« Le Gitan » Roger De Vlaeminck fête ses 75 ans

Jacques Sys
Jacques Sys Jacques Sys, rédacteur en chef de Sport/Foot Magazine.

Après Eddy Merckx, Roger De Vlaeminck est le plus grand coureur de classiques de l’histoire du cyclisme. Le Gitan fête ses 75 ans ce 24 août. Fêtera ? Le terme est sans doute mal choisi car il préférerait, de loin, être toujours actif dans le peloton.

Roger De Vlaeminck a toujours eu peur de vieillir. Est-ce la raison pour laquelle sa femme a 25 ans de moins que lui ? Il rigole lorsque quelqu’un lui pose la question. De Vlaeminck prend soin de son corps. Il va courir tous les jours et surveille son poids. Et il continue à faire parler de lui dans le monde de la Petite Reine. Depuis sa ferme de Kaprijke, dans un décor de carte postale au milieu des paysages du Meetjesland, il lui arrive encore de donner un avis tranché. Sans langue de bois, comme on l’a toujours connu. Il fustige les coureurs qui refusent de prendre des risques, souligne la bravoure des uns et le manque d’audace des autres.

De Vlaemincka été actif dans le peloton pendant 16 ans. C’était un champion un peu rebelle qui n’avait pas sa langue en poche. Il n’avait pas peur de dire tout haut ce que d’autres pensaient tout bas. On l’adorait ou on le détestait. Lorsqu’il tenait un discours positif, celui-ci passait souvent inaperçu. De Vlaeminck, un enfant des kermesses, était surnommé leGitan. En fait, De Vlaeminck était une châtaigne : dure et piquante à l’extérieur, incroyablement douce à l’intérieur. Il dissimulait souvent ses sentiments derrière une carapace et des déclarations fracassantes, mais il ne fallait pas grand-chose pour l’émouvoir et le toucher au plus profond de son coeur. Aujourd’hui encore, il ne peut s’empêcher de verser une larme lorsqu’il regarde un film sentimental.

Roger De Vlaeminck voulait toujours gagner. Il n’est resté bredouille qu’une seule saison, en 1983. Au cours des 15 autres saisons, il a accumulé 271 victoires, dont 11 classiques horscatégorie, deux championnats de Belgique, 11 courses par étapes et 92 victoires d’étapes. Il a également été deux fois champion du monde de cyclo-cross (en 1968 chez les amateurs et en 1975 chez les professionnels) et cinq fois champion national dans cette discipline, dont trois fois chez les pros. Il a remporté 112 courses dans les labourés et 26 compétitions sur piste. En fait, toute la vie de Roger De Vlaeminck a été une course. Dans tous les sens du terme. Son ambition n’avait pas de limites. À deux reprises, il a laissé la victoire à son frère Eric en cyclo-cross, et il le regrette toujours aujourd’hui.

L’homme des extrêmes

Souvent, la colère poussait De Vlaeminck à se surpasser. Comme lors du Tour de Suisse 1975. Son frère Eric, soupçonné de dopage, venait d’être arrêté, et avant le départ de la première étape, Eddy Merckx lui a glissé un article de journal sous les yeux. On y voyait, en première page, une photo d’Eric emmené sans ménagement. Le sang de Roger n’a fait qu’un tour. Sa colère était telle qu’il a gagné l’étape haut la main, malgré un parcours jalonné de plusieurs cols. Sur ce Tour de Suisse-là, il a signé cinq autres victoires d’étapes et a remporté le classement général en surclassement : un exploit qu’il considère toujours comme le point d’orgue de sa carrière.

Cette sensibilité est aussi l’un de ses traits de caractère. De Vlaeminck a toujours été l’homme des extrêmes. Il était capable de réagir tellement violemment qu’il perdait tout sens des réalités. Le fait d’avoir précédé EddyMerckx dans ce Tour de Suisse l’a rendu encore plus fier. La présence du Cannibale le poussait à se surpasser. Rien ne lui procurait plus de plaisir que le fait de battre son grand rival. Cette rivalité était, à ses yeux, ce qui fait la beauté du sport : l’affrontement entre deux champions, deux caractères. Un duel homme contre homme.

Cette brillante victoire au Tour de Suisse conforte De Vlaeminck dans sa conviction qu’il aurait pu faire meilleure figure dans les grandes courses par étapes. Mais il avait du mal à se concentrer sur les grands tours. Il avait un tempérament trop égoïste. Il a souvent fait l’impasse sur le Tour de France, car il ne supportait pas le chauvinisme des Français. Il n’a pris que trois fois le départ de la Grande Boucle, et les trois fois, il a abandonné prématurément. Il n’a remporté qu’une seule étape. C’est un manque sur son palmarès.

Mais Roger De Vlaeminck ne s’est jamais vraiment préparé pour un grand tour. Il n’a jamais été reconnaître une étape de montagne. Plus tard, il a souvent songé à ces occasions ratées. Beaucoup de gens pensent que De Vlaeminck ne savait pas grimper. Mais en 1975, il a remporté sept étapes du Tour d’Italie, dont une où cinq cols figuraient au programme. Il a aussi remporté une étape qui franchissait le Stelvio. Au classement final, il avait terminé quatrième cette année-là. De Vlaeminck était insatiable dans le Giro : il s’est imposé dans 22 étapes au total et a remporté à trois reprises le classement par points.

Des entraînements à l’aube

S’il se préparait très peu pour les grands tours, Roger De Vlaeminck se concentrait à fond sur les classiques. Il s’imposait des entraînements de 380 kilomètres. Fidèle à son image, il s’adonnait à un régime de spartiate. Il n’était pas rare qu’à neuf heures du matin, il avait déjà parcouru 120 kilomètres. Il adorait assister au lever du soleil, humer la rosée qui enrobait les champs. Il se forgeait le caractère en s’entraînant à l’aube, pendant que les autres coureurs dormaient encore. Il estimait qu’en agissant de la sorte, il prenait de l’avance sur la concurrence.

Même pendant les mois d’hiver, De Vlaeminck ne reculait devant aucun sacrifice. Il établissait son programme avec Roger Debbaut, le kiné qui le suivait. Entre octobre et fin janvier, ils allaient s’entraîner dans les bois. Ils ne roulaient pas beaucoup à vélo, mais mettaient le coeur et les poumons à rude épreuve. Ils affûtaient leur condition au point qu’il ne leur restait plus qu’à s’adapter au vélo.

On ne peut parler de Roger De Vlaeminck sans évoquer Paris-Roubaix. Lui-même, pourtant, préférait Milan-Sanremo, la classique qu’il a remportée à trois reprises, à la grande joie de ses patrons italiens. Pour lui, rien n’était plus beau qu’une victoire sur la Via Roma, même s’il franchissait souvent la ligne d’arrivée totalement épuisé. De Vlaeminck adorait aussi le Tour des Flandres, mais celui-ci lui a rarement souri. Il ne l’a remporté qu’une seule fois, en 1977, alors que Freddy Maertens savait d’avance qu’il allait être disqualifié pour ne pas avoir changé de matériel au Koppenberg, mais il préfère ne pas en parler. Cette victoire fait tache sur sa carrière. Car De Vlaeminck a horreur de s’imposer en profitant du malheur d’un autre.

Mais les quatre victoires dans Paris-Roubaix font évidemment la fierté de De Vlaeminck. Comme celle de 1975, lorsqu’il a fait la course en tête avec Eddy Merckx, Marc Demeyer et André Dierickx. À dix kilomètres de l’arrivée, Merckx a été victime d’une crevaison. De Vlaeminck a maintenu un rythme soutenu à l’avant. Merckx est revenu, lentement mais sûrement, a effectué la jonction et a immédiatement démarré. De Vlaeminck avait prévu le coup. Il a sauté dans sa roue et ne l’a pas lâchée, avant de remporter le sprint.

Pâtisseries à gogo

De nombreuses rumeurs circulent à propos de la fascination qu’éprouvait Roger De Vlaeminck pour Paris-Roubaix. On a prétendu, par exemple, qu’il emmenait son vélo dans sa chambre la veille de l’épreuve. Et c’était la vérité. Mais il le faisait également pour les autres classiques. Cela faisait partie d’un rituel. Avant Paris-Roubaix, De Vlaeminck configurait son vélo d’une autre manière, afin qu’il supporte mieux les pavés. Il utilisait des tubes qu’il avait stockés chez lui pendant quatre ans, dans une chambre sèche.

Mais cette méthode ne peut expliquer, à elle seule, la suprématie de Roger De Vlaeminck dans l’Enfer du Nord. Sur les pavés, il avait le sentiment que rien ne pouvait lui arriver. Pendant dix ans, il n’a été victime d’aucun incident mécanique. Ce n’est que plus tard, lorsque le doute a commencé à s’immiscer dans son esprit, qu’il a subi trois crevaisons.

De Vlaeminck avait une façon bien à lui de se préparer pour Paris-Roubaix. Quatre jours avant la course, il prenait le départ de Gand-Wevelgem et après, il se farcissait encore un entraînement de 150 kilomètres. Ce qui l’amenait à un total de 400 kilomètres. Un médecin italien lui avait expliqué que le fait d’aller au bout de ses forces, quelques jours avant une telle course, produisait des effets bénéfiques. À condition de compenser ses pertes d’énergie en ingurgitant le plus de sucreries possible dans les jours suivants. De Vlaeminck se régalait donc d’un grand nombre de pâtisseries.

Le Gitan aurait pu signer encore davantage de succès dans Paris-Roubaix, mais lorsqu’il a couru à deux reprises dans la même équipe que Francesco Moser, il s’est senti prisonnier. Deux leaders dans une même équipe font rarement bon ménage. Moser a cependant beaucoup appris à De Vlaeminck. Par exemple, comment il fallait mesurer sa fréquence cardiaque. Le fait de s’entraîner avec un tel appareil a procuré un sentiment d’invincibilité à De Vlaeminck. Il avait déjà 37 ans, à l’époque, mais jusqu’à la mi-avril, il n’a perdu aucun sprint massif.

Fou de vélo

Ce n’est pas la seule fois où Roger De Vlaeminck a eu recours à des pratiques étranges. C’était déjà le cas au début de sa carrière. En 1969, il a remporté sa toute première course chez les professionnels : le Circuit Het Volk. De Vlaeminck n’avait encore jamais disputé une course de plus de 200 kilomètres. Il faisait partie d’un groupe d’échappés de 15 coureurs et s’était placé dans la roue de Patrick Sercu pour le sprint, car il pensait que celui-ci allait l’emporter.

Mais Sercu n’a pas su produire les efforts nécessaires et c’est De Vlaeminck lui-même qui a franchi la ligne d’arrivée en vainqueur. Le lendemain, il a participé à un cyclo-cross à Overboelare et a terminé deuxième derrière son frère Eric. Tout le monde a été très étonné. Deux mois plus tard, il est devenu champion de Belgique à Namur. À deux kilomètres de l’arrivée, il a faussé compagnie au peloton et on ne l’a plus revu.

Roger De Vlaeminck est l’un des coureurs les plus complets de tous les temps. Il est, par exemple, passé sans transition des labourés au Tour de Majorque, qu’il a remporté, avant de participer avec Sercu aux Six Jours d’Anvers, où il s’est également imposé. De Vlaeminck était un coureur très explosif. Personne n’était capable de combler un écart entre deux groupes aussi rapidement que lui.

Roger de Vlaeminck et Eddy Merckx, 1972 (Photo by RDB/ullstein bild via Getty Images)

S’il a disputé autant de courses, c’est parce qu’il adorait le vélo. C’est aussi la raison pour laquelle il a effectué un come-back après avoir pris sa retraite. Une décision également liée à son besoin de reconnaissance. Il se nourrissait des applaudissements du public, mais pour les apprécier à sa juste valeur, il devait avoir le sentiment de les avoir mérités.

Il ne fallait pas contredire De Vlaeminck. Parfois, il donnait l’impression de n’en faire qu’à sa tête, mais c’était sa manière à lui de se détendre. Donnez à votre corps ce qu’il vous demande, affirmait-il sans cesse. Si le Gitan avait envie de manger des frites, il en mangeait. Mais souvent, il s’imposait aussi une abstinence sexuelle de quatre ou cinq mois. Pendant toute sa carrière, Roger De Vlaeminck ne s’est soucié que de lui. C’est la raison pour laquelle il n’a jamais réussi comme directeur sportif. Il était trop égocentrique pour ce job.

Une grande lacune

Mais la plus grande lacune au palmarès de Roger De Vlaeminck reste l’absence d’un titre mondial. En 1975, à Yvoir, il était considéré comme le grand favori, mais lorsque le Néerlandais HennieKuiper s’est échappé, personne n’est parvenu à le rejoindre. Tout le monde surveillait De Vlaeminck, qui a finalement terminé deuxième. Il faut dire que les autres Belges ne se sont jamais mis à son service, mais pour cela, il ne doit s’en prendre qu’à lui-même. La veille de l’épreuve, lorsque l’équipe s’est réunie à table et que quelqu’un a demandé si les 11 coureurs étaient présents, De Vlaeminck a répondu qu’il n’y en avait que dix et demi, car Lucien Van Impe faisait partie du groupe. En fait, il plaisantait sur la taille de Van Impe, mais l’intéressé l’a très mal pris.

S’il n’a jamais été champion du monde sur route, De Vlaeminck a cependant endossé le maillot arc-en-ciel en cyclo-cross, une discipline qui le fascinait en raison de sa pureté. Il peut être satisfait de sa carrière, mais dans chacune de ses interviews, une certaine frustration ressort. L’absence de titre mondial sur route, le fait de ne s’être jamais concentré sur les grands tours : ce sont des regrets qui reviennent constamment. D’un autre côté, on ne peut oublier que De Vlaeminck a opté pour le cyclisme parce qu’il n’a pas réussi à percer comme footballeur.

Un jour, l’un de ses meilleurs amis l’a convié à un entraînement, et il a emprunté le vélo de son frère Eric. Un rien plus tard, il a disputé sa première course, à Loppem. Il a terminé quatrième. Lorsqu’il a découvert qu’il y avait de nombreuses primes à gagner dans le cyclisme, il n’a plus hésité. Chez les Juniors, il a remporté toutes les primes. Y compris celle prévue lorsque l’on terminait avec trois minutes d’avance.

Malgré cela, Roger De Vlaeminck n’a jamais joué les fanfarons. La vantardise, ce n’est pas son style, même si son comportement a parfois laissé penser le contraire. Il supportait mal la critique. Un jour, on lui a vertement reproché d’avoir abandonné le Tour d’Italie 1976 à trois jours de l’arrivée et de ne pas avoir aidé son équipier Johan De Muynck à triompher. On a évoqué un excès d’orgueil et de jalousie. D’autres ont parlé de complot. Alors qu’un hématome à la cuisse était la véritable raison de son abandon. C’est d’ailleurs De Vlaeminck qui avait insisté pour que son équipe emmène De Muynck au Giro alors que son employeur précédent, Flandria, ne lui voyait plus aucun avenir après une double fracture du crâne. C’est du moins ce qu’il a toujours prétendu.

Jamais Sportif de l’Année

De Vlaeminck n’a jamais compris, non plus, pourquoi il n’a jamais été élu Sportif de l’Année. Pas même l’année où il a remporté neuf victoires en cyclo-cross et 44 courses sur route, dont Tirreno-Adriatico, Paris-Roubaix et le Championnat de Zurich, tout en terminant deuxième du Championnat du Monde et quatrième du Giro. Mais les journalistes lui ont préféré le sauteur en hauteur Bruno Brokken. De Vlaeminck a terminé deuxième du référendum.

Roger De Vlaeminck aura 70 ans jeudi prochain, le 24 août. Un anniversaire qui ne sera probablement pas célébré en grandes pompes. Il a longtemps fait référence à sa période de gloire. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Mais, a- t-il un jour affirmé, si l’on pouvait lui rendre son coeur et ses jambes de 20 ans, il serait le plus heureux des hommes. Il pourrait alors se remettre au vélo.

par Jacques Sys

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