Cinq ans de malheurs

Bruno Govers

L’Ukrainien est souvent reparti de zéro mais son talent est toujours là.

Après trois opérations aux adducteurs, Oleg Iachtchouk (23 ans) pensait être délivré une fois pour toutes de ses tourments physiques. Mais l’Ukrainien a connu une petite alerte récente due à une fracture d’impact, endurée à la faveur du tout premier match de championnat face à l’Antwerp.

« Au terme de cette partie, j’avais ressenti une légère gêne à la base du tibia », dit-il. « Au moment-même, je n’y avais pas prêté d’attention particulière. Je pensais qu’il s’agissait, très vraisemblablement, des séquelles d’un coup direct, et qu’il n’y paraîtrait plus le lendemain. Mais au décrassage, ce matin-là, ma jambe était enflée. Comme il n’y eut aucune amélioration par la suite, j’ai demandé de pouvoir passer une radiographie. Les médecins, au club, n’en voyaient guère l’utilité, arguant que le mal était surtout dans ma tête. L’avant-veille du déplacement à La Louvière, on m’a finalement donné satisfaction. Le cliché n’avait cependant rien montré et je fus incorporé dans le noyau en prévision de cette joute, réalisant même un goal dans ses ultimes péripéties. Mais la douleur n’avait pas disparu pour autant. Afin d’être fixé définitivement sur mon état de santé, j’ai insisté pour subir une résonance magnétique. A la lumière de celle-ci, une petite fissure était perceptible à hauteur de l’os. Au même titre que Walter Baseggio, qui avait présenté exactement les mêmes symptômes en tout début de campagne, j’aurai été réduit, dès ce moment, au repos complet. Il est toutefois heureux, dans mon cas, que l’affection ne s’était pas aggravée entre-temps. Car après mon entrée au jeu au Tivoli, j’avais encore disputé quelques jours plus tard la quasi totalité de la rencontre des Réserves face au GBA. Pour le même prix, la même entaille aurait pu se transformer en fracture complète. Avec, à nouveau, une très longue période d’indisponibilité à la clé. Compte tenu de tout ce que j’ai vécu ici ces dernières années, c’eût été dur à encaisser ».

Plus de peur que de mal, donc. Oleg sera prêt pour la Ligue des Champions.

« Je n’écoute plus que moi-même »

L’ancien attaquant du Nova Ternopol a eu sa part de déboires: à peine parvenu à Bruxelles, il dut subir une première intervention chirurgicale pour être débarrassé d’une pubalgie. Alternant les matches et les plages de repos, en raison de tiraillements dans la zone opérée, Oleg dut se résoudre à un deuxième passage sur le billard, en 98, et à un troisième l’hiver passé.

« J’ai probablement eu tort, dans les deux premiers cas, de reprendre le collier beaucoup trop tôt », observe-t-il. « Aussi bien Johan Boskamp que Franky Vercauteren m’avaient mis la pression pour que je sois compétitif le plus rapidement possible. Aussi avais-je brûlé les étapes. Il aurait toutefois mieux valu que je prenne mon temps pour revenir pleinement dans le parcours. Car mon corps ne digéra pas le régime auquel il était soumis. Fort de cette expérience, je n’ai plus écouté que moi-même ce coup-ci. J’en avais assez que les autres décident pour moi alors que j’étais quand même mieux placé qu’eux pour interpréter les signaux de mon propre corps. Avec le recul, je me fais souvent la réflexion que j’ai été trop gentil et bon. Si j’avais plus défendu mes intérêts, peut-être n’aurais-je pas traversé toutes ces épreuves et galvaudé plusieurs années précieuses. Si je fais mon bilan, je me dis que j’ai bel et bien perdu cinq ans à Anderlecht. Et davantage par la faute des autres que par la mienne. Ma première erreur fut de contenter mon coach au Nova Ternopol, Igor Yavorskyi. C’est sous ses ordres que débutèrent mes ennuis. Pendant l’hiver 95, je m’étais fait mal aux muscles abdominaux lors d’un entraînement en salle. Je l’en avisais immédiatement mais l’homme ne voulait rien entendre. Il m’intima de mordre sur ma chique car il avait besoin de moi. A mesure que les journées passaient, j’avais l’impression qu’à hauteur du bassin et du haut des jambes, tous mes muscles étaient en feu. En guise de traitement, on m’administra des anti-inflammatoires. Mais ils ne résolurent rien ».

« J’avais peur de me perdre »

Diminué, Oleg Iachtchouk n’en réussit pas moins, lors de cette saison 1995-96 à focaliser sur sa personne l’attention de maints clubs, tels que le Dinamo Kiev, au pays, ainsi que le PSV Eindhoven et Anderlecht à l’étranger. Malgré son attirance pour le porte-drapeau du football ukrainien, dont il avait toujours été un fervent partisan, il opta de poursuivre sa carrière en Belgique.

« Les responsables sportifs du Dinamo, l’entraîneur Valeri Lobanovskyi en tête, étaient au courant de mes problèmes physiques », précise-t-il. « Ils voulaient, dès lors, patienter encore un an avant de prendre une décision définitive à mon sujet. Pour moi, il était tout à fait exclu de rester une saison de plus au Nova Ternopol. Sans quoi j’aurais été perdu à jamais pour le football. Seul un passage à l’étranger pouvait constituer une délivrance, en ce qui me concerne. Et, c’est la raison pour laquelle je m’étais empressé d’accepter l’offre du RSCA en 1996. Au départ, une intervention chirurgicale n’était toutefois nullement à l’ordre du jour. Il est vrai que j’étais arrivé frais et dispos au Sporting après six semaines de vacances. Durant ce laps de temps, mon organisme avait été au repos et j’étais donc pleinement opérationnel à ce moment. J’ai sans doute eu tort d’en faire trop à l’occasion de cette prise de contact. Mais mettez-vous à ma place: je débarquais dans un tout nouvel entourage et le football était le seul moyen de communication pour moi. C’est par ce biais-là que je voulais à tout prix capter l’attention. Je me souviens qu’au cours de ces premières semaines dans la capitale, le calvaire, c’étaient les journées sans football. Ne connaissant ni l’anglais, ni l’une de vos langues nationales, je ne savais pas comment m’occuper. Je résidais alors à l’Hôtel Prince de Liège, situé sur le boulevard du même nom, et ma seule activité consistait à faire le tour du bloc, quelques fois par jour. Je n’osais pas trop m’éloigner car je ne voulais pas prendre le risque de me perdre dans une ville que je ne connaissais pas et où personne ne me comprenait ».

« Je dois mon prénom à Blokhine »

Après être resté un mois dans cet établissement, Oleg Iachtchouk fut logé non loin du Parc Astrid, à la rue Elskamp, dans une maison où séjournèrent bientôt aussi d’autres joueurs issus, comme lui, de l’ancienne Union Soviétique: l’Ukrainien Genia Luchenko, le Russe Max Bodrenko, le Turkmène Stanislas Lebedentsev et l’Ossète Raphael Zanguionov. Cinq ans plus tard, il est le seul rescapé: son compatriote est parti à Lausanne, Bodrenko est retourné au pays, à l’instar de Zanguionov qui milite à présent à l’Alania Vladikavkaz.

« Si je suis toujours là, contrairement à ces quatre garçons pourtant doués, c’est peut-être parce que j’ai d’emblée été incorporé dans le noyau de Première », observe Oleg Iachtchouk. « Il ne m’a guère fallu patienter pour me voir décerner ma chance au plus haut niveau, alors que les autres n’ont pas eu cet honneur. Je pense aussi que par rapport à eux, j’avais davantage la foi. Le déclic, pour moi, ce fut la finale de la Coupe des Coupes 1986, entre l’Atletico Madrid et le Dinamo Kiev. Mes compatriotes avaient emporté ce match par 0-3 grâce à un Oleg Blokhine éblouissant. Neuf ans plus tôt, mes parents avaient choisi mon propre prénom par hommage envers ce joueur qui était déjà une star en URSS. Conquis par sa prestation, ce soir-là, je m’étais juré de marcher sur ses traces. Et rien ni personne ne pourrait me détourner de cet objectif. Chaque jour, c’était la même rengaine. L’école finissait à 13 heures mais je regagnais le domicile familial le soir venu. Je faisais d’abord un saut jusqu’au terrain de football jouxtant l’établissement scolaire que je fréquentais, puis je me rendais à la plaine de jeux pour jouer au basket et au handball. Ma toute dernière halte, sur le chemin du retour, c’était une vaste salle de sports où je m’adonnais au ping-pong. A l’heure du choix des humanités, ma mère, institutrice de formation, voulait absolument que je m’inscrive à l’Institut afin d’accomplir des études de bon niveau. Mais moi, je n’avais qu’un seul but: rallier l’Ecole des Sports de Lvov, située à une centaine de kilomètres de Ternopol. Et malgré les récriminations de ma mère, j’ai obtenu gain de cause ».

« Un rouble comme argent de poche »

Oleg Iachtchouk avait, pour tout dire, un précieux allié, à l’époque, en la personne de son père, Rostislav, qui combinait ses activités de footballeur, à l’échelon local, avec un emploi d’électricien dans une usine. Maman Miroslava, de son côté, avait quitté l’enseignement pour s’occuper, à la maison, de sa fille, Ivana.

« Comme la plupart des Ukrainiens, nous ne roulions pas sur l’or », se rappelle Oleg Iachtchouk. « Mon père gagnait cent roubles par mois, l’équivalent de quatre mille francs belges, à peu de choses près. Personnellement, je recevais un rouble d’argent de poche chaque fois que je voyais mes parents. Mais je m’empresse de dire que je ne les voyais pas souvent ( il rit). Une demi-journée de trajet, en bus et en train, était nécessaire pour effectuer les cent kilomètres qui séparaient Ternopol de Lvov. Dans ces conditions, je restais le plus souvent à l’internat, le week-end aussi. En raison des études et de mes activités footballistiques avec la jeune classe ukrainienne, ces retours s’espacèrent de plus en plus au fil des ans. A un moment donné, je ne voyais plus les miens que deux, voire trois fois sur une année. Depuis un peu plus d’un an, je me suis cependant rattrapé dans la mesure où mes parents m’ont rejoint en Belgique. Il faut bien avouer que les conditions de vie sont devenues de plus en plus difficiles, en Ukraine ainsi que dans les autres républiques, depuis la dissolution de l’ancien bloc soviétique. A la fin, mes parents ne disposaient plus que de cinq cents francs par mois pour vivre. Ils en étaient réduits au troc pour subsister, échangeant des produits de leur potager contre de la viande ou autres denrées. Au départ, j’avais de la peine à le croire. Mais au vu des déplacements européens du Sporting à Vladikavkaz, Poltava et Tiraspol, il fallait bien que je me rende à l’évidence: autant le monde occidental a progressé, autant les nations de l’ancien Rideau de Fer semblent être retombées en plein Moyen-Age. La catastrophe minière qui vient de frapper l’Ukraine récemment, l’atteste à suffisance ».

« Je ne pourrais plus vivre en Ukraine »

Le Sporting, qui avait déjà grandement aidé Oleg Iachtchouk à son arrivée, en l’incorporant dans une habitation avec d’autres jeunes parlant la même langue que lui, se montra une fois de plus très chic en proposant aux parents de travailler pour le compte du club, au même titre que ce qu’ils avaient fait, dans le passé, avec la famille Stoica. Il est vrai que les rapports humains étaient plus étroits encore, dans le cas présent, puisque l’Ukrainien s’était mis en ménage, entre-temps, avec Murielle Collignon, la fille du directeur administratif du Comité des Jeunes du RSCA.

« Avec ses parents, c’est elle qui veillait sur nous à la rue Elskamp », précise Oleg Iachtchouk. « Je serai toujours reconnaissant à ce que Jean-Claude, son épouse Liliane et Murielle ont fait pour nous. Ils étaient aux petits soins, pour nous, tous les jours et ils ne manquaient jamais l’occasion, non plus, de nous faire découvrir la Belgique. De la mer du Nord au plus profond des Ardennes, nous avons multiplié les visites d’agrément. Au fil des ans, je me suis senti de plus en plus proche de ceux que je considérais comme mes parents, en Belgique. Et de leur fille aussi ( il rit). J’ai longtemps cru que l’élue de mon coeur serait une Ukrainienne, tant les filles sont bien là-bas. Mais Murielle, c’est le top. A mesure que le temps passe, je me surprends d’ailleurs à prendre de plus en plus mes distances avec mon pays natal. Ternopol, Lvov ou Kiev, c’est bien pour y passer une semaine de vacances. Je ne pourrais plus y vivre. Mes parents non plus, au demeurant. Mon père est aux anges en tant que responsable des terrains d’entraînement à Neerpede. Et ma mère a tout simplement repris le rôle de Murielle à la rue Elskamp. Pour eux, comme pour moi à mes débuts, le plus dur ce sont les jours sans football: ils ne trouvent alors pas à s’occuper. Heureusement, depuis onze mois, une petite Adeline est venue égayer notre couple. Inutile de dire que mes parents en sont fous. Leur bonheur serait total si toute la famille pouvait être réunie au grand complet en Belgique. Mais j’ai bien peur que ce souhait ne se matérialisera jamais. Ma grand-mère maternelle nous a rendu visite récemment. A 70 ans, c’était la première fois qu’elle quittait l’Ukraine. Elle est restée deux mois avec nous, puis elle est retournée, car l’appel du pays était trop fort. Mon autre grand-mère tient un langage similaire. Quant à ma soeur, elle préfère s’accrocher à son travail et à ses amis et connaissances à Ternopol. C’est son droit le plus strict, bien sûr. Mais elle ne sait pas ce qu’elle rate en Belgique ».

« Plus aucun joueur ne signe pour un an »

Oleg Iachtchouk, lui, s’est parfaitement adapté, aussi bien dans son cadre de vie que de travail. Résidant à Grimbergen, en périphérie bruxelloise, il projette d’ailleurs de construire une maison là-bas. Au plan sportif, une décision s’impose aussi, sous peu, en ce sens qu’il arrive en fin de contrat cette saison.

« J’ai cru comprendre, par l’entremise des journaux, que le Sporting était disposé à me faire rempiler pour un an et à reconsidérer cette durée pour peu que je sois épargné par les pépins d’ordre physique », dit Oleg. « Quoiqu’on ne m’ait encore rien dit à ce propos, je ne considère pas cette option comme idéale. A l’heure actuelle, plus personne ne resigne pour une période aussi courte. Dès lors, ou bien le club a réellement confiance en moi et me garde pour quelques années encore, ou bien il m’accorde ma liberté. Je comprends que, compte tenu de mes déboires, la direction ne veuille pas se prononcer hâtivement. Qu’elle sache, toutefois, que je ne suis pas pressé non plus. J’ai à coeur de prouver que mes ennuis appartiennent définitivement au passé. Aussi, pourquoi ne pas faire le point, dans quelques mois, au moment où le club et moi-même saurons à quoi nous en tenir exactement? Cette solution-là me paraît la meilleure ».

Bruno Govers

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