BLUE MOON

Once in a blue moon disent les Anglais pour parler de quelque chose d’extrêmement rare. A l’image d’un titre de Manchester City, l’équipe qui s’est tiré une balle dans le pied pendant des années. Reportage à Manchester, la ville du foot british par excellence.

W elcome to Manchester. Cette fois, ce sont les Jeux olympiques qui nous souhaitent la bienvenue. Ils ont lieu à Londres mais aussi un peu à Manchester. Près de nous, dans la longue file d’attente qui mène au contrôle des passeports, un gamin portant une vareuse de l’Uruguay pleurniche. Il ne comprend pas :  » Pourquoi vient-on à Manchester ? Les Jeux n’ont pas lieux à Londres ? Sa mère lui répond en espagnol que c’est à Manchester que l’Uruguay entame son parcours olympique et le gamin souffle. Le soir même, la Céleste battra de justesse (2-1) une équipe des Emirats Arabes Unis enthousiaste mais aux moyens limités.

Mansour bin Zayed, le propriétaire de Manchester City, a- t-il suivi la rencontre ? Sans doute car l’homme aime le foot. Mais il reste très discret. Dans son pays, il possède aussi le club d’Al Jazeera et quand nous avons interrogé Hugo Broos sur son aventure dans ce pays du Golfe, il nous a avoué ne l’avoir jamais rencontré. Durant notre séjour, on nous dira d’ailleurs que le grand patron des champions d’Angleterre n’a fait qu’une seule apparition publique depuis qu’il a repris le club en 2008 : c’était en 2010, à l’occasion d’un match à domicile contre Liverpool. Depuis, on ne l’a plus vu. Même pas le 13 mai dernier, lorsque City a remporté un titre qu’il attendait depuis 1968. Le cheikh aime la discrétion et préfère suivre les matches à la télévision depuis son pays.

Ce match du titre restera pourtant dans les mémoires de tous ceux qui y ont assisté. City devait gagner puisque son rival séculaire, Manchester United, menait à Sunderland. Mais au moment d’entamer les arrêts de jeu, les Citizens étaient menés 1-2 par une équipe réduite à dix qui luttait pour son maintien.

Dans une librairie, alors que nous fouillons parmi les nombreux livres de sport à la recherche de celui qu’a écrit Gary James sur l’histoire footballistique de la ville (Manchester, a football history), un vieux fan de City, John, nous avoue qu’il a maudit le club ce jour-là.  » Je me suis dit que, comme d’habitude, nous allions tout foutre en l’air.  »

Il nous demande si nous suivons le football anglais depuis longtemps et si nous nous rappelons de l’année 1999. Veut-il parler du triplé et de la finale de la Ligue des Champions au Camp Nou où Manchester United était mené 1-0 à quelques secondes de la fin pour finalement s’imposer 2-1 ? Est-ce ce souvenir qui lui a permis de garder l’espoir en mai dernier ?

 » No, man « , rigole-t-il.  » Je ne porte jamais de rouge, alors ce n’est sûrement pas dans un moment comme celui-là que je vais penser à eux.  » En disant cela, il sort du rayon un livre de David Conn, Richer than God.

 » Vous devez absolument lire cela « , dit-il. Après avoir un peu cherché, il l’ouvre à la page 268. Et d’une allure décidée, comme seuls les vieux en sont capables, il nous entraîne par le bras vers le coffee corner où avant d’avoir été chercher un café, il nous oblige à lire tout un passage qui, à ses yeux, a énormément d’importance.

On y parle des play-offs de 1999. Alors que United triomphe en Ligue des Champions et remporte la Premier League, City végète en troisième division. Au lieu d’affronter Barcelone, Chelsea ou le Bayern Munich, il joue contre York City, Chesterfield ou Darlington. Tandis que les supporters de United découvrent San Siro ou le Stadio delle Alpi, ceux de City visitaient Bootham Crescent ou Saltergate. La saison se terminait certes à Wembley, le vieux Wembley, en cours de rénovation. L’adversaire s’appelle Gillingham. En jeu, un ticket pour la deuxième division. A quelques minutes de la fin, Gillingham mène 2-1 et un de ses fans crie :  » Scunny. Fucking Scunny. Scunthorpe fucking United. Vous jouerez contre eux la saison prochaine. Fucking Scunny !  »

Entretemps, John est de retour. Il a renversé la moitié du café et s’excuse.  » Voilà à quoi j’ai pensé, en mai : à Wembley.  » Car ce jour-là aussi, City avait renversé la vapeur dans les dernières secondes. Et le lendemain, il avait donc vécu en compagnie de milliers d’autres fans la parade sur Albert Square, au c£ur de la ville, près de la mairie.

Il nous demande si nous savons quelle est la chanson favorite des fans de City ? Wonderwall, d’Oasis ? Non, c’est trop moderne pour lui. Blue Moon, dit-il d’un rire un peu cynique. Et il se met à chanter Sinatra, ce qui fait rigoler notre voisin de table, occupé à lire. Mais il en faut plus pour déranger John.

Blue moon, you saw me standing alone Without a dream in my heart, without a love of my own Blue moon, you knew just what I was there for You heard me saying a prayer for Someone I really could care for

C’est tout de même une chanson positive qui parle des rêves ?  » Pendant des années, nous n’avons retenu que les deux premières strophes « , dit John.  » Cette chanson nous collait au corps. Dans la deuxième strophe, le rêve se réalise grâce à quelqu’un mais pour City, il restait à l’état de rêve. Jusqu’à aujourd’hui. « 

 » Cheik Mansour « , lançons-nous en rigolant. Lui rit jaune.  » Le football a complètement changé. Espérons que le succès soit toujours au rendez-vous. Mais on n’est pas fan de City parce qu’on a soif de victoires, ça c’est certain. « 

Vieille Angleterre

Le 15 juin 1996, trois ans avant le triplé de United et la fabuleuse apothéose à Wembley – la saison suivante, City allait rejoindre directement la Premier League – une bombe posée par des militants de l’IRA explose en plein centre de Manchester, pas loin des petits restaurants sympas de Deansgate et du centre commercial Arndale. Il est onze heure et quart du matin. Les dégâts sont évalués à un milliard de livres et 200 personnes sont blessées mais, par miracle, on ne déplore aucune victime. L’attentat a en effet été annoncé par téléphone et le quartier a été en grande partie évacué.

Il est à la fois étonnant et à la fois normal que deux des meilleurs clubs anglais de la saison dernière trouvent leurs racines ici.

C’est étrange parce que le football est devenu très cher, au point que des générations entières de jeunes ne peuvent plus se l’offrir. Surtout ici. A première vue, Manchester est une ville fantastique. Après l’attentat, le centre a été rénové. A Deansgate, Market Street et Corporation Street, où l’IRA a garé sa Ford Cargo bourrée de 1500 kilos d’explosif (ce ne serait plus possible aujourd’hui car la rue est réservée aux piétons), des milliers de personnes font les soldes. On constate d’ailleurs que, contrairement aux autres villes anglaises, on voit très peu de gens portant des maillots de clubs. Ou alors, il s’agit de maillots aux couleurs du team olympique britannique, pas de City ou de United. Le soleil brille pour la première fois de l’année et des tas de gens profitent des terrasses. Le marché aux fleurs annuel se tient dans le quartier de la cathédrale, toute la campagne est descendue en ville. Une jolie dame veut nous montrer ses tournesols, ça sent bon la vieille Angleterre. Le soir, c’est à Canal Street, le quartier gay, qu’on trouve le plus d’animation. Ici, les homos ne doivent pas se cacher, Manchester est une ville ouverte d’esprit avec ses bars et des jeunes gens aux couleurs arc-en-ciel.

Le Manchester Evening News est gratuit. On vous le pousse dans la main lorsque vous vous promenez en rue. Car à Manchester, si on se balade beaucoup en rue, c’est davantage pour regarder les vitrines que pour acheter. Au coucher du soleil, le match opposant la Grande-Bretagne au Sénégal est diffusé sur grand écran. Il fait une vingtaine de degrés et nous attendons la grande foule mais il n’y a presque personne sur Exchange Square et ceux qui sont là boivent lentement leur bière à 4 livres (plus de 5 euro). Même les chaises longues ne sont pas toutes occupées.

Quatrième ville la plus pauvre du pays

Manchester a connu son heure de gloire au début de la révolution industrielle, dont on peut voir des témoignages pénibles au People’s History Museum. Du coton récolté par des esclaves aux Etats-Unis était acheminé par bateau jusqu’à la ville, où des enfants en faisaient du textile. Alors que les patrons vivaient dans de grandes mansions dans la banlieue verte, la population s’amoncelait dans les terraced houses de quartiers puants où on ne trouvait qu’un WC par rue. Oui, vous avez bien lu : par rue. Le travail des enfants était considéré comme normal et les gens étaient sous-payés. Dans la deuxième moitié du 19e siècle, afin d’éloigner les gens des pubs et de la boisson le dimanche après-midi, des clubs de football ont vu le jour.

Depuis vingt ou trente ans, le riche passé industriel de la ville n’est plus qu’un lointain souvenir. La libéralisation du marché l’a tué. Margaret Thatcher a taillé les budgets réservés à l’enseignement, à la sécurité sociale, aux allocations… Et Manchester en souffre encore. Derrière les apparences se cache une triste réalité. Chaque année, l’État publie ses Indices of Deprivation, son indice de pauvreté. Et Manchester y occupe une peu enviable quatrième place derrière trois quartiers de Londres (Hackney, Newham et Tower Hamlets) où les immigrés débarquent en espérant concrétiser leur English Dream. Que ce soit en matière de revenus moyens, de taux de chômage ou de conditions de vie, Manchester marque de mauvais points à tous les niveaux et cela malgré la jolie vitrine qu’offre la ville, malgré le succès des deux clubs de football qui en font la publicité dans le monde entier, malgré les efforts effectués dans le domaine de la recherche et des services. Les jeunes peuvent trouver du travail mais c’est payé deux ou trois livres de l’heure, pas plus.

Ali, notre chauffeur de taxi, nous emmène à East Manchester, où se trouve l’Etihad Stadium. Il est construit sur le site de SportsCity, aménagé pour les Jeux du Commonwealth 2002. La location du stade permet à la ville d’entretenir le reste de l’infrastructure sportive. Nous sommes dans le quartier le plus pauvre de la ville : 32 % de la population vit d’allocations et 60 % cherche du travail. Et c’est ici que joue Carlos Tevez qui, en 2009, lorsqu’il est passé de United à City, souhaitait en bleu et blanc sur des panneaux géants la bienvenue aux visiteurs de la ville. Tevez gagne 10 millions de livres par an, soit plus de 250.000 euro par semaine. A l’arrêt de bus, une jeune fille porte un bébé dans les bras. A ses pieds, trois sachets en plastique. De combien a-t-elle besoin pour survivre ? Et dire que quand il s’est disputé avec la direction du club, Tevez, pourtant lui-même originaire d’un bidonville de Buenos Aires, a juré de ne plus jamais remettre un pied dans cette ville.  » Parce qu’il y pleut tous les jours « . A quoi ça tient, le bonheur ?

Aujourd’hui, on construit des maisons autour de SportsCity. Elles sont terminées mais la plupart restent vides. Le stade, construit en pleine crise au milieu des années 90, a coûté plus de 120 millions d’euros, auxquels il faut encore ajouter 40 millions d’euros pour enlever la piste d’athlétisme et construire une nouvelle tribune. Des stars comme Vincent Kompany, David Silva, Sergio Agüero et Yaya Touréreçoivent un paquet d’argent par semaine. Après avoir déjà investi dans les installations pas très modernes de Carrington, qu’il partage avec United, City construit également à East Manchester un centre d’entraînement et de formation qui va encore coûter quelques millions. Il est à la fois bizarre et peu éthique qu’un cheikh investisse ici une petite partie de sa fortune : loin de chez lui, dans un quartier pourri, dans un club qui ne cultive pas vraiment l’amour de la victoire et dont les fans ne connaissent que deux strophes de  » Blue Moon « .

Blue moon, you saw me standing alone Without a dream in my heart

Without a love of my own

Et dire qu’il y a treize ans, l’adversaire s’appelait encore Scunthorpe fucking United…

Souffrir et se battre

Mais au long de toutes ces années, le football est resté populaire. Même quand aucun des deux clubs de la ville ne gagnait rien.

Nous demandons à John lequel des deux compte le plus de fans. Il ne doit pas réfléchir longtemps avant de me sortir l’histoire des fans du Club Brugeois et de ceux du Cercle : City a plus de supporters en ville tandis que United en compte dans tout le pays et même, depuis les trophées remportés par l’équipe d’ Alex Ferguson, dans le monde entier.

C’est possible car quand nous nous rendons à Old Trafford, transformé pour l’occasion en stade olympique et donc placé sous haute sécurité et que nous posons quelques questions, la plupart des visiteurs semblent être des touristes venus du reste de l’Angleterre et de l’étranger. Pour des raisons de sécurité, le Stadium Tour est restreint mais la plupart des gens semblent venir pour la première fois. On entend des waouw d’admiration. Ces fans-là suivent surtout leur club à la télévision. Il y a beaucoup d’étrangers : des Russes, mais surtout des Asiatiques. Selon le club, United compterait 330 millions de fans de par le monde.

C’est différent de SportsCity, où il n’y a rien à voir sauf un fan shop. Ici, on ne trouve que des supporters locaux à la recherche du tout dernier maillot. Pas de musée du club : en se rendant au premier étage pour acheter son abonnement (pas besoin de faire la file) ou faire floquer le nom de son joueur favori sur le maillot (12 euro), on peut juste lire quelques phrases relatant l’histoire du club.

Il n’est pas tout à fait certain que City compte plus de fans que United en ville. Du moins, cela ne ressort pas des statistiques des deux clubs. Voici peu, un sociologue de l’université de Manchester a demandé les codes postaux des abonnés et il en est ressorti que leur nombre en ville est à peu près équivalent. Une étude pertinente… ou pas car qui peut s’offrir le luxe d’un abonnement dans un quartier aussi pauvre ?

Et pourtant, il n’est pas étonnant que malgré la misère économique et sociale, ces deux clubs soient au sommet. Car Manchester a toujours été le berceau de la protestation et de l’enthousiasme. C’est ici que les plus grandes campagnes syndicalistes ont eu lieu, que les coopératives ont vu le jour, que la première vague d’émancipation de la femme a déferlé avec, notamment, l’apparition des suffragettes, qui militaient en faveur du droit de vote pour les femmes. Et ce n’est pas non plus un hasard si Manchester est la gay city par excellence.

La ville est habituée à souffrir et à se battre. Pour le droit, pour l’argent, pour des projets. Après être passée à deux reprises à côté de l’organisation des Jeux olympiques, elle s’est tournée vers celle des Jeux du Commonwealth. Et elle a pu construire SportsCity.

Le football y a également toujours été populaire. Il a survécu aux crises des années 70 et 80, lorsque les supporters n’étaient plus que des hooligans. City n’est pas le seul club à avoir souffert, United a eu sa part de misère : le drame de 1958, la difficile succession de Matt Busby, les années 80…

En 1998-1999, lorsque City évoluait en troisième division, il continuait à enregistrer une moyenne de 40.000 spectateurs à Maine Road. Le football a survécu à toutes les crises et c’est ce potentiel que la famille Glazer (à United) ou le cheikh de City ont voulu exploiter avec d’ambitieux projets. A l’échelle mondiale à en croire les tournées d’été effectuées au Cap, à Pékin et à Shanghaï.n

PAR PETER T’KINT À MANCHESTER

En 1998-1999, lorsque City évoluait en troisième division, il continuait à enregistrer une moyenne de 40.000 spectateurs à Maine Road.  » On n’est pas fan de City parce qu’on a soif de victoires, ça c’est certain.  » City n’est pas le seul club à avoir souffert, United a eu sa part de misère : le drame de 1958, la difficile succession de Matt Busby, les années 80…

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