Carteus. In memoriam.

Le hasard ne fait pas toujours bien les choses, il te les renvoie parfois en pleine tronche comme un boomerang. Voici 15 jours, je choisissais Carteus pour clore ma bafouille concernant Wanze. Et le jour de la parution, j’apprenais par les quotidiens le décès du grand Pierre, une des trois idoles de mon adolescence. Les deux autres étaient Beckenbauer et Van Hanegem, mais laissons-les de côté aujourd’hui, eux ont toujours bon pied bon oeil. A chaque jour suffit son deuil, chaque peine en son temps…

Coup de vieux, coup de blues, coup bas, trouille sur le coup. Carteus est né en 1943: c’est aussi l’année de naissance de Van Himst, de Vermeyen, de Polleunis, comme si les jeunes mères belges avaient décidé cette année-là d’enfanter des n°10 de classe pour conjurer l’Occupation! 60 piges, ce n’est pas un bel âge pour mourir, vu que j’ai à peine dix ans de moins. Et la « mort subite » m’apparaît soudain pouvoir être autre chose qu’une gueuze ou qu’un winning-goal, ça n’est pas marrant du tout… 1943, c’est aussi l’année de naissance d’ Hallyday et Jojo pète toujours de santé, lui qui a beaucoup moins joué au foot, lui qui a fait de son corps de bien plus grosses folies ! Carteus « s’est éteintdes suites d’une longue maladie » comme le veut la formule, les formules de la mort sont éculées comme celles du foot… Eh merde: Carteus, l’homme des ouvertures lumineuses, celui par lequel Raoul Lambert tagadagadait si bien, était trop jeune pour s’éteindre, c’est injuste, je connais des vivants qui ont 25 ans de plus. Jean-Paul II par exemple: à l’égard duquel Dieu, en s’entêtant à ne pas vouloir le retirer du jeu malgré sa méforme, fait preuve d’un favoritisme éhonté…

1967. J’avais 15 ans, Carteus 24: l’écart est devenu pas grand-chose, mais j’étais alors un ado et il était un géant. Plus exactement, j’avais décidé que ce serait mon géant. Pourquoi cette nécessité adolescente de s’identifier à quelqu’un, de l’admirer sans restriction, de focaliser sur lui? Parce que sans modèle, comme gamin, t’es rien: que ce soit un footballeur si tu es tombé en amour avec le foot, un chanteur si tu y es tombé via le hit-parade, un acteur si ça s’est passé un dimanche au ciné… Mais sans idole pour t’ébahir, pas de rêve, pas de moteur, pas d’envie, pas d’avenir! Alors, pourquoi Carteus? Pourquoi me suis-je institué clone du grand Pierre et chantre de ses qualités, dans les cours de récré où l’on papotait foot quand on n’y jouait pas? Pourquoi ce Renaisien lointain vu que j’étais alors supporter d’Anderlecht, que la Wallonie était rouche et que Bruges n’était pas encore  » troisième Grand »? Réponse facile, divan et psy superflus, je vois tout seul clair dans mon jeu d’hier.

Stratèges, cerveaux, créateurs, les « meneurs de jeu » étaient encensés comme tireurs de ficelles …et c’était mieux d’être tireur que tiré: seuls comptaient donc les « n°10 » mythifiés via Pelé, les autres postes en devenant presque méprisables… Dans ce contexte, choisir Van Himst, c’eût été faire comme tout le monde: j’ai donc découvert à Bruges un grand gars baraqué qui trottinait léger, toisant l’aire de jeu d’un regard supérieur, dont on louait l’élégance et la vista quand tout baignait, dont on stigmatisait le lymphatisme et la lenteur quand tout foirait. Ca m’allait: j’étais grand pour mon âge, j’étais lent, j’avais une bonne passe, je m’imaginais élégant, Carteus devenait chaussure à mon pied. Comme moi il avait la guigne, pas plus que moi il n’était reconnu à sa juste valeur: car Bruges terminait tout le temps deuxième du championnat tandis que chez les Diables, Pierre n’était qu’une doublure jamais utilisée de Polleke l’inamovible! Génie méconnu. Je l’ai donc adoré.

Je lui devais ces lignes, il a peuplé mes rêves. Je sais pourtant que je ne faisais pas hier la bonne balance, que l’élégance n’est pas l’efficacité dans ce jeu où seule la victoire est jolie. Carteus m’énerverait sans doute aujourd’hui comme Stoica et d’autres…mais je ne suis pas sûr d’avoir gagné au change en m’imaginant avoir gagné en lucidité! Et je donnerais gros pour une cassette des grandes oeuvres de Pierre Carteus, du temps de mon âge tendre et de ma tête de bois.

La mort subite paraît soudain pouvoir être autre chose qu’une gueuze ou un winning goal

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