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Que se passe-t-il dans la tête de Remco Evenepoel?

Samedi, près de neuf mois après « La Chute », Remco Evenepoel (21 ans) entame son premier Giro. Avec un corps rétabli et une autre mentalité: l’homme est devenu plus sage, mais sans perdre sa motivation. Que se passe-t-il dans la tête de Remco? Visite guidée dans la psyché du prodige belge.

L’adulte qui relativise

 » Life is a time trial. » C’est un des slogans qui frappent les t-shirts de la ligne de vêtements de Remco Evenepoel chez ZEB. « Tout le monde est en quête de structure et pourtant, la vie est souvent chaotique. Comme dans un contre-la-montre. Vous avez beau le préparer minutieusement, le moindre petit problème peut tout gâcher », a déclaré Evenepoel lors du lancement de la collection.

Ce chaos, il l’a connu après son plongeon dans un ravin, le 15 août 2020, lors du Tour de Lombardie. Un événement tragique qui a stoppé sa carrière fulgurante pour de longs mois. Il a d’abord dû passer des semaines allongé, avant d’entamer sa revalidation avec un peu trop d’enthousiasme et d’en subir le contre-coup. Ensuite, après une nouvelle période de repos, il a repris l’entraînement en prévision du Giro. Plus tard qu’il ne l’avait espéré, mais fort de leçons qui l’aideront à aller encore plus loin, à long terme.

Avant « La Chute », il se concentrait trop sur le cyclisme, selon ses propres dires. Le Brabançon est devenu trop égoïste, comme il l’a reconnu en février 2020, après sa victoire au Tour d’Algarve. « Je suis conscient de ne pas toujours être facile à vivre. Ça m’incite à la réflexion. »

Après son accident en Lombardie, Evenepoel a eu le temps d’approfondir son introspection et d’adapter son comportement. Il l’a illustré en novembre en racontant une anecdote à propos d’une assiette de trois éclairs, dans le frigo. « Avant, je les aurais dévorés tous les trois. Maintenant, je demande aux autres s’ils en veulent un aussi. »

En février, dans le podcast Thuismatch de Sporza, et plus récemment dans les colonnes de Vélo Magazine, le coureur Deceuninck-Quick-Step a donné plus de détails sur son changement de mentalité. « Le monde ne tourne pas autour de ma personne. Le cyclisme n’est pas tout dans la vie. J’ai appris à apprécier les petites choses. Je reste très concentré en course et pendant les stages, mais le reste du temps, je me change les idées, surtout à la maison. Je me vide la tête, j’appuie sur le bouton pause et je me ressource. »

Evenepoel s’intéresse beaucoup à ses coéquipiers et il est parfois trop émotif.

Ce n’est pas un hasard si les autres slogans qu’il a trouvés pour ses t-shirts sont  » Free to ride » et  » Ride more, worry less« . « J’aurais très bien pu être invalide », a-t-il encore confié à Vélo Magazine. « Je suis donc très reconnaissant au destin de m’avoir accordé une seconde chance. J’ai appris à relativiser. Si dans le prochain Giro, je perds vingt minutes dans une étape, je ne me fâcherai pas. Je l’accepterai et je me concentrerai sur celle du lendemain. »

L’émotif coureur d’équipe

Ne vous laissez pas induire en erreur par ces récentes déclarations: même avant son accident, Evenepoel n’était pas dépourvu de sensibilité, pas plus qu’il n’était égocentrique. Rappelez-vous le podium du Mondial juniors 2018. Il avait laissé ses larmes couler en pensant à son prédécesseur Igor Decraene, décédé en 2014 dans un accident de train. Quelques semaines avant son titre mondial, avant le Mémorial Igor Decraene, Evenepoel s’était arrêté chez les parents de celui-ci, loin des caméras, pour leur offrir les fleurs qu’il venait de gagner. Il avait promis à ces parents en deuil qu’il deviendrait champion du monde pour Igor. Evenepoel avait tenu parole. Les parents lui avaient envoyé un SMS pour l’encourager. Le seul message auquel il avait répondu les jours précédant ce championnat.

Un an plus tard, les larmes ont à nouveau coulé, sur le podium de l’EURO de contre-la-montre, à Alkmaar. Cinq jours plus tôt, Bjorg Lambrecht était tragiquement décédé au Tour de Pologne et cinq mois auparavant, son ancien coéquipier Stef Loos avait perdu la vie, renversé par une voiture. Evenepoel affirmait vouloir le maillot étoilé « pour la plus belle étoile du firmament ».

Le jeune coureur s’est également dévoilé l’année dernière, après son succès au Tour d’Algarve. Il a dédié sa victoire à son collègue Nikolas Maes et à sa femme, qui avait été victime d’une fausse couche une semaine plus tôt. À ce moment-là déjà, il avait dit qu’il y avait des choses plus importantes que le cyclisme dans la vie et qu’il en était de plus en plus conscient.

Comme au Tour de Pologne de l’été dernier, quand son coéquipier Fabio Jakobsen a été gravement blessé. Evenepoel a lancé une attaque à 51,7 kilomètres de l’arrivée dans l’étape suivante, la plus belle de l’épreuve. Il avait tout calculé, car il avait demandé un dossard de Jakobsen. Son objectif? Lui rendre hommage en gagnant et en montrant son numéro à l’arrivée. « Quand j’ai brandi ce dossard, j’ai ressenti quelque chose de spécial. Je me suis dit: Je vais continuer à me battre, aussi dur cela soit-il. Je n’ai cessé de penser à Fabio. La douleur que j’ai ressentie n’était rien, comparée à la sienne. Il m’a donné de la force. »

Evenepoel s’intéresse beaucoup à ses coéquipiers et est parfois trop émotif. Ainsi, après la chute de Jakobsen, il n’a pas dissimulé la colère qu’il éprouvait envers Dylan Groenewegen, qui avait fait tomber celui-ci. « Il faut le suspendre à vie. Bon dieu! C’est honteux! », a-t-il tweeté – un tweet supprimé entre-temps. Deux mois plus tard, quand Julian Alaphilippe a été heurté par un motard au Tour des Flandres, Evenepoel a encore dégainé sur Twitter:  » Fucking motard de merde! »

Avant « La Chute », Evenepoel était trop concentré sur le cyclisme, selon ses propres dires, et était trop égoïste.

Le Brabançon exprime également ses émotions positives, généralement pour remercier ses coéquipiers de leur travail. Au micro, après une victoire, il n’oublie jamais de dire:  » Thank you, boys ». Avant de les enlacer et d’ajouter d’autres remerciements pendant les interviewes. Il n’oublie pas les sponsors non plus. Fin juillet 2020, après sa victoire au Tour de Burgos, Evenepoel a raconté à quel point il était spécial de gagner sur son nouveau vélo Specialized Tarmac SL 7, à la stupeur des journalistes étrangers.  » Remco is different… on many levels. »

Avant le début de cette course espagnole, le jeune homme avait déjà parlé de son rôle de leader au sein du Wolfpack. « On l’a ou on ne l’a pas. En course, je peux dire à mes coéquipiers ce qu’ils doivent faire, mais une fois le vélo remisé, je ne me comporte pas en star. J’espère que mes coéquipiers voient en moi une personne reconnaissante et gentille et qu’ils sont prêts à travailler pour moi grâce à ces qualités. »

Même après sa chute en Lombardie, le coureur Deceuninck-Quick-Step a continué à penser comme un loup au milieu de sa meute. Son premier mot au manager Patrick Lefevere, à l’hôpital?  » Sorry« . Désolé de n’avoir pu conclure le travail de ses équipiers à cause de son erreur. Le soir-même, de sa propre initiative, Evenepoel a également diffusé un message vidéo rassurant. Deux mois plus tard, avant et pendant le Giro, il a posté de multiples messages  » GOOD LUCK WOLVES » sur les réseaux sociaux, à l’intention du maillot rose João Almeida et des autres. Malgré la frustration qu’il devait légitimement éprouver, cloué devant son poste TV.

Le perfectionniste avide d’apprendre

Pendant sa revalidation, une autre qualité d’Evenepoel a émergé: sa détermination à être le meilleur. Le soir de sa chute en Lombardie, il a confié à Patrick Lefevere, le plus sérieusement du monde, « qu’il aurait gagné ». Il avait déjà ce trait de caractère quand il jouait au football, à Anderlecht et au PSV, ainsi que pendant ses premières années de course, en Juniors. Son ami Dario Kloeck a raconté une anecdote édifiante dans le dernier Guide Cyclisme de Sport/Foot Magazine. L’histoire se passe pendant la période de fin d’année, en 2018, durant un stage dans les Ardenne. Les routes sont trop verglacées pour une séance classique. Remco, âgé de 18 ans, s’acquitte donc de son entraînement de cinq heures sur les rouleaux… « Il est perfectionniste et il a besoin, mentalement, de pédaler pendant des heures et d’abattre de nombreux kilomètres », a raconté Kloeck. « Il faut que ses séances se déroulent comme prévu. Sinon, Remco est maussade. Deux ou trois fois par semaine, il s’entraîne aussi à jeun sur les rouleaux, dès 7 heures. Puis après le petit-déjeuner, il sort s’entraîner, de préférence une demi-heure de plus. »

Même le kinésithérapeute Lieven Maesschalck, qui a assuré la revalidation d’Evenepoel l’automne dernier, a été impressionné par son auto-discipline. « Elle est phénoménale pour un garçon de vingt ans. Je le compare à Wout van Aert pendant sa rééducation. » Maesschalck l’avait toutefois mis en garde contre toute précipitation dans les colonnes de L’Avenir. Ses craintes se sont révélées fondées. Poussé par sa farouche volonté de revenir le plus vite possible, Evenepoel a trop longtemps éludé sa douleur, pensant qu’elle faisait partie de sa revalidation. Il n’en a pas parlé aux médecins de l’équipe ni aux entraîneurs. Durant le stage de l’équipe en décembre, il a donc été confronté à la réalité: la fracture subie lors de chute n’était pas complètement résorbée et le surentraînement avait perturbé son système hormonal. Il s’en est suivi un paquet de discussions au sein de l’équipe, à la recherche d’un responsable.

Evenepoel est convaincu de l’importance de la résistance mentale, qui va plus loin que la seule gestion d’une chute.

Ça n’a rien changé au diagnostic: des semaines de repos supplémentaires, jusqu’au 8 février, début de la « Mission 08/05 », date du départ du Giro. Ce contrecoup n’a pas affecté le moral d’Evenepoel. Pendant sa revalidation sans vélo, il a tenté d’améliorer jour après jour son record sur cent mètres crawl, à la piscine. Durant tout l’hiver, il a également suivi un régime strict. Il a perdu cinq kilos pour arriver à un poids oscillant entre 59 et soixante kilos.

Le Brabançon a également consolidé ses capacités mentales. Il a eu de nombreux entretiens avec Michaël Verschaeve, le psychologue de l’équipe, notamment sur la manière de gagner en confiance dans une descente, en suivant un autre coureur, pour ne plus craindre de tomber si l’autre chute en premier. C’est à cause de cela qu’il a fait une manoeuvre trop brusque en Lombardie. Evenepoel s’est adonné à des séances de visualisation pour améliorer sa concentration en contre-la-montre. Il a également lu plusieurs ouvrages de psychologie, parmi lesquels  » Master your mindset », du Néerlando-Polonais Michael Pilarczyk. Le livre parle de la force de la pensée et de la façon dont on peut reprogrammer sa mentalité.

Evenepoel est plus convaincu que jamais de l’importance de la résistance mentale, qui va bien plus loin que la gestion d’une chute. Au prochain Giro, il va donc avoir un court entretien avec Verschaeve tous les jours, afin de remettre de l’ordre dans ses pensées, que la journée ait été bonne ou pas. « Je veux investir en moi-même. Pas seulement sur le strict plan sportif, mais aussi en prévision de ma vie après ma carrière, car celle-ci peut s’achever beaucoup plus vite qu’on ne le pense. Je l’ai appris à mes dépens », a expliqué Evenepol dans le podcast Thuismatch.

Voici pourquoi le Remco 2.0 est plus que jamais le capitaine de son âme et donc le maître de son destin, comme l’a écrit William Ernest Henley en 1875 dans son célèbre poème  » Invictus » – invincible en latin. Ce destin doit rendre son statut d’invincibilité à Evenepoel. Celui d’un nouveau Merckx qui ne veut pourtant pas de ce fameux statut, mais seulement être lui-même. Un homme de 21 ans, toujours aussi motivé, mais plus sage, plus apte à relativiser, un homme qui veut redevenir l’étoile montante du firmament cycliste.

Peut-être le lancement de la fusée aura-t-il déjà lieu au Giro. Ou le 24 juillet, l’or olympique au cou.

Pas un nouveau Merckx

Au cours de sa jeune carrière, Remco Evenepoel est devenu un habitué des prestations époustouflantes, assorties de gestes trop excentriques selon certains. Eddy Merckx aussi estime que le jeune homme gagnerait à se faire plus discret. « Remco se croit parfois arrivé au sommet, mais il doit encore manger beaucoup de tartines. » En mai dernier, Evenepoel avait réagi à la remarque avec calme et maturité: « Je le fais. je dévore des pains entiers ( Rires). Merckx a cependant le droit de remettre quelqu’un à sa place. Ça ne me pose pas de problème. Je sais que je travaille bien et l’équipe est satisfaite. C’est l’essentiel. »

Par contre, Evenepoel est fatigué d’être constamment comparé au Cannibale. En août dernier, il l’a clairement manifesté dans un tweet, après une interview de Cian Uijtdebroeks, un junior de 17 ans qu’on a comparé à… Remco Evenepoel. « Arrêtez, s’il vous plaît! Je ne suis pas comme quelqu’un d’autre et personne n’est comme moi non plus. Chacun est lui-même et il faut respecter sa personnalité. Nul ne peut devenir une nouvelle version de ce qu’il n’a jamais été. »

C’est du Evenepoel tout craché: il regorge d’assurance. Vélo Magazine lui a demandé s’il ne risquait pas un burn-out, comme Tom Dumoulin, à force de se mettre la pression. « Certains disent que j’en cours le risque, mais je n’en perds pas le sommeil. Je ne me laisse pas déstabiliser par ce que les autres disent de moi. Je suis ma propre voie. »

Remco Evenepoel est convaincu que sans sa chute, il se serait imposé au Tour de Lombardie.
Remco Evenepoel est convaincu que sans sa chute, il se serait imposé au Tour de Lombardie.© GETTY

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