CITOYEN DU MONDE

Pierre Bilic

Il y a 10 ans, un joueur secouait la planète foot. Ce succès a aussi marqué la vie de ses avocats.

Il y a des vignes qui, comme celles du Sauternais, sont bénies des dieux. En automne, elles bénéficient de la rencontre des eaux froides du Ciron et de la Garonne qui génère des brouillards matinaux et des après-midi ensoleillées.

Ces alternances quotidiennes, uniques au monde, encouragent le développement d’un champignon, le botrytis cinerea, qui grille les raisins et fait monter fortement leur teneur en sucre. Le rendement ne dépasse pas parfois les 10 hectolitres par hectare mais c’est un nectar à apprécier avec modération.

Le gotha du football ne savait pas que la pourriture noble pouvait changer les méthodes de vinification autour des terrains de football. Cette fois, il n’est pas question du Ciron et de la Garonne mais bien du Misson et du Bosman, deux rivières qui se sont unies pour donner de grands crus : (Château) liberté aux joueurs en fin de contrat et (Clos) suppression de la limitation du nombre de joueurs de l’Union européenne dans une équipe. L’arrêt Bosman rendu le 15 décembre 1995 par la Cour européenne de Luxembourg a changé la face du football professionnel.

Si cette longue errance, souvent douloureuse, a permis à l’ancien joueur liégeois d’entrer dans l’Histoire, elle a aussi entraîné un de ses avocats, Maître Luc Misson, qui accepta d’engager son cabinet dans cette lutte, vers des aventures enrichissantes.

 » Jean-Marc Bosman m’a évidemment fait un fabuleux cadeau en faisant appel à moi. « , souligne Luc Misson. Le 2 août 1990, un vendredi, cet avocat installé dans le centre de la Cité ardente n’imaginait probablement pas que le football allait donner une telle dimension médiatique à sa carrière.  » Je me passionnais déjà pour le Droit européen, c’était mon truc, ma tasse de thé « , dit-il.  » J’avais eu une illumination car le Droit européen n’attirait pas beaucoup les avocats. Je m’étais intéressé au cas des prostituées européennes qui étaient expulsées de Belgique car elles perturbaient l’ordre public. Si une péripatéticienne belge pouvait exercer librement son métier, je ne comprenais pas pourquoi c’était interdit pour d’autres citoyennes européennes. J’ai gagné cette affaire. J’ai également défendu avec succès les étudiants européens qui devaient acquitter un minerval infiniment plus élevé que les universitaires belges. L’Etat a remboursé ces sommes indûment perçues. Sans le savoir, j’attendais qu’un Jean-Marc Bosman vienne frapper à ma porte afin de défendre, finalement, la cause européenne. Je suis un fédéraliste et un européen convaincu. Avant cette rencontre, j’avais eu vent des problèmes de Wim Hofkens. L’Anderlechtois avait déménagé, sans prévenir son club, et le simple fait de se réinstaller dans son pays, les Pays-Bas, suffisait pour lui rendre un statut de joueur étranger. Anderlecht était sous la menace d’une sanction et aurait pu perdre des points pour avoir aligné un étranger de trop, un citoyen de l’Union européenne, ce qui était un comble. J’étais outré et je me suis penché sur ce cas limitant la libre circulation d’un citoyen européen. J’ai écrit un article dans la presse belge. Il a finalement été repris par la Revue du Barreau de Liège qui est toujours à la recherche de copies. J’ai dû boucher un trou, sans doute, et puis plus personne n’en parla.

A cette époque, on affirmait que le milieu professionnel sportif était spécial : fermé, sans syndicats de joueurs, ceux-ci n’osaient pas se plaindre ou se défendre en justice. Jean-Louis Dupont était un brillant stagiaire chez nous quand il me parla de l’ancien joueur du FC Liégeois. Bosman était un ami d’enfance de la fiancée de Jean-Louis Dupont qui avait lu mon article dans la Revue du Barreau de Liège « .

 » D’autres que Jean-Marc auraient craqué car ce fut une éprouvante bataille de tranchées  »

Le football revenait par la grande porte dans la vie de Luc Misson. Installé à Louveigné, près de Sprimont, il s’affirme très Ardennais, très Luxembourgeois et peu Liégeois. Sa jeunesse s’écoula tel un fleuve tranquille dans son coin natal, Vielsalm, où il vit le jour le 24 décembre 1952. Beau réveillon pour la famille. Là-bas, les trois frères Misson et les jeunes de leur génération avaient deux grandes distractions : le football et le scoutisme.

 » A Vielsalm, mon premier entraîneur ne fut autre qu’ Adolphe Nicolay, un des frères du légendaire Jean Nicolay « , se souvient Luc Misson.  » Quand je croise l’ancien gardien du Standard, nous reparlons évidemment de cette époque bénie. Il se demande encore comment son regretté frère, qui fut un excellent attaquant de pointe, s’y prenait pour rentrer chez lui. Jean savait que l’ambiance des troisièmes mi-temps était toujours festive dans les buvettes des clubs de la Province de Luxembourg. La bière coulait à flots. Pour ne rien vous cacher, je jouais très mal, un peu partout, sauf au goal, mais, en général, je me contentais de balayer le flanc droit. L’essentiel était de bien s’amuser. En équipes d’âges, j’ai joué contre Michel Renquin, qui est devenu un ami. Je connaissais bien ses frères. Il était plus jeune mais, à Wibrin, on lui avait permis de brûler les étapes car son talent sautait aux yeux « .

Plongé dans ses études de droit, Misson était dans l’impossibilité de prendre part à tous les entraînements et militait généralement en équipe Réserve le week-end.  » Un beau jour, avec trois joueurs de cette équipe, j’ai exprimé le désir d’être transféré à Grand-Halleux « , explique-t-il  » Un élément de ce club situé à cinq kilomètres de Vielsalm fit le chemin dans le sens adverse. Un dirigeant paya un bac de bière en guise de cadeau de bienvenue. Il régnait toujours une ambiance de franche rigolade et je garde un bon souvenir de cette époque. Je n’ai pris part qu’à des bouts de matches en équipe A. J’étais le capitaine délégué de l’équipe réserve B qui regroupait les cas difficiles : les étudiants, les jeunes qui pour des raisons valables ne pouvaient pas s’entraîner en semaine, les fêtards, etc. J’ai remisé mes crampons en 1982, à 30 ans, avant de me marier. Quand je revois des copains d’antan, nous reparlons de tout cela avec un plaisir évident. J’avais joué sur pas mal de pelouses de séries provinciales et je ne m’étais jamais blessé. Trois mois plus tard, j’étais sévèrement touché aux ligaments du genou en m’activant sur un court de tennis pour garder la forme.

J’avais évidemment découvert toute l’importance sociale du sport. Dans la campagne de ma jeunesse, je n’avais pas de problèmes scolaires ou familiaux. Un jeune doit également se mouvoir dans un univers social où il se situe, se réalise, vit avec les autres, apprend à respecter l’éthique, etc. Sans ce troisième pilier de la vie, le jeune, même s’il mène une existence paisible et studieuse, entouré par une famille sans problème, est un handicapé social. Je me suis bien développé socialement en jouant à Vielsalm et à Grand-Hallleux. Mon petit garçon joue à Banneux. Le sport peut assurer un rôle salvateur pour les jeunes en péril qui découvrent ainsi les impératifs de la vie de groupe. Baden Powell a lancé des clubs de boxe dans les quartiers difficiles de Londres avant d’inventer le scoutisme. Un champion de la trempe de Béa Diallo utilise aussi le noble art afin d’intégrer des jeunes défavorisés dans la société. Un autre ancien grand boxeur, Albert Syben, anime un club de boxe à Droixhe. Dans un monde compliqué, les jeunes sont parfois gênés par leur déficit culturel ou même la couleur de leur peau et le sport peut leur donner une image valorisante « .

De temps en temps, à l’époque, le futur avocat se rend à Sclessin, plus particulièrement pour les grandes affiches de D1 et les chocs européens. Il est un fervent admirateur de la défense de fer mise au point par Michel Pavic et René Hauss : Christian Piot, Jacky Beurlet, Nicolas Dewalque, Léon Jeck, Jean Thissen, etc. Luc Misson admire l’aisance technique d’un médian comme Henri Depireux qu’il ira également applaudir au Racing White et au RWDM.  » Mon grand-père maternel, que je n’ai pas connu, avait été un supporter acharné du grand Daring « , se souvient-il.

Le foot est donc là, bien présent dans sa vie. L’arrêt Bosman du 15 décembre 1995 place Misson sous les feux de l’actualité.  » C’est un succès collectif « , égrène-t-il.  » Ce n’est pas ma victoire. C’est d’abord Jean-Marc Bosman qui, excédé par l’attitude du FC Liégeois et de son président, André Marchandise, l’empêchant d’aller jouer à Dunkerque, exigeant un montant de transfert alors qu’il était en fin de contrat, a mené le combat. Nous avions tenté en vain de trouver une solution avec Liège. Bosman a fait le procès, a pris les risques. D’autres que Jean-Marc auraient craqué car ce fut une éprouvante bataille de tranchées. Il est resté debout. J’ai gagné, cela ne veut rien dire sur un terrain de football ou dans le cas de l’arrêt Bosman. Jean-Louis Dupont s’est attelé avec brio à la tâche, tout comme Maître Marc-Albert Lucas qui a rédigé 85 % des pièces de procédure. Les avocats plaident mais la justice tranche. Je ne peux pas oublier le rôle assumé par les magistrats liégeois, les juges de la Cour de Justice à Luxembourg, le Bâtonnier Franchimont, la Commission européenne, Karel Van Miert, le syndicat des joueurs néerlandais, la FIFPRO présidée par Philippe Piat qui a tant aidé Jean-Marc Bosman « .

 » Le monde est un village. Je suis ouvert à toutes les influences, toutes les cultures  »

Si l’arrêt de la Cour de Luxembourg a été important, un autre fait a bouleversé sa vie. En 1995, Luc Misson et son épouse serrent dans leurs bras un enfant vietnamien.

 » Jean-Marc ne m’en voudra pas si je dis que ce fut, émotionnellement, un moment incomparable « , avance-t-il.  » L’adoption de notre premier enfant me toucha plus que l’arrêt Bosman. Il y avait tellement longtemps que nous attendions cette joie. Nous n’avions pas choisi par hasard d’adopter un bébé vietnamien. Durant ma jeunesse, j’ai été marqué par le courage de ce peuple. En 1975, ce fut la fin de la guerre du Vietnam. Ce pays avait également été dominé par la Chine durant 2.000 ans. Vietnam est d’ailleurs un mot chinois qui veut dire Sud lointain. Le sud du Vietnam s’appelle aussi la Cochinchine. Ma fille, Florence est arrivée en Belgique le 5 décembre 1995, dix jours avant l’arrêt Bosman. Mon fils, Olivier, nous a rejoints le 1er avril 1996. Connaissez-vous la légende de son peuple de montagnards ? Après l’enlèvement de sa fille, l’empereur de Chine promit une belle récompense aux gens de la montagne s’ils retrouvaient son enfant. Quand ce fut arrivé, après une longue attente, l’empereur respecta sa promesse. Il offrit le Vietnam situé au-dessus des nuages aux farouches montagnards et garda le dessous.

Grâce à mes enfants, j’ai élargi mes horizons. La littérature me passionne mais je ne m’intéresse pas qu’à des auteurs français. Il y a de très grands écrivains au Vietnam, en Amérique du Sud. Le monde est un village. Je suis ouvert à toutes les influences, toutes les cultures. Je suis un admirateur du grand philosophe grec, Socrate, qui, cinq siècles avant Jésus-Christ, disait : – Je ne suis ni d’Athènes, ni de Corinthe, je suis un citoyen du Monde. Cela lui a finalement valu d’être condamné à mort. Je partage en tout cas la vision de ce célèbre philosophe de l’Antiquité. Pourtant, les hommes sont de moins en moins idéalistes. Après la Deuxième Guerre mondiale, la sécurité sociale a acquis sa vraie dimension, les femmes ont enfin obtenu le droit de vote, l’ONU rassemblait des peuples sortis d’un épouvantable conflit mondial, l’idée d’une union politique européenne germait, etc. Les temps étaient difficiles mais la générosité et la solidarité étaient à l’ordre du jour. En 1969, 15.000 jeunes manifestaient à Bruxelles contre les expulsions d’étudiants étrangers. Sept ou huit ans plus tard, la crise économique frappait et ils n’étaient plus que quelques centaines réunis autour du même thème « .

 » Que le Standard joue avec dix Belges ou dix étrangers, je m’en fous  »

 » L’arrêt Bosman a été un grand succès Mais il n’en reste rien dans la mesure où il n’y a jamais eu autant de transferts. Les clubs emprisonnent les joueurs dans des contrats à long terme qu’ils ne peuvent pas casser sous peine de ne pas retrouver un autre club. Il y a eu le cas Philippe Mexès mais c’est une exception. Peu de joueurs ont le loisir d’arriver sereinement en fin de contrat. En Allemagne, par exemple, lors d’un congrès sur le droit du sport, j’ai relevé une virulence inattendue contre la présence de joueurs étrangers en Bundesliga. Certains ne supportent pas qu’un de ceux-là soit capitaine d’une de leurs équipes. Tout cela à l’heure de l’unification européenne. Ils devraient relire Socrate qui, lui, en tant que citoyen du monde, avait tout compris. Que le Standard joue avec dix Belges ou dix étrangers, cela m’est égal, je m’en fous. Il y a d’abord des hommes sur le terrain. Moi, quand je vois Beveren à l’£uvre, je suis ravi tellement c’est beau. Ayant des enfants vietnamiens, je suis plus sensible que d’autres, probablement, au sort des gosses de couleur. Quel monde leur préparons-nous ? Comment vivront-ils demain ? Il y a des questions qu’on peut se poser rien qu’en observant le football, un des miroirs de la société « .

Homme du monde, fidèle à son terroir, Misson a ouvert un deuxième bureau d’avocats à Vielsalm. Il n’a pas besoin de courir afin d’aller chercher la reconnaissance aux quatre coins du monde. Dans les Ardennes, ou dans les environs de Chamonix, un coin qu’il adore, il aime les longues randonnées à travers la campagne, seul, ou de préférence avec ses enfants. Cet humaniste philosophe alors sur le comment et le pourquoi de la vie, sur l’arrêt Bosman, sur ses nombreuses autres victoires obtenues à Luxembourg et dont on parle moins. Ses succès ont parfois modifié ses relations avec certains de ses confrères, un peu contrariés probablement par la tranquillité gagnante bien accrochée à la terre de la Belle province. Et si, au détour d’un chemin, Misson aperçoit un fermier au travail dans un champ, il s’arrêtera pour l’observer et l’admirer dans sa lourde tâche.

 » Cet intérêt s’explique en partie par des origines rurales du côté maternel « , conclut Luc Misson.  » Le paysan laboure attentivement sa terre, se débarrasse des cailloux. Tout est droit, profond, rectiligne. Dans la vie, tous les hommes doivent creuser patiemment leur sillon « .

PIERRE BILIC

 » L’ADOPTION DE NOTRE PREMIER ENFANT ME TOUCHA DAVANTAGE QUE L’ARRÊT BOSMAN « 

 » TOUS LES HOMMES DOIVENT CREUSER PATIEMMENT LEUR SILLON « 

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