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C’était ça, Robert…

Il y a exactement vingt ans, Robert Waseige, alors entraîneur de l’équipe nationale, s’est rendu à titre personnel aux États-Unis pour assister à des matches de NBA. Ce voyage – resté confidentiel jusqu’à ce jour – a viré au cauchemar, mais a révélé l’homme et ses valeurs.

Mon premier contact avec Robert Waseige remonte à l’été 1985. Je travaillais, en compagnie de Jean-Luc Guébelle, un ami, à la biographie de Michel Renquin. Comme leurs chemins s’étaient croisés au Standard entre 76 et 79, il était intéressant de rencontrer le Mage de Rocourt. Rendez-vous fut fixé au vieux stade vélodrome du FC Liège. Au moment de prendre la route, Willy, mon père, m’apostrophe :  » Mentionne à Robert que c’est moi qui ai, le tout premier, annoncé sa naissance à son papa !  » Cette confidence, tombée de nulle part, m’interloque. Explications.

C'était ça, Robert...
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Peu avant la guerre, pour raisons médicales, il fut conseillé au papa de Robert de quitter Liège, polluée, et de vivre à la campagne. C’est ainsi que Waseige senior, bientôt rejoint par son épouse, débarqua dans la région spadoise, à La Gleize, mon village d’origine. Il y travailla en qualité d’ouvrier agricole tandis que son épouse tenait un petit magasin-café, Lu verdjâle, dans une jolie maisonnette ardennaise à colombages, qui existe toujours.

Mes grands-parents paternels, Marcel et Jenny Geenen, étaient propriétaires d’une entreprise plutôt hybride combinant ferme, pension de famille, restaurant et taverne. Ils possédaient un des rares téléphones du village. Le 26 août 1939, l’appareil retentit souvent. Essentiellement pour relayer de très mauvaises nouvelles : violation de la frontière polonaise par les troupes allemandes, rumeurs de guerre et ce jour-là même, décret de la mobilisation générale en Belgique.

Une information était, cependant, plus joyeuse : la naissance de Robert. Son papa n’avait pu accompagner son épouse à la clinique de Rocourt. Il se trouvait au marché aux bestiaux hebdomadaire à Trois-Ponts où il avait aidé mon grand-père à  » chasser les vaches « . Jenny ordonna à Willy (quatorze ans à l’époque) d’y filer et d’annoncer à Monsieur Waseige qu’il était papa  » d’on bè p’tit valet «  (d’un beau petit garçon) ! Une excellente nouvelle qui valut à l’adolescent un bon gros paquet de chiques (bonbons).

C'était ça, Robert...
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 » Voyage basketball  »

Mais revenons à nos moutons, même si l’expression n’est pas vraiment appropriée quand on parle de Renquin ! Robert m’accueille très gentiment dans son bureau pour partager sa vision de Michel, l’homme et le joueur, qu’il ponctue par cette formule imagée et humoristique gravée dans ma mémoire :  » Il ne fera pas de vieux os au Servette de Genève. Je ne l’imagine pas vendre longtemps des coucous en Suisse !  »

Au terme de notre agréable échange, je lui délivre le message du paternel. Robert n’en croit pas ses oreilles. Particulièrement attaché à la famille et à la région liégeoise, l’anecdote l’intrigue au plus haut point. Il demande à rencontrer papa. Ce sera chose faite quelques années plus tard à l’occasion d’une table ronde qu’il anima dans le local du RRC Trois-Ponts. Les deux hommes s’y sont longtemps isolés, et à voir leurs sourires, leurs tapes amicales et leur connivence, on devinait une grande émotion.

Dès cet instant, les liens se sont noués, et jusqu’au bout du chemin, ils ne se sont jamais distendus. Entre 1995 et 2006, je travaillais à Chicago. C’est là qu’au hasard des rencontres, j’ai fait la connaissance de Pierre M., un Liégeois trentenaire, passionné de NBA. Pierre effectuait des séjours réguliers dans le Midwest et partageait son temps entre la Windy City et Milwaukee ou plus exactement entre les Bulls et les Bucks.

En 1999, il me confie qu’il entend organiser un  » voyage basketball  » en faveur de Robert Waseige et me demande de l’aider. À cette époque, j’assurais la chronique NBA pour votre hebdomadaire et j’entretenais par conséquent de très bons contacts au sein des deux clubs, distants de quelque 150 km.

C’est ainsi que j’ai pu planifier un échange de maillots entre les deux coaches. À la mi-temps du match entre les Milwaukee Bucks et les Atlanta Hawks du mardi 4 janvier, devant près de 20.000 spectateurs au Bradley Center, Robert présenterait un maillot de l’équipe nationale belge signé par tous les joueurs.

Et son alter ego, le légendaire George Karl, un de ses modèles, lui offrirait un marcel des Bucks. Le lendemain, nous mettrions le cap sur Chicago pour assister au match entre les Bulls et les Washington Wizards.

 » Un coup du FBI ou de la CIA  »

J’achète une douzaine de billets pour les deux rencontres en faveur de Robert et son épouse Aline, Pierre, Jacques (son papa), Marco, journaliste à La Meuse / La Lanterne, et moi-même. Tout est prêt pour accueillir la petite délégation et réaliser un des grands rêves de l’entraîneur national, féru de basketball à la sauce américaine.

Le lundi 3 janvier vers 15 heures, Marco m’appelle :  » Nous sommes bien arrivés à O’Hare, mais pas de trace de Pierre !  » Je demande aussitôt à Nathalie, mon épouse, d’aller y chercher le quatuor et une heure plus tard, nous nous retrouvons tous à la maison devant les yeux ébahis de trois jeunes vacanciers, ma filleule Marie-Ysoline, son frère Gilles et son ami François, à qui nous avions caché la venue du coach fédéral.

Robert Waseige vient d'arriver sur le sol américain et prend un verre en pensant à ses matches de NBA. Dans quelques heures, le polar va commencer.
Robert Waseige vient d’arriver sur le sol américain et prend un verre en pensant à ses matches de NBA. Dans quelques heures, le polar va commencer.© getty

On prend un verre, on mange un morceau et on discute le coup. Taquin, Bob charrie son ami Jacques :  » À mon avis, l’absence de Pierre, c’est un coup du FBI ou de la CIA !  »

Il se fait tard et nous mettons le cap sur le Best Western de Pleasant Prairie, une petite bourgade à mi-chemin entre les deux métropoles. Inquiet de ne pas avoir de nouvelles de Pierre, je me rends au Motel Super 8 où il a établi ses quartiers. Le gérant me confie ne plus l’avoir vu depuis quelques jours.

Il m’accompagne sur le parking, car Pierre m’avait dit avoir loué une grande voiture pour accueillir ses invités. Pas de trace de voiture de location. Le gérant tapote avec ses clés sur la fenêtre de la chambre. Pas de réponse. Il se rend ensuite dans l’unique couloir du motel et en revient confus. La chambre de Pierre est verrouillée de l’intérieur.

Je lui demande s’il peut l’ouvrir. C’est possible, mais pas sans la forcer. Et les règles sont strictes : s’il n’y a personne dans la chambre, il me facture une nouvelle serrure et son installation. Dans le cas contraire, les frais lui incombent. Je lui demande un temps de réflexion tout en lui tendant ma carte professionnelle d’attaché au consulat général de Belgique.  » Mais vous êtes un officiel « , s’exclame-t-il !  » Cela change tout.  »

Sans demander ce que cela pouvait exactement signifier, je prends congé en faisant un rapide détour vers un bar où Pierre avait ses habitudes et m’avait confié vouloir y passer le réveillon du millénaire 48 heures plus tôt. La serveuse me confie ne pas l’avoir vu depuis plusieurs jours.

 » Vous êtes bien Bernard Geenen ?  »

La nuit est tombée depuis longtemps, la température descend rapidement et il commence à neiger. L’Interstate I-94, plate et rectiligne, devient soudainement glauque et monotone. Un mauvais pressentiment me gagne, mais je refuse d’imaginer le pire. Il est 23 heures quand je suis de retour à la maison.

Un peu plus tard, le téléphone retentit. C’est une voix féminine :  » Bonsoir, ici la police de Pleasant Prairie. Vous êtes bien Mr Bernard Geenen, domicilié à Glenview, Illinois ? Quelle est votre relation avec un certain Pierre M. ? Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?  »

Les battements de mon coeur s’accélèrent de manière incontrôlée. Je comprends que c’est sérieux. Je comprends aussi qu’en vertu de la procédure, la policière ne peut répondre que par oui ou par non. Elle répondra par l’affirmative à chacune de mes quatre questions, posées avec émotion. Les policiers sont-ils sur place ? Ont-ils forcé la porte de la chambre ? Pierre était-il dans sa chambre ? Mort ?

Je veux naturellement en savoir plus. S’agit-il d’un suicide ? D’une mort violente ? Les réponses attendront… l’appel d’un détective. Il est près de minuit quand la sonnerie retentit. Je subis l’interrogatoire du détective Paul Ratzburg pendant une bonne trentaine de minutes. Il confie qu’il ne s’agirait ni d’un suicide ni d’un homicide, mais qu’il faudra attendre les résultats d’une autopsie qui finalement conclura à un problème cardiaque.

Avant de raccrocher, je lui signale que le papa de Pierre loge en compagnie d’un VIP et de deux accompagnants à quelques centaines de mètres de là. En dépit de l’émotion qui m’étreint, je lui propose de leur annoncer le décès.

 » Nous allons nous en charger « , répond-il. Je lui demande toutefois d’attendre le petit matin. Cette nuit-là, courte, car je dois prendre un vol à 5h30 pour Saint-Louis, je ne trouverai évidemment pas une minute de sommeil.

 » J’ai appelé Robert qui m’a tout raconté  »

À 9 heures, au cours d’une réunion chez Monsanto, mon GSM vibre. C’est Robert, naturellement choqué, qui m’explique que les policiers sont venus frapper aux portes des chambres en pleine nuit pour annoncer le décès ! Abattu, Jacques exprime le désir de retourner au plus vite auprès de son épouse et de sa famille.

Par respect et par amitié, en faisant fi de son plaisir à vivre enfin son rêve de rencontres de NBA, Robert choisit de l’accompagner. Marco, lui aussi, choisit de soutenir Jacques.

Je demande à Robert ce que je dois annoncer à John Baete, rédacteur en chef de Sport Foot Magazine, à qui j’avais promis un reportage exclusif sur le périple de Bob-the-coach.  » Dis-lui que j’ai annulé le voyage en dernière minute pour raison personnelle.  » Un petit white lie (péché véniel) destiné à voiler le drame.

Je préviens aussitôt John qui me rappelle une heure plus tard :  » Quelle affaire ! J’ai appelé Robert qui m’a tout raconté…  » Je suis embarrassé :  » Tu vas me prendre pour un berneur, mais c’est Robert lui-même…  »  » Je comprends « , me rassure-t-il.  » Ni John, ni Marco, ni moi-même ne mentionnerons jamais cet épisode… jusqu’à ce jour ! Il aurait pourtant fait les grands titres… et les grands tirages !

J’appelle un ami, Jean-Paul D., et lui demande s’il peut récupérer le quatuor aux portes du Wisconsin. Informée des dramatiques circonstances et de la présence de l’entraîneur fédéral, la Sabena libère le soir même quatre sièges en classe business sur un vol direct vers Bruxelles.

Quelques jours après la disparition de Pierre, j’appelle sa maman pour lui présenter mes condoléances. Elle m’interroge d’emblée sur l’argent…  » Pierre avait du liquide donné par sa grand-mère « , dit-elle, sans pouvoir en préciser le montant. Je relaie ceci au détective Ratzburg qui n’en sait pas plus. Cette disparition restera un mystère.

 » On est en plein polar  »

L’enquête a duré plusieurs semaines au cours desquelles j’ai eu de fréquents contacts avec le Pleasant Prairie Police Department dont un reste gravé dans ma mémoire. Un autre détective m’appelle au sujet du dossier Pierre Lambert. Je tombe des nues. Lambert et non M. ? Le détective est affirmatif, mais réalisera rapidement qu’il a confondu middle name et nom de famille.

Je réalise à ce moment précis avec horreur qu’étonnamment, personne n’a officiellement reconnu le corps ! Je suis aussi déconcerté par le fait que cet officier mentionne une carte de crédit au nom d’une dame retrouvée dans les effets de Pierre et utilisée dans les jours précédant le décès. On est en plein polar…

Madame M. tient naturellement à revoir son fils. Elle insiste pour le rapatriement de sa dépouille. Je l’en dissuade en avançant de lourdes contraintes administratives et des frais de plus de 600.000 francs (15.000 euros) ! La seule solution est l’incinération, dont coût de 64.000 francs (1.600 euros).

Par un malheureux hasard, je suis à nouveau en déplacement quand est programmée l’incinération. Comme la maman souhaite que son fils ne soit pas seul, c’est le brave Jean-Paul qui, après avoir officiellement reconnu le corps, se charge d’assister au cérémonial. En soirée, il dépose l’urne à la maison… au grand dam de Nathalie !

Pour éviter à la famille des formalités et frais additionnels de transport, j’entreprends – après avoir collecté tous les rapports, procès-verbaux, et autorisations – d’emporter l’urne dans mes valises lors de mon retour en Belgique programmé quelques semaines plus tard. Une solution pas vraiment  » catholique  » mais efficace, rapide et économique.

 » Rendre la pareille  »

Le voyage avec, en soute, le passager clandestin, se déroule sans problème. C’est rasé de près et cravaté que je me présente à Angleur, dans la banlieue liégeoise. Mon estomac est noué. Je sonne à la porte. Jacques m’accueille. Il porte un sweatshirt des Milwaukee Bucks. Conjuration du sort ? Peut-être. Il m’explique qu’à ce stade, le deuil est fait et que Pierre est enfin de retour à la maison.

Sur son insistance, c’est moi qui présente les cendres du fils à la maman. Le moment, on le devine, est particulièrement pénible. Les malheureux parents ont convoqué quelques membres de la famille et quelques proches. Nous parlons de tout et de rien puis progressivement, avec pudeur et retenue, la discussion s’axe sur Pierre.

Mais bientôt le moment est venu de prendre congé. On me présente spontanément une enveloppe contenant les 64.000 francs. Une attention et une correction exemplaires. J’aurais été très mal à l’aise, dans de pareilles circonstances, de réclamer mon dû.

Rentré à Chicago, je passe un coup de fil à Robert pour partager une dernière fois l’incroyable avatar que nous avons vécu et clore définitivement le chapitre. Une zone d’ombre toutefois me chiffonne : cette intrigante carte de crédit au nom d’une dame. Après quelques hésitations, mon compagnon d’infortune confie avoir démêlé l’écheveau.

 » Il y a quelques mois, j’ai accepté, à titre gracieux bien sûr, de faire acte de présence lors de l’ouverture d’un Sports Bar à Liège. Ma notoriété leur garantissait un succès populaire. Je trouvais ça sympa d’aider des jeunes aussi entreprenants. Je leur ai rendu visite et j’ai appris que Pierre les avait approchés en leur parlant de mon  » voyage NBA  » aux États-Unis et qu’il leur avait demandé, à mon insu, de  » rendre la pareille  » et de parrainer le voyage. La dame avait donc autorisé l’utilisation de sa carte de crédit.  » Et Robert de conclure, le plus simplement du monde :  » J’ai intégralement remboursé.  »

C’était ça, Robert. L’amitié, la fidélité, l’honnêteté, la générosité, le désintéressement…

Quatre lustres plus tard, je suis plus que jamais fier et honoré d’avoir croisé son chemin.

Pour des raisons de confidentialité et dans un souci de respect des personnes et des familles, les prénoms et noms de certains des protagonistes ont été modifiés.

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