« Ce n’est pas le talent qui distingue les pilotes mais la sérénité »

Le pilote allemand, triple champion du monde, évoque sa rage de vaincre, sa vie en dehors des circuits et les stratégies de course dignes des supermarchés.

Nous souhaiterions vous parler de défaites. Sebastian Vettel : Allez-y. Vous souvenez-vous de l’impression que confère une défaite ?

Naturellement. Vues de l’extérieur, mes dernières saisons ont été couronnées de succès. Pourtant, j’ai dû m’accommoder de plusieurs revers.

Quel genre de perdant êtes-vous ?

Dans les premiers moments, je ne suis pas des plus agréables, qu’il s’agisse de la F1 ou d’un autre domaine. Même quand une partie de Monopoly ne se déroule pas comme je le veux, je me fâche.

Vous faites voler le jeu de la table ?

Quand même pas mais il arrive que mes compagnons de jeu sentent ma colère, même si elle ne dure pas. Après, je me demande comment j’ai pu me laisser aller : ce n’est qu’un jeu ! Mais je pense qu’il est très important pour moi d’avoir un orgueil bien placé. Je ne me contente jamais des accessits.

Quelle a été la pire défaite de votre carrière ?

Celle de 2009, quand j’ai perdu mes chances au sacre mondial dans l’avant-dernière course. J’ai été convaincu de réussir jusqu’à ce moment. Franchir la ligne d’arrivée et réaliser que mon rêve s’était effondré a donc été particulièrement pénible.

Vous n’aviez que 22 ans et beaucoup d’observateurs étaient certains que vous atteindriez votre objectif un jour.

À ce moment, je me suis demandé si je ne venais pas de gâcher la seule chance que je recevrais. J’étais triste et déçu.

Depuis, vous avez été sacré champion du monde chaque année. Que vous est-il arrivé après votre défaite de 2009 ?

Ma victoire dans le dernier Grand prix m’a permis d’achever l’année en beauté. J’ai donc abordé la trêve d’une façon positive, optimiste : je ferai mieux la saison prochaine ! J’ai décidé d’améliorer ma préparation hivernale car je voulais comprendre pourquoi je n’avais pas réussi à remporter le titre. J’ai étudié avec minutie tous les motifs possibles et imaginables, de concert avec l’écurie. La défaite de 2009 m’a aidé à devenir champion du monde l’année suivante.

Michael Schumacher a raté son comeback. Il affirme que cet échec a affirmé sa personnalité et qu’il est devenu très serein. Pouvez-vous le comprendre ?

Oui mais il ne faut pas oublier ses nombreux succès. Michael reste un phénomène de notre sport et le bilan de son retour n’écorne pas son palmarès.

 » Je ne m’autorise pas à penser que je suis fantastique  »

Triple champion du monde, êtes-vous devenu plus serein également ?

Je l’étais déjà après mon premier titre. J’avais prouvé que j’étais capable d’atteindre le sommet. Je ne peux imaginer plus beau sentiment que cette prise de conscience. Par la suite, je n’ai plus été obligé d’attendre trop de moi-même si le monde extérieur n’a cessé de placer la barre plus haut. Mais c’était assez agréable.

Cela ne vous oppresse absolument pas ?

Je me suis trouvé un leitmotiv : je ne suis jamais aussi bon ni aussi mauvais que les gens le disent. Je ne m’autorise pas à penser que je suis fantastique. J’ai besoin de cet équilibre. J’appréhende mes succès avec réalisme. Du coup, je ne suis pas au trente-sixième dessous quand ça va moins bien.

Les crises sont inhérentes à toute carrière sportive : éclosion, chute et remontée. Votre carrière suit une courbe ascendante, jusqu’à présent. Redoutez-vous le jour où cette tendance s’inversera ?

Je n’en ai pas peur. Peut-être ma vie a- t-elle été un peu trop facile jusqu’à présent mais je suis conscient que cela ne sera pas toujours comme ça. La Formule Un ne cesse de muter, la technologie se développe sans arrêt, beaucoup de facteurs ont un impact sur mes chances. Quand on s’habitue au succès, on est vite dépassé.

Le champion reçoit une coupe. Depuis 2010, le trophée est dans votre cuisine…

Plus maintenant. J’ai enfin fait installer une vitrine convenable. Jusque-là, il était sur la table parce que je ne lui trouvais aucune place.

Vous avez déclaré l’avoir déposé là parce que vous aimiez le contempler.

Je le vois tout aussi souvent maintenant. Je passe devant tous les jours quand je suis à la maison mais je ne le regarde pas chaque fois.

Au fond, remarquez-vous encore cette coupe ?

Oui. C’est comme un tableau qu’on a accroché au mur depuis un certain temps. On ne le regarde plus constamment, même s’il reste superbe. Parfois, je m’arrête devant, je me penche et je parcours la liste des noms gravés dessus. Tous les champions du monde depuis 1950, de Giuseppe Farina à Ayrton Senna jusqu’à moi. C’est un moment de fierté que je savoure seul.

Et à la fin de votre carrière, si votre vitrine est vide, parce que vous aurez dû céder le trophée à un autre pilote ?

Ce serait moche. Je dois donc faire en sorte de le conserver. Cette vitrine est finalement un défi permanent.

 » J’éprouve plus de plaisir quand il y a un enjeu  »

Vous adorez jouer au football, vous jouez au backgammon avec Bernie Ecclestone, le patron de la F1, badminton avec votre coéquipier finlandais Kimmi Räikkönen et vous êtes supporter de l’Eintracht Francfort. Tout ne tourne-t-il pas autour de la victoire et de la défaite, dans votre vie ?

Pas à ce point. J’aime le sport et la compétition en fait partie. J’éprouve plus de plaisir quand il y a un enjeu.

Imaginez-vous la situation suivante : vous faites la file au supermarché. À côté de vous, une autre caisse est ouverte. Vous y précipitez-vous ?

Ça dépend.

De quoi ?

Quand on est seul, on doit se demander si cela ira vraiment plus vite à l’autre caisse. Quand on est à deux, on peut envoyer l’autre à cette caisse et rester dans la file. On double ainsi ses chances de succès. En plus, ça dépend de l’ampleur des courses. Si le chariot est plein, on se déplace plus lentement et on se retrouve à l’arrière de la nouvelle file. Je dois dire que dans ce genre de moments, je reste assez détendu.

Vraiment ? Nous avons pourtant l’impression que la compétition domine votre vie.

Pas ma vie privée, pour autant que je ne joue pas au Monopoly ou au badminton. En rue, par exemple, je ne cherche pas à dépasser la voiture qui me précède avant que le feu ne passe au rouge. Je ne me distingue pas.

Comment vous détendez-vous ?

C’est très simple. Pendant la trêve hivernale, je séjourne dans mon ancienne ferme en Suisse. Je fais la grasse matinée et je prépare moi-même mon déjeuner.

C’est tout ?

La saison de Formule 1 se déroule de mars à novembre. C’est très long. Je reprends le collier à la mi-janvier, quand le véhicule est préparé, et en fait, ma saison s’étend jusqu’à la Noël, à cause de toutes sortes d’obligations, de réceptions, etc. Prendre l’avion, dormir à l’hôtel et passer au buffet du petit-déjeuner, c’est mon quotidien. C’est pour cela que j’ai envie de tranquillité.

Cessez-vous alors de penser à la F1 ?

Je commence à y parvenir. J’ai compris que j’ai besoin de prendre mes distances pour me régénérer et refaire le plein d’énergie. Ce n’est pas le talent qui distingue les pilotes de F1 les uns des autres. Personne n’a gagné sa place à la Loterie, nous sommes tous capables de piloter. Tout se joue dans la tête. Pour être alerte dans les moments décisifs, j’ai besoin de moments de détente, durant lesquels la qualité prime la quantité.

 » Je n’ai pas la moindre envie de m’épancher toutes les 10 minutes  »

Vous habitez loin de tout, vous collectionnez les disques des Beatles, vous dédaignez Twitter et Facebook. En dehors de votre sport, menez-vous une existence de pensionné ?

C’est formulé de manière plutôt excessive. Je sors quand même de chez moi. Je fais la même chose que les gens de mon âge, je rencontre mes amis, j’entreprends des choses avec eux. Je n’ai pas de hobbies extravagants, même si c’est ce qu’on attend d’un pilote automobile. En ce qui concerne Facebook et Twitter, franchement, ça ne m’intéresse pas. Je n’ai pas la moindre envie de donner de mes nouvelles au monde toutes les dix minutes. J’attache plus d’importance aux contacts personnels.

Si vous aviez des sponsors personnels, vous pourriez encaisser des millions en plus. Pourquoi apparaissez-vous aussi rarement dans des publicités, en dehors de la F1 ?

J’ai la chance de bien gagner ma vie. Ai-je vraiment besoin d’encore plus d’argent ? Les obligations coûtent du temps. Je préfère consacrer celui-ci à mes loisirs.

Vous possédez votre diplôme d’humanités. La plupart des jeunes de votre âge poursuivent leurs études, passent éventuellement quelques semestres à l’étranger et de nouveaux horizons s’ouvrent à eux. Vous voyagez certes beaucoup mais vous restez dans l’univers clos de la F1. N’enviez-vous pas vos anciens camarades de classe et leur liberté ?

J’ai tiré le gros lot et je suis très satisfait de ce que je fais. La vie normale ne m’est pas étrangère. Mes amis mènent la vie que vous venez de décrire. J’essaie de prendre le temps de regarder autour de moi. Par exemple, quand je suis en Australie, pour le début de la saison à Melbourne, je visite chaque fois un autre quartier de la ville, au hasard. Mais je n’applique pas un strict programme de visites, pas plus que je ne visite chaque temple d’un pays exotique.

Parfois, la F1 se heurte aux réalités du monde. Il y a deux ans, des émeutes ont secoué Bahreïn et le Grand Prix a été annulé après maintes discussions. L’année dernière aussi, des troubles ont fait l’actualité, rejetant le GP dans l’ombre. Ce genre d’événements vous insuffle-t-il l’envie, la curiosité d’étudier les pays que vous visitez ?

Je suis d’un naturel ouvert. J’avais compris l’enjeu des troubles à Bahreïn. Mais nul ne peut exiger que les pilotes prennent des décisions, qui reviennent en fait aux politiciens.

Jadis, les pilotes étaient considérés comme des sauvages qui faisaient la fête, s’enivraient et fumaient. Sur le podium d’Abu Dhabi, vous avez dit  » fuck you « , Räikkönen  » shit « . Le monde automobile vous a cloués au pilori. N’avez-vous plus le droit de dérailler de temps en temps ?

C’est comme ça dans beaucoup de sports. Les skieurs ont également changé. Le sport s’est professionnalisé.

 » Nous ne sommes pas des robots  »

Vous avez réagi en disant que les âmes sensibles pouvaient changer de chaîne et choisir un programme pour enfants.

Parce que je ne vois pas où se trouve le problème. Le sport est fait d’émotions. Nous ne sommes pas des robots. D’un côté, on nous reproche de ne plus avoir de caractère mais quand quelqu’un s’exprime rudement, boit une bière ou fume une cigarette, on le démolit. Cela fait le tour du monde parce qu’il faut bien alimenter internet. Ce qui est exact ou pas semble accessoire. Tout ce qui compte, c’est que ce soit nouveau et que cela excite suffisamment de gens.

Comment gérez-vous ça ?

Je ne m’énerve pas car cela ne sert à rien. Je fais certaines choses de manière discrète, pour que le monde entier ne s’en aperçoive pas.

Quoi, par exemple ?

Malgré le risque de blessures, je m’octroie le plaisir de skier. Cela me donne de l’énergie, de la force et cela me fait du bien.

Mais le ski n’est pas précisément une action socialement incorrecte.

Quand il faut vider une querelle, je ne me tourne pas vers la presse, ni Facebook ni Twitter mais vers la personne concernée. Quand je me suis attrapé avec quelqu’un, il est rare que j’aille me poster devant une caméra pour dire : – Quel idiot, celui-là ! D’ailleurs, cela me coûterait un buzz de deux semaines.

Kimi Räikkönen est déjà tombé du toit d’un yacht, en état d’ébriété, et personne ne s’en est offusqué. À son retour en Formule 1, il y a un an, on a plutôt dit : – Enfin, voilà un vrai homme. Cela vous réjouit-il ?

Je l’apprécie énormément. Quand il n’a pas envie de faire quelque chose, il ne s’en cache pas. J’apprécie beaucoup le fait qu’il soit le même en privé, même si certains le trouvent parfois bizarre.

PAR LUKAS EBERLE ET DETLEF HACKE – PHOTOS: IMAGEGLOBE

 » Quand on s’habitue au succès, on est vite dépassé.  »

 » Je préfère consacrer mon temps libre aux loisirs qu’à des obligations rémunérées.  »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire