Chauffe Nenad, CHAUFFE !

Avant le choc de samedi prochain, à Belgrade, Jestrogoal nous reçoit chez ses parents, à Obrenovac.

Le meilleur buteur de D1 adore remonter les fleuves et les rivières de sa vie afin, à l’image des saumons, de revenir à l’endroit où tout a commencé pour lui.

 » Quand je mesure l’immense chemin qu’il a parcouru, une évidence saute aux yeux : je suis fier de Nenad « , affirme Desimir Jestrovic, 67 ans, le papa de l’artificier d’Anderlecht et de l’équipe nationale de Serbie & Monténégro.  » Pourtant, tout n’a pas été facile pour lui. Son premier club n’avait rien de commun avec les géants de chez nous que sont l’Etoile Rouge et le Partizan Belgrade. Quand on s’élance de là-bas, tout est quand même plus facile. Partir d’Obrenovac et aller aussi loin, il faut le faire « .

A Obrenovac, une commune de 40.000 habitants du grand Belgrade, à une bonne demi-heure de route de la capitale de la Serbie & Monténégro, tout respire le calme. L’existence s’écoule le plus tranquillement du monde. Cette région a eu sa part de misères et fut contrôlée durant des siècles par des envahisseurs hongrois, autrichiens, turcs, etc. Aujourd’hui, c’est le football qui y est à la une de l’actualité. La presse serbe & monténégrine a fait grand état de la décision du sélectionneur nationale de ce pays, Ilija Petkovic, de se passer des services de deux grands noms : Mateja Kezman (Chelsea) et Savo Milosevic (Osasuna) qui n’ont pas eu beaucoup de temps de jeu ces derniers temps. L’attaquant du club londonien n’a pas hésité à exprimer sa déception. Le coach de Belgrade est un homme réaliste et il est plus impressionné par la force de frappe de Nenad Jestrovic que par Mateja Kezman.

Desimir Jestrovic sait que l’heure est importante pour son fils mais il reste très calme :  » A Belgrade, on a surtout beaucoup parlé des gros problèmes de santé d’une des légendes du football de notre pays. Le prestige de Dragolav Sekularac avait largement dépassé le cadre de nos frontières dans les années ’50 et ’60. Je me souviens l’avoir vu terrasser l’équipe nationale d’Angleterre à lui tout seul. C’était un mélange de Pelé et de Garrincha. Ici, c’est un mythe. Pourtant, à un moment, il n’eut plus un dinar et c’est son ancien club, l’Etoile Rouge Belgrade, qui paya son opération au coeur. Tout va vite dans la vie et c’est encore plus le cas pour un footballeur. J’en parle parfois à Nenad. Il doit penser à sa famille, préparer l’avenir. Mais je sais qu’il est prudent, car tout est dur, et il ne vivra pas la même chose que le malheureux Dragolav Sekularac « .

 » Nenad, c’est moi qui l’ai fait…  »

Les parents de Nenad sont pensionnés. Quand ils ont le temps, ils se rendent dans leur maison de campagne, pas loin d’Obrenovac. Desimir l’a construite de ses mains et il y a planté un potager, un verger et quelques pieds de vigne. Zagorka, la maman de Nenad s’affaire, passe de la cuisine au salon, sert le café, propose des jus de fruits et les gâteaux qu’elle a préparés elle-même. Son sourire est celui d’une brave dame qui a trimé dur.

 » J’avais du boulot dans une grande usine chimique de la région « , avance- t-elle.  » Je devais me partager entre cette activité et la vie de la famille. Ce ne fut pas toujours évident mais il fallait passer par là afin de nouer les deux bouts. A l’époque, les mesures de prudence n’étaient pas toujours au point et ma santé en a certainement pris un coup « .

Elle indique son cou afin d’accentuer ses propos mais retrouve tout de suite son sourire et son optimisme.  » Nenad, c’est moi qui l’ai fait… « , affirme-t-elle dans un élan de fierté.  » N’est-il pas magnifique ? Mais j’ai un autre fils tout aussi gentil que lui : Predrag. Il gère un beau centre de fitness dans le centre de la ville. Il faut le voir, cela en vaut la peine « .

Par la fenêtre, on devine au loin une des cheminées d’une immense centrale thermoélectrique. Elle rappelle que Nikola Tesla fut une des plus grands pionniers dans le développement de l’énergie électrique. Au début du XXe siècle, ce savant de l’ex-Yougoslavie, qui était l’équivalent de l’Américain Thomas Edison, inventa les courants triphasés, les alternateurs à haute fréquence, l’induction magnétique, le transport d’énergie électrique en courant triphasé, etc.

 » Obrenovac compte la plus importante centrale électrique de tous les Balkans « , affirme Desimir Jestrovic. Le grand Nikola Tesla en serait très fier. La légende raconte que ce génie est mort sans le sou à New York en 1943. Ne vivant que pour ses recherches, il ne remarque pas que de grands noms profitaient de ses recherches ou s’appropriaient sa gloire. Durant la guerre de l’ex-Yougoslavie, les avions de l’OTAN larguèrent des bombes au graphite sur ce complexe industriel.

Desimir Jestrovic a bossé durant toute sa carrière dans une meunerie faisant partie d’une grande firme du secteur agro-alimentaire. A force de patience et de compétence, il devint l’adjoint du directeur.

 » Tout passe par le travail « , dit-il.  » Quand nous nous sommes mariés, nous n’avions quasiment rien. Je ne suis pas riche mais je suis heureux « . Son épouse rappelle un fait finalement assez récent :  » Au début des années 90, en plein conflit yougoslave, nous n’avions pas tous les jours de quoi manger. Un jour, Nenad me demanda ce qui était prévu pour le souper. Il ne me restait plus que trois pommes de terre pour nourrir ma famille, quatre personnes, quatre adultes. Trois pommes de terre, plus rien d’autre « .

Pour paraphraser Georges Brassens, il a alors fait faim dans la vie des Jestrovic. Nenad a heureusement pu s’alimenter dans son club de l’époque afin de franchir ce cap. De telles épreuves forgent le caractère.

Desimir préfère tourner la page mais ajoute :  » Nenad a parfois été frappé par la malchance alors que de belles récompenses l’attendaient : fracture de la malléole en passant de Mouscron à Anderlecht, blessure au genou en Ligue des Champions, bras cassé lors d’un contact avec Dejan Stankovic. Nenad est toujours revenu, plus fort qu’avant, car, en plus de son talent, il est doté d’un moral qui résiste à toutes les épreuves « .

Zagorka l’affirme non sans fierté :  » Il tient cela de moi « . Desimir ne dit rien. Pense-t-il la même chose ? Pas sûr Les parents de Nenad plongent avec nous dans les albums de familles. Les photos défilent, les souvenirs aussi.  » Predrag, le frère de Nenad, était le plus doué « , confirme Desimir Jestrovic.  » Tout permettait de croire qu’il vivrait une grande carrière. Mais Predrag était moins discipliné que Nenad. A un moment, il a laissé filer le football et s’est tourné vers d’autres activités. Il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus… Mais Nenad n’était pas né que pour le football. Ses études ne lui ont pas posé le moindre problème. Si le football ne lui avait pas permis d’avancer dans la vie, il serait devenu électricien ou… musicien. Nenad jonglait avec son accordéon. Je l’avais inscrit dans une académie de musique. Comme ce n’était pas gratuit, j’ai demandé à son professeur de me dire la vérité : Nenad avait-il du talent ou pas ? La réponse fut enthousiaste. Ses progrès ne se sont jamais démentis. Il jouait parfois avec un petit orchestre d’amis. Un accordéon, une guitare, une batterie et c’était parti. S’il n’avait pas opté pour le football, Nenad aurait certainement eu son orchestre. Il chantait bien aussi. Mais footballeur, c’est quand même mieux. Avant, les gens avaient plus d’argent, faisaient la fête. Maintenant, il y a d’autres priorités. La vie est chère, très chère, et il faut retourner chaque sou. Quand il y a une fête, tout le monde n’a pas les moyens de se payer un orchestre. L’inflation a parfois été terrible dans ce pays. La valeur de notre monnaie, le dinar, plongeait alors de minute en minute. C’était l’horreur. Nous avons conservé l’un ou l’autre accordéon de Nenad « .

Zagorka en trouve un dans la chambre de l’attaquant mauve. Il manque quelques touches mais cela ne lui pose pas trop de problèmes. Nenad se lance dans un morceau de musique folklorique serbe. Magnifique. L’accordéon occupe une place importante dans la musique slave. Chauffe Nenad, chauffe ! Zagorka et les siens apprécient. Pourtant, il y a quasiment 15 ans que Nenad n’a plus joué. Ambiance serbe, joie de vivre, beau moment de la vie. Bonheur tout simple. Tout le monde a de la nostalgie dans le regard en se souvenant du passé.

 » Nenad adorait la lutte gréco-romaine  »

Desimir et Zagorka cherchent en vain une photo de Nenad dans sa tenue de lutteur. A 12 ans, il était le numéro 2 en ex-Yougoslavie dans la catégorie des moins de 45 kilos.  » Il était même le plus fort en Serbie « , avance Desimir.

 » Nenad adorait la lutte gréco-romaine. Il était très doué. L’essentiel était qu’il pratique plusieurs sports avant de choisir sa voie. Je suis persuadé que la lutte lui a beaucoup apporté. Sur un tapis, il faut résister à son adversaire, profiter tout de suite de la moindre de ses erreurs, tenir le coup. Si Nenad est devenu un homme de rectangle, il le doit en partie à la lutte « .

Le tapis de lutte ressemble-t-il à la zone de vérité d’un terrain de football ? Peut-être. Autour du point de penalty, tout le monde joue des bras. Pas facile de faire une prise à Nenad.  » Un lutteur ne renonce pas facilement sur un tapis « , note Desimir.  » Il faut des jambes très solides. Sans la lutte, Nenad ne serait peut-être pas devenu un aussi bon attaquant « .

Desimir fut lui-même un bon attaquant. Il porta les couleurs de petits clubs régionaux avant de se tourner vers l’arbitrage à 38 ans :  » Le football était important chez nous. On en parlait sans cesse. J’emmenais souvent mes fils à l’Etoile Rouge Belgrade. Pourtant, et bien que Serbe, j’étais un grand supporter d’un club croate, Hajduk Split. J’adorais son style de jeu, son art de former des jeunes et de les lancer au bon moment. Hajduk Split était une mine de très grands talents. Je peux réciter par c£ur la composition de nos grandes équipes de clubs. A la maison, j’ai souvent expliqué les règles du jeu à mes deux fils. Beaucoup de footballeurs ne connaissent pas assez bien les lois de leur sport et cela peut provoquer des tensions évitables « .

A 16 ans, Nenad Jestrovic éclate dans le club de sa ville, Radnicki Obrenovac. Il marque des buts à la pelle, ne tarde pas à se glisser en équipe fanion. La D1 n’est pas loin. Nenad sort quelques photos d’une boîte à chaussures : service militaire, d’autres clubs : OFK Belgrade, Radnicki Pirot, l’équipe nationale Espoirs. A un moment, l’Etoile Rouge s’intéressa à lui. Un entretien fut même prévu à Belgrade. L’attente fut très longue dans les bureaux de l’ancien vainqueur de la Ligue des Champions. A un moment, Nenad se leva et pria son père de le suivre. Pour lui, c’était un manque de respect intolérable. L’Etoile Rouge venait de perdre un talent.

 » Quand il jouait à Radnicki Pirot, Nenad était adulé par le public « , se souvient Desimir Jestrovic.  » Pour les supporters, il était leur… tsar. Un beau compliment, n’est-ce pas ? »

Lille ne tarda pas à s’intéresser à lui. Il y signa un contrat en fin 1996-1997 mais n’y joua jamais en raison de la chute du cercle nordiste en D2. Quelques mois plus tard, il célébrait ses débuts en D1 avec deux inscrits pour Bastia face à Bordeaux. Il avait à peine 21 ans. Cet éloignement fut-il facile à vivre pour la famille Jestrovic ?  » Non, évidemment « , rétorque Desimir Jestrovic.  » Mais c’était son destin. Il avait fait un choix et devait aller au bout de ses ambitions « .

Le temps est venu de se rendre en ville. Devant l’immeuble à appartements de sa jeunesse, des gamins taquinent un ballon. L’imiteront-ils un jour ? Le stade de son premier club de football, Radnicki Obrenovac, a triste allure. La peinture s’écaille sur les murs. Tout a besoin d’être rafraîchi. Une tribune a été abandonnée par les maçons. Plus de fonds, plus de projets d’avenir. Nenad semble étonné, comme surpris de constater que tout a commencé aussi loin de Bastia, de Metz, de Mouscron et d’Anderlecht. Les gens le reconnaissent et le saluent. Son émotion est encore plus visible quand il se retrouve dans la cour de récréation de l’école primaire Jovan Popovic. De l’autre côté de la rue, une belle église orthodoxe attend sa visite. Après avoir vécu sous la botte communiste, la Serbie est libre de vivre sa foi.

 » J’adore me recueillir dans l’église russe d’Uccle  »

 » Je suis très croyant « , reconnaît Nenad Jestrovic.  » Mais c’est une affaire très personnelle. Je n’en parle pas souvent, cela ne concerne que moi. A Bruxelles, j’adore me recueillir dans la magnifique église orthodoxe russe d’Uccle. Il m’arrive de prier dans une église catholique ou un temple protestant. Dieu est partout pour ceux qui veulent aller à sa rencontre. Cette certitude m’apaise et cela m’a permis de rester solide alors que je souffrais « .

Cette saison, il fut victime d’une méchante fracture du bras en Ligue des Champions et refusa l’opération. Soigné à Bruxelles, il fut aussi pris en charge par un guérisseur serbe de Belgrade.  » Physiquement, il ressemble un peu au Christ mais ce n’est pas Dieu « , précise-t-il tout de suite.  » Il n’y a qu’un seul Jésus-Christ. En Serbie, tous les footballeurs le consultent en cas de fractures. Il prépare des mélanges de plantes dont il confectionne une espèce de plâtre. Cela a facilité ma guérison. Sans une rechute en match des Réserves, où un adversaire me toucha au bras, je serais revenu plus vite. Je sais que tout le monde n’a pas apprécié ma façon de me soigner mais j’ai fait les bons choix. En automne, alors que je n’avais que trois ou quatre buts à mon actif, j’avais pris le pari que je serais le meilleur buteur de D1 en fin de saison. J’ai relevé ce défi. J’en suis fier. C’était important pour moi. J’avais terminé deux fois deuxième réalisateur de D1, il n’était pas question de revivre cela « .

Nenad Jestrovic est redevenu l’Orient Express de la D1 belge sous la direction de Franky Vercauteren. Le chapitre Hugo Broos est terminé pour lui. Le renard argenté l’a fait venir à Mouscron, ce qui lui a permis de lancer sa carrière. Jestrogoal ne l’oubliera pas : il a marqué beaucoup de buts pour lui à l’Excelsior et au Sporting. Mais leurs relations se compliquèrent par la suite.

 » Je ne veux pas revenir sur tout cela « , dit-il.  » Cela n’a plus la moindre importance. Il parlait à tort et à travers dans la presse. C’était souvent très étonnant mais c’est son problème, plus le mien. L’ambiance a beaucoup changé avec Franky Vercauteren. Il a une vision claire des choses, sait tout, note tout, retient tout. Tactiquement, Franky est très fort. Il y avait longtemps que nous n’avions plus autant travaillé le jeu de position. C’est toujours intéressant. Anderlecht est redevenu un vrai grand « .

La semaine passée, les Mauves ont frappé un premier coup sur le marché des transferts en embrigadant Marius Mitu. Jestrovic applaudit des deux mains mais qu’en sera-t-il de son futur à lui ? Des clubs anglais, dont Portsmouth, Bolton et Sunderland, le pistent avec attention. Bordeaux le courtise. Mais l’intérêt le plus vif émane probablement du PSG. Les Parisiens en ont assez de joueurs ne résistant pas à la pression. Jestrogoal s’en nourrit, adore répondre aux attentes du public. Sera-t-il Parisien la saison prochaine ?

 » Je suis un homme poli et j’écoute toujours ceux qui ont quelque chose à me dire « , précise-t-il.  » Je sais qu’Anderlecht est aussi un grand club. Certains s’en rendent compte quand ils ont changé d’air. J’ai encore un contrat de deux ans mais tout peut évoluer dans tous les sens. Le football professionnel est souvent imprévisible. A l’heure actuelle, il me semble que je serai toujours à Anderlecht la saison prochaine « .

La visite à Obrenovac se termine par le verre de l’amitié chez Predrag, le frère de Nenad. A la télé, il est question de Serbie & Monténégo-Belgique. La presse évoque l’optimisme d’Ilija Petkovic, le coach serbe & monténégrin.

 » Ce ne sera pas facile « , lance Desimir Jestrovic.  » J’aime beaucoup la Belgique. J’ai visité Bruxelles. C’est beau. Anderlecht a un beau stade, un bijou. Je sais que mon fils est très apprécié dans son club. Le public affectionne son style, son ambition, son travail. Cela me fait chaud au c£ur « .

Pierre Bilic, envoyé spécial à Obrenovac

 » S’il n’avait pas opté pour le football, Nenad aurait CERTAINEMENT EU SON ORCHESTRE  » (Le père)

 » Il ne me restait plus que TROIS POMMES DE TERRE pour nourrir ma famille  » (La mère)

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