« C’était parfait »

Pierre Danvoye
Pierre Danvoye Pierre Danvoye est journaliste pour Sport/Foot Magazine.

Dante après Philippe et Enzo : Charleroi perd une légende tous les six mois!

Les larmes ont dégouliné à la septième minute de son ultime match, après avoir marqué le dernier but de sa vie. Un but superbe qui a rappelé que Dante Brogno était habitué à scorer dans toutes les positions.

« Je m’étais juré d’être fort, mais je me doutais que ce serait impossible de me retenir », dit-il. « Je n’ai pourtant pas pleuré souvent dans ma carrière: de joie après notre qualification européenne avec Robert Waseige, et de rage après notre défaite en finale de la Coupe de Belgique contre le Standard. D’un point de vue émotionnel, mon dernier match avec le Sporting était plus fort que tout ».

La standing ovation que lui réserva le public de Charleroi quand il quitta le terrain, en début de deuxième mi-temps, restera un de ses plus grands souvenirs : « Marquer pour mon dernier rendez-vous, j’en avais rêvé toute la nuit. J’étais aussi nerveux qu’avant de disputer la première rencontre de ma vie. Le moment où mes enfants m’ont remis mon maillot, juste avant le coup d’envoi, fut aussi poignant. Mes coéquipiers avaient promis de se donner à fond pour moi, pour la petite fille de Frank Defays née la semaine dernière, et pour les anciens Standardmen du Sporting. L’arbitre a malheureusement tout gâché en prenant quelques décisions qui ont précipité notre défaite ».

Les dribbles fous, les plongeons, les colères et les explosions de joie de Dante, c’est de l’histoire. La barbichette et les cheveux de plus en plus clairsemés ont pris des nuances gris clair. On continuera à le voir sur le banc de touche. Plus comme joker de luxe, mais dans la tenue d’adjoint. Aucun joueur n’a disputé plus de matches ou marqué plus de buts pour le Sporting. Seul Guy Hellers, dans le football belge moderne, est resté aussi longtemps fidèle à un club. Dante en était à sa quinzième saison sous les couleurs de Charleroi.

Dante Brogno : Ma décision a surpris pas mal de monde. Mais l’été dernier, j’avais déjà fait le point. Je m’étais dit que j’entamais peut-être ma dernière saison. Et je savais que ma décision de stopper pouvait tomber en plein championnat. J’ai eu un déclic lors du stage en Turquie, au mois de janvier. Je me suis rendu compte que j’allais avoir 35 ans, un âge symbolique pour un footballeur. Lucien Gallinella, Enzo Scifo et Abbas Bayat m’ont entre-temps proposé un poste d’adjoint. J’ai compris qu’ils ne me faisaient pas un cadeau mais qu’ils comptaient concrètement sur moi.

Dans cette histoire, Scifo m’a parlé comme un frère, Gallinella comme un père… et Bayat comme un parrain. Ils ne m’ont mis aucune pression, je pouvais décider en homme libre. Je pouvais arrêter à la fin de ce championnat ou en cours de saison prochaine. Leur offre m’a directement intéressé, mais je ne voulais pas prendre une décision définitive sans avoir bien réfléchi. Quand nous sommes allés jouer à Lokeren, il y a trois semaines, j’ai pris la température auprès de Rudi Cossey, l’adjoint de Georges Leekens. Je lui ai demandé comment il vivait son rôle. Il m’a dit qu’un adjoint n’était pas différent d’un entraîneur ou d’un joueur: tout va bien quand on gagne, et c’est moins rose quand on perd. La semaine dernière, je me suis finalement dit qu’il était préférable d’arrêter maintenant. Cela va nous permettre de prendre de l’avance dans la préparation de la saison prochaine.

Quels ont été les arguments déterminants?

J’abandonne le football actif pour faire un nouveau métier qui me passionne vraiment: c’est une chance incroyable. J’aurais pu épauler Lucien Gallinella, mais je me sens encore trop jeune pour m’enfermer dans un bureau. Etre adjoint me motive énormément. J’ai toujours donné ma dernière goutte de sueur pour le Sporting et ce n’est pas maintenant que ça va changer. Je suis flatté. Je voyais qu’Enzo avait besoin d’aide. Aujourd’hui, tous les grands clubs ont deux adjoints, en plus d’un préparateur physique et d’un entraîneur des gardiens. Enzo m’a fait remarquer que je partais en pleine gloire: ce fut un autre argument important. Si j’avais continué pendant un an, les supporters auraient peut-être fini par me siffler. Je voulais épargner cela à ma famille. Jouer pour jouer, tirer sur la corde, me traîner au milieu de gamins qui galopent dans tous les sens: non merci. Il n’y a pas de bon moment pour arrêter, mais je suis persuadé d’avoir choisi le moins mauvais.

A-t-on tenté de vous influencer au moment où vous hésitiez à continuer?

Ma femme m’a fait remarquer que j’avais toujours su prendre les bonnes décisions. Elle m’a laissé faire mais j’ai vu ses yeux se mouiller quand je lui ai dit que j’arrêtais. Mon père souhaitait que je joue encore un an. Quand j’ai pris ma décision, la semaine dernière, je l’ai appelé juste après avoir averti Enzo. Il y a eu un blanc dans notre conversation, j’ai cru que nos GSM n’étaient plus en communication. En fait, nous ne savions pas quoi dire; ni mon père, ni moi. Ensuite, j’ai deviné des sanglots dans sa voix. J’évitais d’aborder ma retraite avec lui car il avait vraiment envie que je continue. Avec Toni, c’était différent: nous en parlions ouvertement.

Comment avez-vous vécu la semaine dernière?

J’ai rencontré énormément de journalistes, francophones et néerlandophones. Et j’ai reçu beaucoup de marques de sympathie: des fleurs, des cartes, des coups de fil. Un homme de Bruxelles est venu à l’entraînement avec son petit garçon d’un an: il l’a surnommé Dante parce qu’il m’a toujours admiré. Des marques d’affection pareilles me font frissonner.

Beaucoup de supporters ne comprennent pas votre décision parce que vous n’avez pas de gros problème physique.

Je me doute qu’ils sont déçus mais je leur demande de me comprendre, de respecter mon choix. Je me sens encore très bien aujourd’hui, mais qui peut prévoir l’évolution de l’état de forme d’un joueur de 35 ans? Si j’avais continué, j’aurais peut-être craqué physiquement d’ici quelques mois. Lucien Gallinella m’a fait comprendre que j’aurais encore pu avoir des coups d’éclat l’année prochaine, mais sans doute pas sur 34 matches. Enzo était d’accord avec lui. Les avis de deux personnes aussi expérimentées ont achevé de me convaincre qu’il valait mieux arrêter.

Je préfère cent fois m’en aller quand tout va bien. J’ai pu choisir le moment de mon départ; Philippe Albert et Enzo n’ont pas eu cette chance extraordinaire. J’ai vu le genou de Philippe lâcher devant moi, à l’entraînement. Ce jour-là, je me suis dit qu’une carrière pouvait basculer en une fraction de seconde. Enzo a aussi joué son dernier match sans savoir qu’il ne remonterait plus sur un terrain. C’est triste. Ces deux joueurs méritaient une autre sortie. Tous les footballeurs rêvent de partir en beauté. C’est pour cela qu’Enzo envisage toujours de rejouer quelques minutes d’ici la fin de la saison.

J’ai eu droit à un match d’adieu, et en plus à domicile contre le Standard, dans un duel très médiatisé et avec beaucoup de monde dans les tribunes: c’est parfait. Je suis également satisfait de ne pas avoir été prolongé artificiellement, à coups de piqûres. Je n’ai eu qu’une blessure grave dans ma carrière: une opération aux adducteurs. Pour un attaquant qui prend chaque semaine des coups, c’est une très bonne moyenne. On ne peut quand même pas dire que les défenseurs m’ont épargné depuis quinze ans.

Par les supporters adverses non plus…

Je me suis déjà demandé pour quelles raisons j’étais systématiquement le joueur du Sporting qu’on sifflait et qu’on insultait le plus. J’en ai parlé récemment avec Gauthier Remacle, Roberto Bisconti et Ronald Foguenne. Selon eux, les supporters du Standard me détestent… parce qu’ils me considèrent comme le plus grand danger de mon équipe. Les Standardmen estiment que je posais déjà des problèmes à leur équipe il y a quinze ans et que ça devient long… C’est valorisant. De toute façon, les sifflets et les insultes ne m’ont jamais fait perdre mes moyens. Au contraire.

Vous ne supportiez plus de ne plus être titulaire chaque semaine?

Cela n’a rien à voir avec ma décision d’arrêter. Depuis quelques semaines, je n’évoluais plus au même niveau. Mais toute l’équipe avait le même problème. Autant nous avons eu de la réussite lors des premiers matches, autant la chance nous tourne le dos depuis la reprise. Nous ne pouvons quand même pas avoir perdu notre football en quelques semaines. Je râlais d’être sur le banc parce que j’étais persuadé que je pouvais apporter un plus à cette équipe en difficulté. Mais je ne voulais pas de cadeau. Enzo devait aligner les joueurs qui lui semblaient les meilleurs. Je n’aurais pas supporté de passer pour un pistonné.

Je n’ai pas connu que des bonheurs dans ma vie: ça permet de relativiser plus facilement quand on n’est que réserviste. Un événement dramatique m’a marqué au mois de décembre de l’année dernière: une fillette de 13 ans s’est tuée deux cents mètres devant moi, près de Beaumont. Elle faisait une randonnée avec d’autres jeunes, son cheval s’est cabré au moment de traverser la route, et un camion n’a pas pu l’éviter. J’ai arrêté ma voiture, j’ai couru vers le lieu de l’accident et j’ai appelé les secours. Il était déjà trop tard. Elle était fille unique. Cette image me poursuit et me poursuivra toujours. Quand on voit des drames pareils, on ne peut plus s’exciter parce qu’on est sur le banc.

Votre mauvaise humeur après le match contre Genk a quand même fait des vagues…

C’est tout un contexte qui m’a énervé ce soir-là. Au moment du coup d’envoi, la télévision est venue faire un gros plan du banc parce que Brogno y était assis. Cela a créé un climat malsain. Je suis rentré sur le terrain à la mi-temps et j’ai fait gagner le Sporting. Je voyais venir les questions délicates, surtout qu’une certaine presse cherchait Enzo à ce moment-là. L’équipe était dans le creux, on mettait l’entraîneur sur la sellette. Dès la fin du match, j’ai préféré m’éclipser, le temps que l’orage passe. Pour moi, c’était une preuve d’intelligence. Le lendemain, j’ai mangé avec Enzo et nous avons passé l’après-midi ensemble. Il m’a parlé comme un frère. Nous ressentons les mêmes choses parce que nous avons les mêmes origines. J’avais toujours envie de jouer un rôle en vue dans mon club: quoi de plus normal? Enzo le comprenait très bien. Si nos relations avaient été aussi tendues qu’on l’a écrit, il ne m’aurait pas proposé de devenir son adjoint.

Qu’est-ce qui vous manquera le plus?

Marquer, c’était pour moi une jouissance totale. Ça me manquera, mais je pourrai toujours exploser après avoir mis un but à mon fils, dans le jardin (il rit). Je sais que je ressentirai d’autres choses en tant qu’adjoint. Chaque goal couronnera finalement le travail effectué avec le staff et les joueurs durant la semaine. Ce sera une joie différente, plus intérieure.

Le bonheur procuré par un dribble réussi ou un assist me manquera également. De même que les réactions du public: les cris positifs mais aussi les sifflets et les railleries adverses. J’adorais être détesté…

On devine que votre ambition est de devenir entraîneur principal?

A très long terme, oui. En attendant, je veux me faire les dents en tant qu’adjoint. Il y a plus d’idées dans deux têtes que dans une seule et je vais former un duo fort avec Enzo. Nous n’avons pas encore défini mes responsabilités exactes. Il est certain que je vais parler énormément avec les joueurs pour leur transmettre tout ce que j’ai appris. Je serai proche d’eux et je ne modifierai pas mon comportement, même si je serai parfois appelé à intervenir. Nous préparerons les matches à deux, et s’il faut trancher à certains moments, c’est Enzo qui le fera.

Quels sont les entraîneurs qui vous ont apporté le plus de choses?

Robert Waseige, malgré le différend qui nous oppose depuis l’EURO 2000 et la non-sélection de Toni. Il m’a appris beaucoup en matière de psychologie, par sa façon d’aborder les gens et de faire prendre conscience aux joueurs qu’ils sont capables de réussir de grands matches. De Luka Peruzovic, je retiens une terrible force de travail et un perfectionnisme rare. Georges Leekens n’a pas réussi chez nous, mais je lui serai toujours reconnaissant d’avoir lancé mon frère en D1. Manu Ferrera m’a aussi laissé de bons souvenirs: c’est un fou de football, un homme entier qui parle de façon trop naturelle dans un milieu où cela n’est pas toujours bien vu. Manu a été pénalisé pour sa spontanéité.

N’avez-vous pas souffert, en début de saison, de ne plus être la première star de Charleroi? L’arrivée d’Enzo Scifo vous a fait de l’ombre: comment avez-vous vécu ce phénomène?

Je vais peut-être surprendre, mais je jure que ça m’a soulagé. C’était parfois pénible de sentir des responsabilités énormes sur mes épaules. C’était dur à assumer quand l’équipe ne tournait pas. Je me sentais parfois terriblement isolé. J’ai été soulagé, en début de saison dernière, quand Philippe Albert a débarqué. J’ai directement compris qu’on ne compterait plus uniquement sur moi. Philippe n’a malheureusement pas pu répondre aux attentes. L’arrivée d’Enzo m’a rendu un nouvel espoir. Depuis le début de cette saison, je pouvais mieux soigner ma préparation individuelle.

Pierre Danvoye

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