Bruno Thoelen, une tragédie

Cet ex-footballeur doué et gentil aimait trop la vie pour réussir une grande carrière. Il s’est débrouillé à Anderlecht, Seraing et Gand où il n’a laissé que des bons souvenirs. Itinéraire d’un drame absurde.

Il y a une taverne où Bruno Thoelen a été lâchement dépossédé de sa vie à 47 ans, le New Cardinal à Ganshoren. Et une autre, l’Air Pur, à Seraing, où il a longtemps célébré bonheur et chaleur humaine qu’il aimait par-dessus tout. Là, pas loin du Pairay, et à la lisière du Bois de l’Abbaye, le brouillard qui embue les yeux de vrais amis se transforme en larmes d’émotion quand une grosse boîte bourrée de photos d’autrefois fait son apparition sur la table. C’est un peu comme si Thoelen était là avec ce grand sourire qu’il offrait sans cesse à ses potes.

La Cité ardente lui allait si bien.  » C’est ce qu’une personne a déclaré le jour de ses funérailles « , dit Peter Kerremans, ex-gardien de but des Métallos, originaire de Boom mais qui ne pourrait pas vivre loin de Liège.  » J’ai connu beaucoup de joueurs au cours de ma carrière. Si je suis toujours touché quand l’un d’eux est fauché par le malheur, la nouvelle concernant Bruno m’a détruit. Je n’ai joué qu’un an avec lui, en 1985-1986, mais il m’a laissé un souvenir impérissable. Je songe à l’homme qu’il était…  »

Emotion partagée par Carine, la patronne de l’Air Pur :  » Il y avait le terrain mais c’est ici, finalement, que Bruno était en démonstration. Son accent bruxellois faisait merveille. Il mettait de l’ambiance jusqu’aux petites heures, lançait les farandoles. L’Air Pur était son théâtre. Bruno était un comédien hors pair. Les clients se pressaient pour l’écouter. Il faisait rire tout le monde aux larmes durant des heures et des heures…  »

Kerremans abonde dans le même sens :  » Bruno avait un don, c’était un grand conteur comme quand il mimait un coup de fil à sa petite amie restée à Bruxelles. Pour nous, cette représentation était devenue un classique de nos sorties. Tiens, voici une photo de notre tournée de matches amicaux au Congo. « 

En été 1985, René Taelman, entraîneur bruxellois de Seraing, cherche à renforcer l’axe central de sa défense. Son ami Georges Heylens l’aiguille vers Pierre Hanon qui entraîne les Espoirs des Mauves. Poep Hanon lui parle de deux jeunes qui flirtent avec l’équipe première : Stéphane Demol et Bruno Thoelen. Les Bruxellois gardent Demol sous la main mais acceptent la proposition de location pour une saison de Thoelen au vieux club du Pairay. Le hasard fait bien les choses : Taelman a joué en P2 à l’AS Auderghem avec Raoul Thoelen, le papa de Bruno, qui a rendu service dans toutes les lignes d’un club régulièrement renforcé par d’anciens gloires de l’Union Saint-Gilloise comme FirminThiels, André Monteyne et consorts. Bruno lui-même a usé ses premières godasses à l’ASA avant d’être repéré tout jeune en même temps que son camarade Yves Weydisch par les scouts mauves.

 » Bruno était un bon vivant, trop gentil pour la jungle de la D1 « 

Le contact est vite établi et, avant de signer, le jeune arrière accompagne les Sérésiens à Kinshasa où il joue devant 50.000 spectateurs. Une révélation pour cette promesse qui n’avait évolué qu’une fois en D1 en 1983-1984, à Courtrai où Paul Van Himst lui demande de remplacer un Luka Peruzovic, blessé. Au Congo, il passe de l’ombre à la lumière, de l’usine à stars à une équipe de copains ; une famille où personne ne se cache pour boire une bière, reluquer ou même partager une groupie. Bruno flashe, c’est la convivialité qu’il cherche après ses années d’apprentissage au Parc Astrid.

L’argent n’a pas d’importance quand on gagne 1.000 euros par mois à Seraing. Bruno s’installe dans une défense à trois, avec Marc Grosjean et Marinko Rupcic.  » Il détenait des atouts évidents « , se souvient Taelman.  » Bruno était grand, costaud, solide dans les duels sur l’homme. A Seraing, il a reçu du temps de jeu pour se faire un nom en D1. La preuve : il a disputé 27 matches de championnat cette saison-là. J’étais très content de lui, même si j’ai parfois dû insister pour qu’il surveille sa ligne. Et cela a donné lieu à des scènes cocasses. Il m’arrivait de me fâcher car je savais que ces kilos en trop lui poseraient tôt ou tard des problèmes. Je suis persuadé que cette insouciance l’a privé d’une belle petite carrière en D1. Il était trop court pour le grand Anderlecht mais pas pour nombre d’autres équipes de l’élite. Mais qui peut lui reprocher quoi que ce soit ? Bruno a choisi de vivre comme ça : il était heureux avec ses camarades. Bruno était un bon vivant, trop gentil pour la jungle de la D1, c’est évident.  »

Kerremans est d’accord avec Taelman :  » Le coach poursuivait parfois Bruno avec une balance. Notre ami s’enfermait même dans les toilettes pour échapper à la sentence. Taelman hurlait : – Je vais prévenir ton père… Tout le vestiaire était plié en quatre de rire. Bruno n’avait pas de voiture et se déplaçait à vélo. Après l’entraînement, on apercevait sa bécane devant une friterie…  » L’ancien portier se souvient de grands matches de la petite équipe sérésienne comme quand elle prit la mesure d’Anderlecht ou de Gand.

 » Bruno était alors le plus heureux des hommes « , intervient André Hia, ancien délégué des Métallos.  » Il avait encore une raison de plus pour faire la fête, boire quelque pots, peut-être plus, avec ses amis. C’était un épicurien qui n’aurait pas fait de mal à une mouche. Un jour, il m’a demandé si je pouvais le conduire dans le Limbourg. Son ami Stéphane Demol y jouait avec la Réserve d’Anderlecht. Sur le chemin du retour, il m’a demandé de tourner à gauche, direction les Pays-Bas. Là comme par… miracle, on a retrouvé dix joueurs de Seraing et nous avons fait la fermeture du bistrot. Cela peut paraître comique mais cette amitié, que Bruno appréciait tant, a été un des secrets de Seraing, recomposé avec les moyens du bord après la faillite de la grande équipe. Il n’y avait plus de stars et seule comptait cette formidable solidarité.  »

Il ne parvient pas à garder un sou pour demain : cela ne l’intéresse pas

A l’Air Pur, Kerremans se demande comment  » un fou a pu s’attaquer à un gars aussi gentil que Bruno « . Carine intervient :  » Sa bonté naturelle était à la fois sa force et sa faiblesse. Il voulait faire plaisir, était incapable de dire non, aidait tout le monde. « 

Après cette saison sur les rives de la Meuse, Thoelen est définitivement transféré à Gand. La chance ne l’accompagne pas en Flandre. Il se déchire les ligaments croisés du genou. Opération, rééducation, manque de caractère.

 » Il n’a pas assez mordu sur sa chique « , confie Michel De Wolf qui fut son équipier chez les Buffalos.  » Je sais qu’il n’est jamais facile de revenir après une intervention aussi lourde. Mais lui, il était trop fataliste dans sa façon de vivre son métier. Demain était un autre jour et ce côté bohème lui a coûté cher. En D1, il faut beaucoup de volonté : il n’en avait pas assez pour s’imposer durablement malgré un bon bagage physique et technique. Et il ne faut pas oublier que Gand détenait une grosse équipe. La concurrence était sévère.  »

Il tente de reprendre sa place, peut-être un peu tôt. C’est la rechute, une autre blessure lors de sa deuxième saison à Gand puis la fin de ses illusions en D1.  » Quand il était à Gand, Bruno revenait nous voir « , disent ses amis sérésiens.  » Après son opération, il est même parti avec nous aux sports d’hiver. Il a skié et fait des cumulets avec son attelle. C’était déconseillé dans son état. Nous le lui avons bien dit mais Bruno s’en moquait. « 

Il ne saisit pas sa chance au stade Jules Otten et c’est la glissade vers des clubs anonymes des séries provinciales, Denderleeuw puis Denderhoutem. Pour lui, cela ne représente même pas un pas en arrière. Il joue au football, peu importe dans quel club, il est content. Bien qu’ayant eu la précaution de terminer ses humanités (il songea ensuite à des études supérieures d’éducation physique ou d’informatique, mais le football passa avant tout), Thoelen ne trouve pas de travail.

Bruno n’est pas spécialement verni dans sa vie sentimentale, nous a-t-on dit, et file à nouveau vers Seraing. Le Bruxellois revient à l’Air Pur où son ancien équipier, Rupcic, lui offre un job de garçon et une chambre au-dessus de l’établissement. Les lampions de la D1 sont éteints pour ce brave garçon mais cela ne l’ébranle pas : il n’était pas fait pour ces griseries-là. C’est un joyeux fêtard qui offre des tournées quand c’est possible. L’argent lui file entre les doigts. Thoelen ne parvient pas à garder un sou pour demain. Cela ne l’intéresse pas. Carpe diem. N’est-ce pas une fuite en avant qui annonce des années délicates ?

 » Peut-être mais Bruno était comme cela « , affirme-t-on à l’Air Pur.  » Il n’avait pas assez de caractère. Mais c’est pour le voir que les footballeurs liégeois de D1 venaient ici. Les Standardmen, les Liégeois, les Sérésiens adoraient l’Artiste. « 

Kerremans opine du bonnet :  » Il fallait l’entendre chanter : – There is only one Bruno Thoelen, only one Bruno Thoelen…  » Puis, il quitte les hauteurs de Seraing pour se replier vers Bruxelles. On raconte alors que le sympathique ambianceur, vrai semeur de bonheur, lève un peu le coude et a des petites dettes contractées pour vivre une addiction aux jeux.  » Cette rumeur est fausse « , affirme Kerremans.  » Il se distrayait parfois en jouant au bingo, comme tout le monde. Le reste, c’est de la blague, des ragots.  »

Thoelen se réinstalle dans la capitale, travaille durant des années pour une grosse société de matériel sanitaire. Le temps passe, il ne se marie pas, voit régulièrement les enfants de sa s£ur, Pascale, qui l’adorent. A Seraing, les nouvelles sont rares mais il se manifeste de temps en temps au téléphone. Il a un vélo chez ses parents installés dans la périphérie bruxelloise et s’adonne à de longues randonnées tous les week-ends.

Son ciel professionnel s’assombrit quand une restructuration le prive de son boulot. Près de chez lui, il ne se fait pas prier pour remplacer de temps en temps une des serveuses du New Cardinal. Puis, le 2 février dernier, un homme, le visage dissimulé par un châle entre dans l’établissement. La suite est dramatique : Bruno est poignardé et l’assassin, un employé communal, prend le temps de voler 200 euros dans la caisse avant de partir, comme si de rien n’était. C’est l’horreur pour tout le monde : ses parents, Paulette et Raoul sont anéantis mais tellement dignes et courageux dans le malheur .

A Seraing, personne ne comprend.  » Carine a téléphoné partout pour savoir quand allaient se dérouler les funérailles « , souligne Kerremans.  » Pour nous, il était impossible de ne pas lui rendre hommage. Il n’est pas resté longtemps en D1 mais qu’est-ce qu’il ne nous a pas offert comme bonheur. « 

Pourquoi ce moment de folie ? Un brave gars est mort pour une poignée de billets. L’assassin a été arrêté : cet accro aux jeux a ôté la vie pour un peu d’argent vite englouti dans l’un ou l’autre pari. Justice sera rendue.

Kerremans retrouve une photo d’un Thoelen qui sourit à la vie :  » Il était toujours comme ça… J’ai attentivement écouté les gens qui ont pris la parole pour lui rendre hommage. Tous pensent la même chose que nous : c’était un brave gars. Il est mort un 2 février, le jour de mon anniversaire. A Seraing, nous ne l’oublierons jamais. There is only one Bruno Thoelen, only one Bruno Thoelen.  »

PAR PIERRE BILIC

 » C’était un ambianceur, un semeur de bonheur. « 

 » A Seraing, nous n’oublierons jamais Bruno Thoelen. « 

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