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CASANOVA SUR LA VIA ROMA

 » La San Remo, c’est comme la femme de ta vie : si elle te séduit, tout change.  » Il y a quinze ans, sur la Via Roma, Mario Cipollini la regardait dans le blanc des yeux.

Il y a très longtemps, à l’époque où la route n’était pas encore asphaltée et où le monde du cyclisme n’avait pas encore découvert le Poggio et la Cipressa, le Passo del Turchino était le juge de paix de Milan – San Remo. Depuis la première édition, en 1907, c’est au sommet de celui-ci (532 m) que se situe le toit de la Classicissima. Après le tunnel, on plonge par le flanc le plus escarpé vers la riviera des fleurs. C’est alors que commence le jeu de deux cents coureurs qui veulent se placer dans le triangle des Bermudes du peloton.

Le Turchino est la côte de Milan-San Remo la plus proche de Toscane : aller-retour, ça représente un peu moins de 400 km. Pour Vivaldo Cipollini, chauffeur routier de profession, c’est la routine. Chaque année, il est présent au rendez-vous. C’est là qu’il initie son fils Mario à la magie de la San Remo. Cette excursion devient encore plus intense lorsque Cesare, le frère aîné de Mario (il a neuf ans de plus que lui), signe un contrat professionnel et participe à l’épreuve.

En 1982, la grêle s’abat sur le Turchino. Cesare est signalé dans le groupe de treize dont sera issu le vainqueur, Marc Gomez. Mais papa Vivaldo et Mario ne voient pas leur coureur. Il a été le premier lâché. Le coeur de Vivaldo saigne. Lorsque toute la caravane est passée, il remonte dans sa voiture. Pour tenter de rendre le sourire à son père, Mario brise le silence et jure :  » Papa, un jour, je gagnerai cette course pour toi.  »

PAS FAIT POUR MILAN-SAN REMO

Alors adolescent, Mario sait ce que courir à vélo signifie puisqu’il a commencé à le faire lorsqu’il avait sept ans. Il a déjà l’habitude de gagner également. Chez les jeunes, c’est même lui qui fait la loi, avec 125 victoires. La vitesse, c’est son destin.

En 1989, Cipo effectue ses débuts professionnels chez Del Tongo, aux côtés de Maurizio Fondriest, champion du monde à Renaix, et de son frère Cesare, qui entame son avant dernière-saison et n’a jamais fait mieux qu’une 44e place à Milan-San Remo. Néo-pro, Mario remporte directement une étape du Giro. Jusqu’à la fin de sa carrière, en 2005, le Toscan remportera au moins une épreuve de l’UCI par an. Dix-sept années de succès. Depuis l’introduction des catégories UCI, en 1984, personne n’a jamais fait aussi bien.

Sur les capi qui longent la Via Aurelia en direction de San Remo, le mètre nonante et le corps musclé de Cipollini constituent plutôt un handicap. Difficile de croire qu’il pourra un jour tenir la promesse qu’il a faite à son père.  » J’étais un sprinter, costaud mais lourd. Je n’étais pas fait pour une course comme Milan-San Remo. Je dépensais beaucoup d’énergie en essayant de suivre dans les côtes. Ce n’est pas un hasard si un coureur comme Marcel Kittel, qui me ressemble beaucoup, n’a jamais pris part à la Classicissima.  »

De plus, dans ces années-là, l’arrivée est jugée sur le Corso Cavalotti, à un kilomètre à peine du bas du Poggio, où les puncheurs restent en tête. En 1994, le retour sur la Via Roma fait renaître l’espoir. Cette année-là, pour la première fois, Cipollini monte sur le podium : il remporte le sprint pour la deuxième place. A 20 secondes de Giorgio Furlan, une éternité dans la Primavera.

UN TRAIN RÉVOLUTIONNAIRE

Lorsque le peloton a enfin trouvé une formule pour maîtriser les attaquants, un nouveau problème surgit en la personne d’Erik Zabel. Intrinsèquement, l’Allemand n’est pas plus fort que l’Italien mais il est plus complet. En cinq ans de temps, il va remporter quatre fois Milan-San Remo et terminer une fois deuxième.

Pendant son règne, Cipollini déclare au magazine italien TuttoBici :  » La San Remo reste la course de mes rêves. C’est la première course que j’ai vue avec mon papa. Je me rappelle l’endroit dans le Turchino où nous prenions place pour voir passer les coureurs. Chaque fois que je passe devant, mon coeur bat plus vite. Milan-San Remo est mon objectif principal. J’ai déjà terminé une fois deuxième et le nivellement des dernières années a offert de nouvelles possibilités aux sprinters.  »

Mais les années passent et, à l’entame du 21e siècle, Cipollini semble proche de la pension. De plus, qu’a-t-il encore à prouver ? Il a déjà sa place au panthéon des plus grands sprinters de tous les temps. Il Re Leone (le roi Lion) a révolutionné le sprint. Avec l’équipe Saeco, il a développé à la perfection le train de sprinters initié par les équipes de Peter Post : quelques locomotives augmentent progressivement la vitesse, faisant en sorte que plus aucune équipe ne puisse prendre les choses en main. Une fois Cipollini lancé, il est trop tard. En fait, il est plus difficile de prendre la roue du Magnifico que de disputer le sprint, tant l’hégémonie du Rik Van Steenbergen italien est grande.

LA GOUTTE D’EAU

Pourtant, le roi de la dernière ligne droite ne se sent pas apprécié à sa juste valeur. Il est le meilleur sprinter mais il n’est qu’un sprinter. Une image qu’il a construite lui-même en abandonnant chaque année au Tour dès les premiers lacets. Il n’est jamais allé au bout de la plus grande course du monde. A la mi-juillet, sa saison était terminée et il faisait bronzette sur la plage.

A un certain moment, la direction du Tour en eu assez et n’a plus invité son équipe. Humiliation suprême. Une victoire dans la Classicissima doit lui permettre de prouver qu’il est bien plus que celui qui a remporté douze étapes du Tour mais n’a jamais franchi un sommet.

En 2001, Cipollini et son armada déboulent sur la Via Roma et peuvent sprinter pour la victoire. C’est la chance de sa vie mais le train déraille.  » Dario Pieri et Biagio Conte dormaient. Ce dernier devait emmener le sprint pour moi mais il a négligé sa tâche et a sprinté pour la quatrième place. J’ai dû tout faire moi-même, j’étais enfermé par Jo Planckaert et Romans Vainsteins.

Malgré cela, j’ai effectué une remontée remarquable et j’ai terminé… deuxième derrière Erik Zabel. Une deuxième place qui m’a fait tellement mal qu’à la fin de la saison, j’ai décidé de quitter Saeco. Ce Milan-San Remo fut la goutte d’eau qui faisait déborder le vase.  »

SAPÉ COMME UN PRINCE

Cet hiver-là, Cipollini passe chez Acqua e Sapone. Son compagnon de chambrée, Mario Scirea, est le seul coureur de l’équipe Saeco à le suivre. La tenue zébrée extravagante de la nouvelle équipe a été conçue par le designer de mode toscan Roberto Cavalli. Elle sied parfaitement à Cipo qui, comme tout gentleman italien, a la classe.

Un jour, dans sa villa de Lucca, le beau Mario nous montre même son dressing. Impressionnant. Tous les vêtements sont parfaitement ordonnés, on se croirait dans un magasin. Une autre fois, après la deuxième de ses trois victoires au classement au point du Giro, il monte sur le podium dans un smoking blanc signé Corneliani. Comme s’il allait à un mariage.

Comme Peter Sagan aujourd’hui, le charismatique Cipollini colore un milieu cycliste plutôt conservateur. Sur son guidon, il a collé une photo de Pamela Anderson. Il introduit également une nouvelle mode en étant le premier à adapter la couleur de son cuissard, de ses gants, de ses chaussettes et de son vélo à celle de son maillot de leader.

Une autre fois, il apparaît dans un cuissard au design stars and stripes, un maillot tigré ou un équipement qui représente l’intérieur du corps humain. Il fait des podiums de départ et d’arrivée un véritable vestiaire. Sur le podium du Giro, il fait le show en portant un maillot de Ronaldo, alors joueur de l’Inter. Son apparition sur le Tour, déguisé en empereur romain, est légendaire. Il se comporte comme une véritable star de cinéma.

PLUS QU’UN COUREUR

Cipollini est bien plus qu’un coureur. Il Re Leone devient une marque et apparaît dans d’étonnantes publicités. Il pose en mousquetaire aux côtés d’une femme nue pour la marque de chaussures Northwave, se déshabille et ne garde que les chaussures de sport pour Reebok. Il est aussi le premier coureur cycliste à faire la une du magazine féminin Vogue.

Son côté glamour prend le pas sur l’aspect sportif. Il est devenu un sex-symbol, le Casanova du peloton. Mais son succès auprès de la gent féminine cache un drame : la femme de sa vie lui a déjà dit non à treize reprises.

C’est donc en maillot zébré que, le samedi 23 mars 2002, à 35 ans, il tente pour la quatorzième fois de séduire la San Remo. Dans l’une de ses poches arrière, il emporte un talisman : une photo du défunt commentateur de télévision Adriano De Zan. Elle lui a été remise par le fils de celui-ci peu avant le départ à Milan. De plus, Super Mario a une arme secrète : Giovanni Lombardi, arrivé à l’entresaison de l’équipe Deutsche Telekom, où il emmenait les sprints pour… Erik Zabel.

A 120 kilomètres de l’arrivée, Cipollini se rend auprès de la voiture de son directeur sportif.  » Aujourd’hui, je vais vous faire plaisir « , dit-il. Peu avant le Capo Berta et sa descente redoutée, les équipes Acqua e Sapone et Telekom contrôlent le groupe de fuyards. Suite à une chute, Zabel se retrouve dans le troisième peloton : il ne reviendra plus.

PORTE DE STARGATE

Entre-temps, Cipollini tient remarquablement son rang dans les côtes. Au moment où Paolo Bettini démarre dans le Poggio, il se sent si bien qu’il envisage même de prendre sa roue.  » J’avais toujours rêvé de remporter une course en étant détaché. J’avais assez de force pour répondre à l’attaque de Bettini mais le risque était trop important et je savais que mon équipe était très forte.

MassimilianoGentili a bouché le trou, GuidoTrenti a lancé notre train à 600 mètres puis Lombardi est entré en action. A 350 mètres, j’ai démarré. C’était un peu loin mais j’ai prié Dieu de me donner suffisamment d’énergie pour franchir la ligne en premier. Ce jour-là, ma carrière a pris une nouvelle dimension. Pour moi, cette ligne d’arrivée est la porte de Stargate.  »

Cipollini est, après Andrei Tchmil, le deuxième vainqueur le plus âgé de la Primavera. Directement après l’arrivée, comme après chaque course, ses pensées vont vers son père, Vivaldo.  » Malheureusement, à cause de son accident (une chute sur la tête lors d’une sortie cyclotouristique, ndlr), papa n’était plus tout à fait sain d’esprit mais ma soeur m’a appris que que quand j’ai gagné Milan-San Remo, il était quelque peu conscient et a levé les bras au ciel.  »

Vivaldo mourra en 2010. Mario avait quitté son épouse Sabrina en 2005 après 12 ans de mariage mais il ne tournera jamais le dos à la femme de sa vie.  » Au départ, ma victoire semblait être une belle manière de terminer l’aventure à San Remo mais les années suivantes, à l’arrivée du printemps, je ne pouvais résister à l’appel de cette course exceptionnelle. Même si je n’allais plus jamais gagner, la Via Roma dont mon père parlait sans cesse m’est toujours restée dans la tête.  »

PAR BENEDICT VANCLOOSTER – PHOTOS BELGAIMAGE

Entre 1989 et 2005, Mario Cipollini a remporté au moins une épreuve de l’UCI par an. Personne n’a jamais fait aussi bien.

Il a remporté 12 étapes du Tour mais n’en a jamais terminé un seul. Pour un sprinter comme lui, les cols, c’était pas son truc.

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