CANNIBALE CONTRE SPARTACUS

Ensemble, ils ont gagné douze pavés. Ils sont tous les deux les figures de proue de Trek. Et pourtant, Fabian Cancellara et Sven Nys ne s’étaient jamais rencontrés.

Quand il arrive au lieu de rendez-vous, dans un hôtel de Bruges, Sven Nys (37 ans) est aux anges : pour la première fois, le Cannibale va rencontrer Spartacus. Bien qu’ils aient roulé de concert le Tour de Belgique l’année dernière, les deux champions ne se sont jamais parlé. Bientôt, de toute façon, Nys va rejoindre ses collègues de Trek sur la route.

Fabian Cancellara (33 ans) est tout aussi rayonnant : il pense déjà à l’entraînement, sous un soleil radieux, et il reste sur une belle performance à Harelbeke, malgré une chute. Nys le félicite d’ailleurs en lui serrant la main :  » Bravo, Sagan a gagné mais tu étais le meilleur.  »

Spartacus opine et parle des capacités du Slovaque sur les tronçons pavés en côte.  » Je vais les étudier ce soir sur YouTube.  » Nys enchaîne avec ses vacances en Autriche et Golazo, son bureau de management.  » Il organise aussi le Mémorial Van Damme.  » Le Suisse s’étonne :  » Jean-Claude Van Damme ?  »  » Non « , rit Nys :  » L’athlète, Ivo.  »

Tout le monde se prépare à l’entraînement.  » On ne va pas en faire trop, Sven « , prévient Cancellara, mais Nys n’y voit aucun inconvénient :  » C’est ma première semaine d’entraînement. J’ai pédalé trois heures avant-hier et quatre hier.  »

Le petit groupe s’ébranle mais Tim Vanderjeugd, l’attaché de presse, qui suit en auto, ne voit pas Cancellara. Il crie à Stijn Devolder, qui freine. Une pause-pipi plus tard, l’Ours de Berne nous rejoint.  » Il voulait vérifier ses lacets « , précise Vanderjeugd.  » Un perfectionniste…  »

Pendant les trois quarts de la séance, Cancellara et Nys parlent et rigolent. Même pendant la deuxième pause, ils restent côte à côte, à la grande surprise d’un automobiliste qui les reconnaît et manque d’emboutir le véhicule qui le précède.

Une grande fête

Après un café sur la Grand-Place de Bruges, offert par Spartacus, en bon leader, le groupe rejoint le parking de l’hôtel.  » On a parlé de la vie, de la course et de la pression des pneus « , explique Nys, qui trouve Cancellara très spontané.

Après la douche et le lunch, installé sur la terrasse, le Cannibale s’étonne du passé du triple vainqueur de Paris-Roubaix en cyclocross.  » Je m’y suis adonné en néophytes et en juniors. Pendant quatre ans, j’ai couru sept ou huit cross par hiver. J’ai été champion du Canton de Berne et en juniors, j’ai gagné deux courses pour espoirs. Dans les années 90, la Suisse était une nation de cyclocross mais l’émergence du VTT a diminué notre intérêt pour le cross. Personnellement, je continue à m’y intéresser car le staff et l’équipe comptent beaucoup de Belges. Nous avons tous suivi le championnat de Belgique. Sven était impressionnant dans le sable. Et tous ces supporters ! Impressionnant. Est-ce un phénomène récent ?  »

Nys :  » Non. Ça fait au moins dix ans. Le Mondial attire même plus de téléspectateurs que le Tour des Flandres.  »

Cancellara :  » Ah bon ? Évidemment, c’est un sport télégénique : une heure d’action. Et sur place, on peut organiser tout un événement.  »

Nys :  » Chaque cross est une grande fête.  »

Cancellara :  » Surtout quand tu dois arrêter parce qu’on t’asperge de bière ! Tu t’es vraiment bien maîtrisé.  »

Nys :  » J’ai voulu montrer qu’on pouvait réagir sans agressivité.  »

Cancellara :  » J’admire l’aptitude de Sven à contrôler tous les aspects de sa branche : la pression des pneus, le choix des tubes, les concurrents, le parcours, la météo. Le cross est plus pénible qu’un contre-la-montre car il faut tenir compte de plus de facteurs.

Des fleurs plutôt que des trophées

Sven a neuf trophées d’un cross et vous trois. Devinez duquel ?

Cancellara : Sven neuf et moi trois ?

Nys : Ce n’est pas la même chose. Nous venons d’en parler, Fabian.

Cancellara : Ah, la pierre du Koppenberg ! Je ne connaissais pas.

Sven, racontez ce qu’a fait votre fils après le dernier cross du Koppenberg…

Nys : Voyant que j’étais déçu d’avoir loupé la dixième victoire, Thibau (11 ans) a placé les neuf pavés sur les marches de notre escalier et à mon retour, il m’a demandé :  » Pourquoi es-tu déçu de n’avoir pas gagné ? Sois fier de ce que tu as déjà atteint. L’année prochaine, tu auras encore ta chance.  » Ça m’a touché.

Cancellara : Après ma deuxième place à Milan-Sanremo, Giuliana (7 ans) m’a consolé :  » Papa, l’essentiel, c’est que tu rentres sain et sauf. Pour moi, tu es toujours le meilleur.  » Un compliment de son enfant, c’est ce qu’il y a de plus beau. Ça vaut tous les trophées, tous les superlatifs de la presse.

Avez-vous trouvé une place pour le quatrième pavé ? Votre sauna est déjà rempli…

Cancellara : Oui, j’avais prévu trois fenêtres. Je n’ai pas encore cherché de place pour un quatrième pavé. Je devrai peut-être réaménager mon sauna mais je m’en fous, tant que je gagne !

Nys : Je n’ai pas ce problème : j’ai réservé une pièce à tous mes trophées.

Cancellara : Tu veux dire un appartement ?

Nys rit : Non, une chambre. Je préfère penser à l’avenir mais Thibau y passe des heures.

Cancellara : Ma fille n’est pas fan de ces coupes mais elle adore les fleurs. Elle m’a demandé :  » Pourquoi ne les rapportes-tu pas à la maison ?  » Depuis, je lui offre mon bouquet. Ma femme préfère les roses, de toute façon.

Coup de barre et coup de foudre

Comme vous avez enlevé Paris-Roubaix à trois reprises, on a quelque peu oublié votre première course dans l’Enfer du Nord. Ce ne fut pas le coup de foudre : abandon après 200 kilomètres. Vous avez déclaré :  » Je hais cette course.  »

Cancellara : Une journée catastrophique ! N’étais-je pas prêt mentalement ? Était-ce une question de matériel ? Je l’ignore mais je ne me suis jamais senti aussi mal : j’ai été lâché au Bois de Wallers et je me suis traîné jusqu’au deuxième ravitaillement. La voiture de l’équipe venait de partir. Heureusement, quelqu’un d’US Postal m’a emmené car je ne voulais pas du camion-balai : on m’avait dit que le trajet durerait des heures. Ce ne fut donc pas une belle expérience mais j’ai immédiatement dit que je reviendrais. Je ne voulais pas rester avec l’image d’un perdant.

Sven, vous avez terminé 41e à 15 minutes de Servais Knaeven la première fois.

Nys : Un coup de foudre ! Même si je n’ai jamais été aussi vidé de ma vie. Je me suis senti comme un poisson dans l’eau pendant 220 kilomètres : il avait plu pendant des jours, nous étions couverts de boue et je roulais avec les meilleurs. Johan Museeuw s’est même excusé de m’avoir crié, en début de course, que je n’avais rien à faire là. Je l’avais embêté en roulant devant lui.

A 30 kilomètres de l’arrivée, j’ai eu un énorme coup de barre. Rolf Sörensen et moi avons été lâchés mais il a terminé dixième grâce à son expérience. J’étais tellement vidé en arrivant sur la piste que j’ai roulé à l’intérieur, de peur de tomber dans les tournants. Mon hématocrite est passé de 42 à 38 en l’espace d’une journée, tant j’étais cuit.

Cancellara : C’est Paris-Roubaix… Cette course vous vide de toute votre énergie.

Autre monde, autre époque

Comme l’année dernière : après votre sprint contre Sep Vanmarcke, vous êtes resté allongé dans l’herbe.

Cancellara : C’était surtout mental. J’avais l’impression de vivre dans un autre monde. Je ne me souviens plus très bien du déroulement des 30 derniers kilomètres mais après la ligne d’arrivée, en un instant, mon corps s’est délivré de toute la tension accumulée pendant des mois. C’était plus intense que les autres années. Dans ma tête, j’avais atteint mon sommet au Tour des Flandres et je devais simplement survivre jusqu’à Roubaix, d’autant que j’étais tombé au GP de l’Escaut et pendant la reconnaissance de parcours. Donc, s’imposer au terme d’un final si stressant avait de quoi m’émouvoir.

Nys : J’ai connu ça après ma première participation. Je me suis même mis à pleurer quand des journalistes m’ont interrogé. J’étais à la fois heureux et épuisé, même quand je me suis lavé dans les douches du vélodrome. J’étais si fier. L’enfer était devenu un paradis :  » C’est ma course, je reviendrai.  »

En 2002, vous avez été 36e à 18 minutes de Museeuw. L’année suivante, comme Fabian, vous avez abandonné, après une chute. Auriez-vous pu faire mieux si vous étiez passé à la route, comme Zdenek Stybar ?

Nys : Peut-être car j’ai couru à trois reprises après un hiver de 40 cross sans avoir accumulé les kilomètres requis sur route. Je manquais donc de fond. Et puis, c’était une autre époque, si vous comprenez ce que je veux dire…

Avec l’expérience et la base dont je dispose maintenant, je pourrais peut-être viser le top dix, moyennant une bonne préparation, mais pas gagner car pour cela, je devrais vaincre des ténors comme Fabian et Tom Boonen.

Vous ne regrettez donc pas d’être resté fidèle au cross ?

Nys : Pas du tout. C’est un petit monde mais je suis resté le meilleur pendant des années. Je n’échangerais pas mon palmarès contre un pavé de Roubaix mais je veux bien sacrifier quatre pavés du Koppenberg, puisque j’en ai neuf ! (Rires)

Apprendre à perdre pour gagner

Fabian, lors de votre deuxième édition, en 2004, à 23 ans, vous avez loupé de peu votre premier pavé. Vous étiez le plus fort mais Magnus Bäckstedt a gagné. Quelles leçons en avez-vous tiré ?

Cancellara : J’étais animé de sentiments mitigés. J’étais déçu d’avoir trop roulé en tête mais d’autre part, Franco Ballerini, qui a gagné Roubaix deux fois ; m’a dit que je devais apprendre à perdre Paris-Roubaix pour pouvoir le gagner et que ma déception ne devait pas m’empêcher de discerner les côtés positifs. Ce fut une leçon cruciale pour le reste de ma carrière, notamment en 2009, quand, après des mois de maladie et de poisse, une rupture de chaîne m’a contraint à l’abandon au Tour des Flandres et que j’ai dû me contenter de la 49e place à Roubaix. Je me suis rappelé les paroles de Ballerini : j’avais besoin de ces défaites pour pouvoir gagner. Ce fut la base de mon doublé Ronde-Roubaix la saison suivante.

Nys : J’ai vécu la même chose au Mondial. J’ai dû prendre des baffes et apprendre à gérer la pression. Depuis, je sais recadrer une défaite. J’ai tout mis en oeuvre pour remporter le dernier Mondial mais je ne suis pas déçu si Stybar a été nettement plus fort. C’est plutôt une source de motivation qui me permet de continuer à travailler. Car c’est l’essentiel.

Cancellara : Oui, c’est la tête qui compte. C’est elle qui détermine jusqu’où on peut ou on veut aller, comme l’année dernière à Roubaix, dans une classique qui n’est pas faite pour tout le monde, comme Ballerini me l’avait également dit. Parce qu’il ne suffit pas de détenir une super condition physique : il faut choisir sa position, avoir un brin de chance, de l’expérience, bien piloter, disposer d’un bon matériel et surtout avoir la volonté de braver la douleur. C’est ce qui rend cette course si belle.

La seule chose que vous n’avez pas vécue, c’est une édition pluvieuse alors que Sven a pataugé dans la boue en 2001 et en 2002.

Cancellara : En effet, il n’y a jamais eu que quelques gouttes. Serai-je content dimanche s’il tombe des cordes ? Contrairement à beaucoup de coureurs, en tout cas, ça ne m’influencera pas car je suis assez expérimenté pour m’adapter à toutes les conditions. Ensuite, célébrer une quatrième victoire sous la pluie rendrait mon succès encore plus historique, ne serait-ce qu’à cause des photos à l’arrivée. Couvert de boue, like a dirty bastard, comme Sven en cross. (Rires)

PAR JONAS CRÉTEUR – PHOTOS: EMILY MAYE

 » Paris-Roubaix, ça te vide de toute ton énergie.  » Fabian Cancellara

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