« C’était notre Gerd Müller »

Voyage aux sources de la carrière du puncheur d’Anderlecht : comment est-il devenu une des stars que les Balkans produisent depuis des décennies ?

Une longue péniche glisse sur le Danube aussi brillant qu’un miroir. Le grand fleuve offre sa puissance tranquille au regard de ceux qui l’aiment et ont grandi sur ses rives. Parfois déchaîné quand des crues l’incitent à quitter son lit, romantique dans sa traversée de Belgrade, Budapest, Vienne ou Bratislava, ce long ruban bleu rythme la vie des habitants de Smederevo, la ville natale d’Aleksandar Mitrovic, à 70 bons kilomètres de la capitale..

 » Pas question que vous repreniez tout de suite le chemin de Belgrade « , lance Ivica, le papa de l’attaquant de pointe serbe d’Anderlecht.  » Mon fils a 19 ans aujourd’hui : cela se fête, j’ai réservé une table dans un restaurant, au bord du Danube. On y sert de délicieux poissons du fleuve, vous verrez…  »

L’hospitalité slave n’est pas un vain mot. Le frère d’Aleksandar, Milan, une belle plante, gardien de but en équipes de jeunes au FK Smederevo (D2) ne tarde pas à rejoindre la belle tablée au bord de l’eau. Les conversations s’animent tandis qu’une chanson populaire envahit les ondes et les coeurs : – Rastao sam pored Dunava/ Pored dobrih starih alasa. J’ai grandi à côté du Danube/ A côté de bons vieux pêcheurs.

A Smederevo, tout le monde se souvient d’Aleksandar, dont le talent ne tarda pas à faire le tour de la ville. Là-bas, comme ailleurs en Serbie, il y a de nombreux petits clubs qui font office de véritables académies de football. C’est le cas du FK Jedinstvo, la pépinière du FK Smederevo, le grand club de cette ville.  » J’ai tout de suite compris : ce gamin-là était pétri de talent « , affirme Vojkan Rakic, son premier entraîneur.

 » Il y a beaucoup de bons joueurs par ici, c’est une tradition, mais Atsa (le diminutif d’Aleksandar), c’était autre chose. J’ai été sidéré par la qualité de sa détente verticale. Et, par rapport à ses adversaires, il donnait l’impression de rester plus longtemps dans les airs.  »

 » Je connaissais son papa qui a évolué en tant que médian au FK Smederevo « , continue-t-il.  » C’était un bon joueur, robuste. Atsa a de qui tenir côté engagement : la nature l’a bien aidé. Et puis, il y a son talent de finisseur. Il sent le but, cadre, ne supporte pas la défaite. En plus de cela, et c’est le plus important, Atsa ne s’est jamais caché à l’entraînement. Pour les petits matches en semaine, tout le monde se l’arrachait.

Avec lui, la victoire était dans la poche. A huit ou neuf ans, le chemin est long, souvent trop difficile pour beaucoup, mais, lui, je savais qu’il réussirait. Je suis fier d’avoir été son premier entraîneur. C’est un plaisir de travailler avec des jeunes dotés d’une telle mentalité.  »

 » Hé, Dragan, tu l’as trouvé où ce phénomène ?  »

Du FK Jedinstvo au FK Smederevo, c’est le même univers, il n’y a qu’un petit pas à franchir. Dragan Mladenovic, entraîneur des jeunes le prend alors sous son aile.  » Il était au-dessus du lot même si son coffre n’était pas encore aussi imposant, évidemment. « , glisse-t-il.  » Dans les pays de l’ex-Yougoslavie, les sports collectifs intéressent tout le monde. La formation y est essentielle car les moyens financiers sont limités.

Atsa était bien entendu un attaquant de pointe né. Je me souviens l’avoir présenté dans des matches de sélections régionales où on me répétait souvent la même chose : – Hé, Dragan, tu l’as trouvé où ce phénomène ? J’ai tenu à l’aligner sur l’aile droite et en décrochage dans l’axe du jeu. Buteur, il l’était déjà et il n’allait pas égarer cet atout en s’intéressant aux autres mécanismes de son équipe. Pas du tout même.

A droite, il a perfectionné ses centres. Je voulais aussi le voir à l’oeuvre dans le jeu court. Atsa, j’en étais certain, n’allait pas rester au FK Smederevo. Les scouts des clubs de D1 l’avaient à l’oeil. J’aurais souhaité le garder plus longtemps mais il fallait être réaliste et accepter qu’il parte vers son destin.  »

Smederevo a connu lui aussi ses heures de gloire, autrefois. Ce club a disputé une finale de Coupe de Yougoslave, gagné une Coupe de Serbie, obtenu cinq tickets européens. Mateja Kezman et Marko Pantelic ont joué là-bas.  » Mais ce n’est pas le Partizan de Belgrade, où des experts forment de grands footballeurs depuis des dizaines d’années « , ajoute Mladenovic.

 » Il y a une véritable expertise là-bas et quand ils s’intéressent à un jeune footballeur, c’est qu’il en vaut la peine. Le Partizan et l’Ajax d’Amsterdam sont les deux meilleurs clubs formateurs d’Europe. En plus de sa classe naturelle, Atsa peut s’appuyer sur une famille exceptionnelle. C’est décisif, même encore plus important qu’autrefois. Quand un enfant s’en va vers un grand club, c’est aussi une aventure pour toute la famille.

Atsa est un grand travailleur. Au Partizan, il avait même engagé un entraîneur privé pour en faire plus. Et quand il revenait à Smederevo, pas question de lanterner durant ses jours de congé : un ami de la famille Mitrovic se tenait à sa disposition pour s’entraîner, s’il le désirait.  »

 » Contrôler, pivoter et tirer, c’est au FK Smederevo qu’il l’a perfectionné  »

Ville industrielle, Smederevo a longtemps constitué un important centre sidérurgique et minier soutenu par US Steel. Cette époque est hélas révolue et la crise économique se prolonge. Le chômage fait des dégâts. Les pensionnés tirent le diable par la queue avec leurs 300 euros par mois. Mais Smederevo est une ville de résistants qui n’ont pas l’habitude de baisser la tête comme quand elle fut envahie, occupée, puis détruite par les Ottomans, les Austro-Hongrois et les Allemands.

Et c’est à Smederevo que naquit la première école primaire de Serbie. Ancien footballeur, Goran Teofilovic fut en quelque sorte un des professeurs de football de Mitrovic :  » Je n’ai pas cette prétention-là. Mais à Smederevo, il me demandait parfois de travailler sa vivacité. Des petits trucs qu’il n’avait pas le temps d’améliorer individuellement au Partizan Belgrade : contrôler le ballon dos au but, se retourner très vite et tirer.

Nous avons répété des milliers de fois ce geste. Nous suivons tous ses matches à la télévision. Je l’ai vu marquer un but de cette façon-là avec Anderlecht contre Malines. Atsa ne me doit rien. Sa réussite lui appartient totalement. Quand je vois comment il réalise certains buts, je ne cache pas que cela me fait grand plaisir.  »

Dunave Dunave/ Kraj tebe mi srce ostade. Danube, Danube/ Mon coeur est resté près de toi. Aleksandar Mitrovic connaît le refrain de la chanson mélancolique de Zoran Gajic. Son cher Danube, il l’a remonté jusqu’au Partizan Belgrade. Le football a beaucoup changé ces vingt dernières et les Balkans n’échappent pas aux soubresauts. La guerre qui ensanglanta cette région a accéléré tout un processus qui, à la longue, appauvrit les clubs, désormais incapables d’assumer un rôle important sur les scènes européennes.

 » L’explosion de l’ex-Yougoslavie et la crise économique constituent des explications valables mais ce ne sont pas les seules « , avance Nebojsa Malbasa (ex-Liège, Charleroi, Standard).  » A mon époque, Mitrovic n’aurait jamais signé à Anderlecht à 18 ans. Il serait resté au Partizan pour plusieurs raisons.

Le championnat de Yougoslavie était un des meilleurs d’Europe avec l’Etoile Rouge et le Partizan Belgrade, Dinamo Zagreb, Hajduk Split, Zeljeznicar Sarajevo, Vardar Skopje, etc. C’était du haut vol et il y avait une formidable concentration de bons joueurs, obligés de rester au pays jusqu’à 28 ans. Cette limite d’âge a progressivement été abaissée mais c’est l’arrêt Bosman qui a précipité le changement.

 » En matière de formation, le Partizan Belgrade, c’est le top  »

Quatre ans plus tôt, l’Etoile Rouge avait battu Marseille en finale de la CE 1 à Bari. L’ex-Yougoslavie était alors un grenier à talents confirmés. Vingt ans plus tard, les grands clubs européens ne cherchent plus des joueurs de 27 ou 28 ans.  »

 » A cet âge-là, aujourd’hui, c’est déjà trop tard « , enchaîne-t-il.  » Non, tout se joue entre 18 et 20 ans car cela laisse le temps de l’adaptation à un autre championnat, de rentabiliser les investissements financiers. On oublie souvent de signaler que nos entraîneurs ont toujours beaucoup voyagé. Actuellement, il y en a même en Chine, dans le Golfe, partout, surtout des jeunes qui veulent avancer et font la différence.

Ce sont d’excellents techniciens et des compétiteurs passionnés qui observent tout ce qui passe dans le football mondial. A leur retour, les jeunes profitent de ces expériences. Au niveau du savoir-faire de la formation, le Partizan Belgrade, c’est le top. A mon avis, la source est intarissable en Serbie. Il y a 50 ans que nous exportons sans cesse de bons joueurs. Mitrovic est un magnifique élève de l’école serbe. Il a bien planifié sa carrière.  »

Au siège du Partizan Belgrade, ce n’est pas sans fierté que Nedeljko Kostic, directeur de l’école des jeunes parle d’Aleksandar Mitrovic.  » Il est arrivé chez nous à 9 ans. « , précise-t-il.  » Les tests sont sévères, bien entendu, et il y a un critère prépondérant : la technique. Des joueurs chétifs sont retenus si on cerne un bon potentiel footballistique. Mitrovic a tout de suite fait l’unanimité et il a rejoint les rangs de notre école des jeunes.

En ce qui concerne l’outil de travail avec les jeunes, le Partizan a acquis une avance importance par rapport à ses concurrents serbes. Même l’Etoile Rouge ne dispose pas d’un centre d’entraînement comme le nôtre à Zemun. Nous envisageons d’ailleurs de le moderniser en le dotant de chambres pour les jeunes.  »

 » Nous n’obligeons pas nos équipes à respecter un système de jeu « , ajoute- t-il.  » Nos jeunes doivent être capables de se débrouiller dans toutes les occupations de terrain. Tout aussi important : notre club filiale, le FK Teleoptik, évolue dans notre complexe. Il s’y entraîne, y joue en championnat de D2. C’est notre banc d’essai car nos meilleurs jeunes y obtiennent du temps de jeu. Rien de ce qui s’y passe ne nous échappe. Des entraîneurs s’y révèlent ou confirment le bien qu’on pense d’eux.

C’est le cas de l’entraîneur actuel du Partizan, Vuk Rasovic, et de son adjoint, Zvonko Varga, qui a laissé un bon souvenir au FC Liégeois. Mitrovic a vécu une saison au FK Teleoptik et j’estime que ce fut une période décisive pour lui. Il y est passé du monde des jeunes à celui des adultes. Avant qu’il n’arrive là, Mitrovic a été suivi durant des années par Zvonko Popovic, son premier entraîneur au Partizan. Personne ne connaît Atsa aussi bien que lui.  »

 » Sa rage de vaincre a toujours été terrible  »

Ancien milieu de terrain du Partizan Belgrade et d’Angers, Popovic est un expert de la formation. Ces dernières années, son club a  » sorti  » Stevan Jovetic (Fiorentina puis Manchester City), Matija Nastasic (Fiorentina puis Manchester City), AsmirLjajic (Manchester United, Fiorentina, AS Rome), Lazar Markovic (Benfica) ou Aleksandar Mitrovic (Anderlecht).

Popovic est formel :  » Ils partent jeunes, c’est vrai, mais la relève est déjà prête. Nous avons sous la main des artistes dont on reparlera au plus haut niveau. Nos clubs vivent de la formation. Le football et les sports collectifs, c’est notre tasse de thé. L’athlétisme et les autres sports individuels nous conviennent moins. Il y a des exceptions comme Novak Djokovic en tennis. Nous sommes d’abord des footballeurs, des basketteurs, des volleyeurs mais pas des cracks en athlétisme. A mon avis, c’est inscrit dans nos gènes.

Le Partizan forme des défenseurs, c’est normal, mais que cherchent surtout les grands clubs ? Des techniciens, des buteurs. C’est plus difficile à trouver et à former mais nous savons le faire. A neuf ans, Mitrovic était déjà un joueur de rectangle. Je me souviens d’un de ses premiers petits matches. Au repos, son équipe menait 8-0. Je l’ai alors installé dans l’autre camp. Résultat final : 8-9. Tout le monde voulait déjà jouer avec lui à l’entraînement.  »

 » Sa rage de vaincre est terrible « , définit-il.  » Il a du tempérament. Techniquement, il sait tout faire, que ce soit individuellement ou collectivement. Mitrovic était notre Gerd Müller. Il a traversé des moments délicats comme durant sa crise de croissance. Pour lui, ce fut brutal et vraiment très dur. Les entraîneurs doivent alors être très prudents. On peut griller un jeune. Mitrovic était incapable de courir, de monter rapidement une volée d’escaliers. J’ai prévu de longues plages de repos et il est revenu petit à petit : cinq minutes de jeu, un quart d’heure, une mi-temps, etc.

Ses parents le suivent mais ils ne m’ont jamais demandé une explication. Ils m’ont fait confiance, c’est une attitude remarquable. Je suis épaté par sa force de travail au quotidien. Je l’ai souvent vu à la salle de power training. La nature lui a offert ce coffre et il l’entretient avec soin. A 17 ans, il était prêt pour autre chose. Quand Rasovic a pris le Teleoptik en charge, il m’a consulté à propos des jeunes du Partizan Belgrade. Je lui ai conseillé de prendre Mitrovic. Rasovic a lancé sa carrière professionnelle et sa marge de progression est très importante.  »

 » Au FK Teleoptik, il collectionnait déjà les avertissements  »

Rasovic n’est pas n’importe qui. En 1966, son père a disputé la finale de la CE1 Real Madrid-Partizan de Belgrade (2-1) à Bruxelles. Trois des étoiles de cette équipe ont joué ensuite à Cologne (Milutin Soskic), à l’Ajax (Velibor Vasovic) et au Standard (Milan Galic). L’exportation des talents ne date donc pas d’aujourd’hui.

A 40 ans, Vuk Rasovic, ex-international, Partizan, Rad Belgrade, Slavia Prague, Krylia Sovietov, Kansas City Wizzards, est un jeune entraîneur. Il a géré la fin de l’adolescence de Mitrovic :  » Un attaquant a souvent du caractère « , explique-t-il.  » Nous en avons discuté. Quand Mitrovic est arrivé au FK Teleoptik, il se cherchait tant comme personnalité que footballeur. Il n’avait que 17 ans.

En D2, on ne fait pas de cadeaux et Mitrovic s’est affirmé dans des conditions difficiles. C’est un battant qui, au FK Teleoptik, s’est régalé dans notre 4-2-3-1. Il avait le physique et le capital technique pour cette fonction en pointe. Il jouait comme il s’entraînait : à fond. Son caractère l’aide mais il prenait trop d’avertissements sur le terrain. Cela lui a valu deux cartons rouges et je me souviens en avoir parlé à ses parents. Ils m’ont apporté leur soutien dans cet échange avec leur fils qui abordait les débuts de sa carrière.  »

 » Alexandre a franchi un premier cap en D2 « , poursuit-il.  » Là, on a compris que ce battant devait retourner au Partizan et découvrir la D1. Il était prêt.  » Il n’en reste pas moins que la pression devait être énorme. En moins d’un an, Mitrovic a franchi toutes les étapes : Teleoptik, retour au Partizan, D1, Coupe d’Europe, international Espoirs, Champion d’Europe des U 19 (meilleur joueur de ce tournoi), international A, transfert à Anderlecht, compliments de José Mourinho qui assista à Serbie-Croatie, etc…

Rasovic l’a retrouvé au Partizan en fin 2012-13.  » J’y ai été nommé T1 en fin avril 2013, à un moment où tout était sur le point de se jouer en championnat. A Teleoptik, j’avais décelé en lui les qualités d’un grand talent. Il a confirmé tout cela. Pour un coach, c’est une aubaine. Mitrovic est un gros travailleur qui déménage mais ne se contente pas d’attaquer. Il participe aussi au trafic aérien défensif. Son jeu de tête est utile dans les deux rectangles. Mitrovic est un pivot qui excelle sur les centres aériens.

Il a l’art aussi de protéger son ballon, d’être un relais pour les attaquants et les milieux de son équipe. Mitrovic a été une des clés de notre victoire en championnat. Cette saison, j’ai vite compris qu’il ne resterait pas au Partizan. Ce sont des moments importants qu’il a gérés en remplissant jusqu’au bout ses devoirs à l’égard du Partizan. Son potentiel est énorme.  »

 » Il ne pouvait plus progresser en Serbie  »

Zvonko Varga partage le même avis :  » J’ai coaché le FK Teleoptik dans le passé et nous sommes montés de D3 en D2. C’est là, à mon avis, qu’il y a eu un déclic pour Mitrovic. J’ai travaillé un peu plus d’une saison au Partizan. A son retour, il était notre quatrième attaquant mais s’est vite imposé. Je lui ai donné des conseils d’ancien attaquant. J’ai rarement travaillé au quotidien avec un jeune footballeur aussi attentif.  » Mitrovic ne pouvait plus progresser en Serbie. Il est parti comme tant de footballeurs de là-bas, avant lui. D’autres l’imiteront, un refrain sur le bout des lèvres : – Dunave Dunave/ Kraj tebe mi srce ostade. Danube, Danube/ Mon coeur est resté près de toi.

PAR PIERRE BILIC – PHOTOS : IMAGEGLOBE/STEVANOVIC

 » J’ai tout de suite compris : ce gamin-là était pétri de talent.  » Vojkan Rakic, son premier entraîneur

 » Ils partent tous très jeunes mais la relève est déjà prête.  » Zvonko Popovic, entraîneur des jeunes au Partizan Belgrade

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