’en demi-finales nous n’avions laissé aucune chance au Real Madrid. C’est réducteur de résumer toute une saison au dernier tir au but manqué.

Echanges de vue avec Alex Fergusson

Vous avez pris une année sabbatique mais, quelques mois après, vous annonciez déjà votre retour…

Après l’héroïque été, la seconde partie de l’année 2006 a été totalement originale, complètement neuve pour moi. Je vis cette période avec beaucoup de tranquillité et de sérénité entre ma maison et les nombreuses réceptions auxquelles je suis convié. Je voyage beaucoup, y compris à l’étranger, afin de donner des conférences techniques. C’est sûr que je ne m’ennuie pas. L’envie de retourner sur le banc ne m’est pas encore revenue parce que, mentalement, je suis désormais programmé pour la prochaine saison. Je ne suis pas encore en train de penser à quel type d’équipe je désirerais entraîner. Ce qui est certain c’est que je ne sauterai pas immédiatement sur la première proposition venue. Nous verrons si un club me contacte en mai, si quelqu’un s’intéresse à moi.

Pourquoi restez-vous très discret sur votre avenir alors qu’on vous annonce avec insistance à Milan, par exemple ?

Je n’ai reçu aucune offre de clubs italiens, même pas de Milan. En revanche, j’en ai reçu une dizaine de l’étranger et pas seulement d’Europe. Elles émanaient de clubs et de fédérations et certaines étaient très intéressantes. J’ai été approché pour entraîner l’équipe du Mexique. Je n’ai même pas pris la peine de discuter, non pas par manque de courtoisie mais parce que je n’ai pas l’intention de travailler jusqu’à la fin de la saison. Kadhafi voulait également que je prenne en main la Libye en vue de la Coupe du Monde 2010. Je me suis promis de décider au printemps ce que je ferai aussi parce que prendre une équipe en cours de saison signifie accepter la charge d’un ensemble en difficulté. Cela n’aurait pas de sens d’aller dans un club qui a des milliers de problèmes au point d’être contraint de changer d’entraîneur. Le choix dépendra de la qualité de vie, du projet du club et des rapports avec les dirigeants. Je ne dois pas forcément aller dans un club pour gagner le titre. Un bon coach c’est celui qui parvient à retirer un maximum de son effectif. Quand je vois certains entraîneurs terminer 4e ou 5e avec les moyens mis à leur disposition, je me dis qu’ils ont remporté leur titre.

Voici quelques années vous avez refusé d’aller en Angleterre parce que vous estimiez ridicule d’avoir besoin d’un interprète pour parler aux joueurs. Avez-vous changé d’avis ?

Oui, parce que la situation a évolué. Notamment parce que les joueurs ont changé. Ils ont plus voyagé, ont transité par certains pays dont l’Italie et parlent plusieurs langues. Enfin, pour ma part j’ai effectué quelques progrès en anglais et plus particulièrement en français. Je le comprends assez bien quand on le parle lentement. Cela s’explique par le fait que j’ai toujours eu de bonnes relations avec Alex Fergusson et que tous deux nous regrettions que nos discussions soient très limitées. Un jour, je me suis rendu compte qu’il avait des notions de français et moi aussi. Alors on a commencé à allonger nos échanges de vues. Aujourd’hui grâce à un mélange d’anglais, de français et d’italien nous parvenons même à discuter de choses plus personnelles comme de nos familles.

Et l’espagnol, vu qu’on vous voit bien au Real, à Barcelone ou à la tête de l’équipe nationale ?

L’espagnol c’est facile, non ? Il suffit d’ajouter un s au mot en italien.

Pour un entraîneur qui est arrivé sur le toit du monde avec son club et avec son équipe nationale, ne sera-ce pas difficile de recommencer ?

C’est l’habituel défi. Il m’est déjà arrivé dans ma carrière de gagner et puis de devoir me recharger. Ce n’est pas un problème car, je vous l’assure, être sur le toit du monde procure une belle sensation. Que dis-je ? Une sensation irrésistible. Quelle que soit la direction que je prendrai, j’espère recréer dans mon nouveau travail le même rapport basé sur l’estime réciproque que j’ai instaurée pendant ces deux ans passés à la tête de la sélection.

NICOLAS RIBAUDO, ENVOYÉ SPÉCIAL À VIAREGGIO

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