» Avant, tout le monde voulait jouer comme le Brésil. Il faut que cela redevienne le cas « 

Avant de porter le brassard de la seleçao, Thiago Silva a trimé. Beaucoup. Sur son CV : des favelas craignos, des détections ratées, des transferts foireux, une tuberculose, une dépression, une timidité maladive. Comment passe-t-on de ces galères au statut quasi officiel de  » meilleur défenseur du monde  » ? Le Brésilien raconte.

Quand tu étais petit, on te surnommait  » ratinho « , le petit rat. Pourquoi ?

ThiagoSilva : Parce que j’étais très timide. J’ai déménagé plusieurs fois pendant mon enfance. A chaque fois, il fallait que je me refasse des amis. Ça prenait du temps, et c’était difficile, surtout. Quand je suis arrivé dans le quartier d’Urucania, à Santa Cruz, je regardais les autres jouer au foot sur le terrain en face de chez moi, sans jamais sortir. Je me contentais de les observer, posté sur une dalle en béton qui surplombait le haut de la maison. Il m’arrivait de rester là pendant des heures (il rit). Et puis, un beau jour, un garçon m’a aperçu et m’a crié :  » Sors de ton trou et viens jouer avec nous, ratinho ! » Je lui ai dit :  » OK, j’arrive « , mais je n’y suis pas allé. J’étais mort de honte. Au fur et à mesure, pourtant, je me suis rapproché d’eux. J’ai commencé par descendre, pour les regarder à travers la grille. Puis, le lendemain, j’ai pris mon courage à deux mains et je les ai rejoints. Ça a été une sorte de déclic.

C’était comment ton Brésil à cette époque ?

Tous les quartiers où j’ai vécu étaient très dangereux. C’était des zones de conflit entre la police et les trafiquants. Un moment, j’ai habité dans une petite favela de Campo Grande. La nuit, il m’arrivait de ne pas retrouver mon chemin car il n’y avait presque pas d’éclairage. Du coup, je dormais souvent chez un ami qui habitait à l’entrée de la favela. Certains de mes amis, que je ne fréquente plus depuis longtemps, sont décédés. D’autres ont connu un sort pas forcément plus enviable. Mais je n’échangerais pas cette enfance pour une autre, parce que c’est comme ça que j’ai appris ce qui était bon ou mauvais.

Pourquoi t’es-tu fait recaler dans de nombreux clubs ?

Je pense que mon style de jeu m’a souvent porté préjudice. Il y avait des gamins qui traversaient le terrain balle au pied pour se faire remarquer alors que moi, il y avait des matches où je touchais seulement cinq ou six ballons. Je jouais simple, à une touche de balle, j’essayais d’être efficace, à tel point que mon beau-père, qui m’accompagnait tout le temps, m’a dit un jour :  » Thiago, si tu te contentes de passer le ballon aux autres rapidement, ils ne vont pas faire attention à toi ! Tu dois porter le ballon et dribbler pour qu’ils te prennent. « Mais je n’avais pas le talent nécessaire pour faire ça.

 » Le tacle doit être une arme de dernier recours  »

Diego Godin, le défenseur central de l’Atlético Madrid, a récemment avoué ne pas prendre de plaisir pendant les matchs. Tu prends du plaisir à défendre, toi ?

(l’air étonné) Il joue sans plaisir ? C’est vraiment bizarre… Moi je prends beaucoup de plaisir à défendre parce que c’est ce que je fais de mieux. Bien sûr qu’au début, je voulais être attaquant, et que maintenant mes seules opportunités de marquer surviennent sur coups de pied arrêtés. Mais si je ne prenais pas de plaisir sur le terrain, je ne sais pas ce que je ferais. Je serais sans doute à la maison, tiens.

Tu ne tacles quasiment jamais. Pourquoi ?

Parce que c’est ce qu’on m’a appris. Mes entraîneurs m’ont toujours dit qu’un défenseur central ne devait pas avoir le cul par terre. Un stoppeur au sol est une proie facile pour l’attaquant, surtout s’il rate son tacle. Je pense que le tacle doit être une arme de dernier recours à utiliser uniquement quand tu es sûr de ton coup à 100 %. L’autre raison pour laquelle je défends debout, c’est que je suis plutôt rapide. Tacler ne me sert donc pas à grand-chose, si ce n’est à perdre dix mètres sur l’attaquant que je dois marquer.

Ta première expérience européenne à Porto ne fut pas très fructueuse…

Je ne dirais pas ça. A la base, je devais jouer avec l’équipe principale et je me suis retrouvé en équipe B sans que l’on m’explique pourquoi et surtout sans avoir été présenté à l’effectif de l’équipe A. Je ne sais même pas qui était l’entraîneur (Victor Fernandez, ndlr). Bref, je me suis entraîné cinq mois avec la réserve et je suis entré seulement une fois dans l’Estadio do Dragao… C’est aussi au Portugal que j’ai ressenti les premiers symptômes de la tuberculose que j’ai contractée ensuite en Russie, au Dynamo Moscou. Je me plaignais tous les jours de douleurs à la poitrine, mais personne au FC Porto ne s’en est inquiété. Je n’ai passé aucun examen là-bas et ma santé a fini par se dégrader fortement. Je pense sincèrement que Porto a eu sa part de responsabilité dans ma maladie. Mon cas s’est aggravé au point que quand je suis arrivé à Moscou, on m’a immédiatement ordonné de faire des examens.

 » J’ai été interné 6 mois dans un hôpital de Moscou  »

Cette tuberculose, ça a été la période la plus difficile de ta carrière ?

(l’air grave) C’est sans aucun doute l’épisode le difficile de ma vie, même. Imagine, j’ai été interné dans un hôpital de Moscou pendant six mois alors que je ne comprenais ni le russe, ni l’anglais…

Dans quelles conditions tu vivais à l’hôpital en Russie ?

La chambre était bien plus petite que cette pièce (une salle d’environ 15 mètres carrés au Camp des Loges, ndlr). C’était vraiment très dur. Sur le coin gauche, il y avait le lit et juste à côté, un lavabo minuscule. Face au lit, il y avait une toute petite TV avec une console et quelques jeux vidéo. C’était le seul passe-temps que j’avais là-bas. A droite du lit, il y avait une grande fenêtre qui donnait sur la rue, dans un autre coin il y avait un petit frigo et enfin à côté de l’entrée, la salle de bains. Enfin, la salle de bains… Une douche avec un trou pour évacuer l’eau qui me servait aussi de toilettes. Je faisais mes besoins et me douchais au même endroit.

Tu as fait une dépression pendant ces six mois ?

Oui. Le froid, le manque de lumière naturelle, le fait de ne parler à presque personne… Tout ça était très difficile à vivre. Et encore, j’avais la chance d’avoir une excellente situation financière par rapport aux autres patients (chaque année, environ 24 000 personnes meurent de la tuberculose en Russie, ndlr). Je crois d’ailleurs que je suis le seul patient à avoir grossi (il rit). Parce que quand ma mère a débarqué à Moscou, elle est venue avec beaucoup de chocolat. Ça m’a bien aidé, car la bouffe de l’hôpital était froide et immangeable.

Tu es retourné en Russie après ça ?

Non, hors de question ! Je n’y retournerai jamais ! J’ai de très mauvais souvenirs là-bas… D’ailleurs j’ai quitté le pays de manière précipitée, sans rien prendre avec moi. J’ai tout abandonné, mes affaires, mes habits, ceux de ma femme, ma maison, tout, comme si je fuyais la fin du monde. Tout ! Je voulais repartir de zéro. Laisser derrière moi tout ce que j’avais vécu là-bas.

 » Je pressentais les futurs ennuis de Milan  »

Tu signes alors au Fluminense, et c’est là-bas que tu deviens  » O Monstro « . L’Inter Milan te repère mais finalement, Leonardo réussit à te convaincre au dernier moment de signer pour le Milan AC. Qu’est-ce qu’il t’a dit pour que tu changes d’avis ?

Au début, c’est vrai, je devais signer à l’Inter Milan. Le contrat était prêt, il ne manquait plus que ma signature. En plus, l’Inter pouvait m’aligner tout de suite, alors que le Milan AC devait attendre six mois en raison de ma condition de joueur extra-communautaire. Le problème, c’est que l’Inter a coupé les ponts presque du jour au lendemain, à cause de la crise financière qui venait de frapper l’Europe. C’est à ce moment que Leonardo intervient. J’étais dans ma voiture avec ma femme, et là mon téléphone sonne. Comme c’était un numéro inconnu, je lui ai donné le téléphone. Elle décroche puis me tend le combiné.  » C’est Leonardo de l’AC Milan « . Au début, j’hésite. Je me demande ce qu’il me veut. Puis je lui réponds. Et là, il se passe quelque chose de surréaliste.  » Allô ? Tu veux venir à Milan ? » Je ne m’y attendais pas du tout, donc je reste muet quelques secondes avant de lui dire :  » Evidemment que je veux venir « . Dans la seconde qui suit, il lâche un :  » OK, super « , et raccroche.

C’est aussi Leonardo qui t’a convaincu plus tard de signer au PSG. Comment a-t-il fait pour te convaincre de quitter un club où tu étais une légende, pour un autre qui n’avait pas gagné un championnat depuis 1994 ?

Ça a été l’une des décisions les plus difficiles de ma vie. J’étais concentré sur les Jeux olympiques 2012 avec le Brésil. On venait de commencer notre mise au vert et j’avais peur que ça ait une influence négative sur mon rendement et celui de l’équipe. Mais le truc, c’est qu’Ibrahimovic et Leonardo m’appelaient très souvent pour voir comment la situation avançait. Au final, j’ai discuté avec mon épouse qui m’a dit, pour me rassurer :  » Partout où tu iras, tes enfants et moi te suivrons « . Après quoi j’ai pris mon téléphone et j’ai appelé Tonietto pour lui annoncer que j’allais signer à Paris. Je n’ai jamais fait la comparaison Milan-PSG dans ma tête car sinon je serais resté en Italie en raison du prestige. Mais sur le court terme, la situation du PSG était plus intéressante, notamment parce que je savais que le Milan allait avoir quelques problèmes. Je n’ai pas eu tort.

 » Pour être respecté, je dois respecter mon adversaire  »

Le PSG est néanmoins plus petit que le Milan en termes de prestige, mais aussi de structures. Toi, Ibra, et les autres joueurs issus de grands clubs, vous avez donné des conseils aux dirigeants pour aider le PSG à grandir ?

Oui, Ibra, Alex, Thiago Motta, Maxwell et moi-même essayons de donner des conseils. Zlatan, par exemple, a levé la voix concernant la cuisine au Camp des Loges. Et regarde : aujourd’hui, nous avons un restaurant et des cuisiniers professionnels. Avant qu’Ibra ne hausse le ton, les gens qui préparaient nos repas étaient des employés de longue date du PSG qui étaient là pour dépanner. Ce n’était pas une situation normale pour un club qui voulait devenir grand.

C’est plus compliqué de défendre en Serie A, ou en Ligue 1 ?

En France. Tout simplement parce que je ne connais pas forcément l’attaquant qui se trouve face à moi. Or, que ton gars soit bon ou mauvais, tu dois le connaître. Lors de ma première saison à Paris, ce n’était pas toujours le cas. J’ignorais aussi le nom de certaines équipes. Parfois, j’étais même incapable de répondre à la question :  » Alors, tu joues contre qui ce week-end ? » Je vais t’avouer un truc. A mes débuts au PSG, je me disais :  » Je suis Thiago Silva, et cet attaquant, c’est qui ? » Je manquais de respect à mon adversaire, je le sous-estimais et ça m’a porté préjudice. Je me suis mis dans des situations compliquées en pensant comme ça. Pour être respecté, je dois respecter mon adversaire, c’est comme ça que ça fonctionne. Alors aujourd’hui, avant chaque match, je me renseigne sur l’équipe qu’on va affronter et ses attaquants.

 » Nous voulons tous un Brésil meilleur  »

Tu veux dire que tu étais un peu comme Zlatan quand il a dit :  » Je ne connais pas la Ligue 1, mais la Ligue 1 me connaît «  ?

Oui, un peu. Mais Zlatan, c’est Zlatan. Il plante 30 ou 40 buts par saison. A partir de là, il n’y a rien à dire. Moi, je peux faire 35 bons matchs, en rater trois et faire perdre le titre à mon équipe. Un défenseur souffre plus et gagne moins… Un attaquant peut rater trois occasions, s’il en met une au fond et que l’équipe gagne 1-0, c’est l’homme du match, alors que moi j’ai trimé dans l’ombre pendant 90 minutes (rires).

Quel regard tu portes sur les manifestations qui ont lieu au Brésil depuis quelques mois ? Elles t’inquiètent ?

Oui… Parce que lorsqu’un pays organise un événement aussi important que la Coupe du monde, il y a toujours des gens qui profitent de l’exposition médiatique pour se montrer et faire des choses qui, à mon sens, sont mauvaises. Parmi les gens qui manifestent, la grande majorité le fait pacifiquement. Ceux-là ont tout mon soutien, car nous voulons tous un Brésil meilleur, et tout ce qui pourrait améliorer le pays est le bienvenu. En revanche ce que je ne cautionne pas, ce sont les gens malhonnêtes qui en profitent pour caillasser des vitrines, voler des commerçants et des manifestants, le plus souvent à visage couvert. Manifester c’est important. Casser, par contre, n’aide à rien. Mais le peuple brésilien est très intelligent et je pense qu’il a compris que si quelque chose se passe mal pendant le Mondial, les pays européens auront une très mauvaise opinion de nous. Déjà qu’ils pensent que nous sommes une nation de voleurs, de bureaucrates et j’en passe… Nous, joueurs, nous pouvons contribuer à l’apaisement national en gagnant la Coupe du monde. C’est la seule chose que nous puissions faire de notre côté.

Il y a un peu plus d’un an, le public brésilien sifflait la seleçao. On a l’impression que ça va mieux aujourd’hui. Quel a été le déclic selon toi ?

Tout a commencé lors du match d’ouverture de la coupe des confédérations. Je me souviens bien de ce jour, car malheureusement, avant le match, notre présidente Dilma Rousseff avait été sifflée. J’étais un peu triste de cette situation. Nous ne devrions pas siffler notre présidente, surtout dans un contexte comme celui-là, mais bon… Nous avons fini par battre le Japon 3-0 en jouant bien et avec de la joie. Juste après le match, nous nous sommes envolés pour Fortaleza. Quand le car de la seleçao est parti de l’aéroport, une horde de supporters lui courait derrière. C’était impressionnant et cela nous a surpris. C’est à ce moment que Julio César a eu une idée qui peut sembler banale mais qui, je pense, a fait la différence. Le car avait des vitres teintées, donc nous pouvions voir les Brésiliens faire la fête, mais eux ne pouvaient pas voir que nous leur répondions. Julio César a trouvé que ce n’était pas normal et a demandé à ce qu’on enlève l’adhésif teinté qui les empêchait de nous voir. Une fois que ça a été fait, on a pu se regarder les uns les autres. Ça a donné lieu à un grand moment de communion entre le public et nous.

 » L’hymne national nous donne déjà un but d’avance  »

L’hymne national brésilien pendant la Coupe des Confédérations, c’était quelque chose, non ?

(Il a des frissons et se frotte les bras et réfléchit)… Entendre 75 000 spectateurs chanter comme ça… Après la finale de la Coupe des Confédérations, Del Bosque a dit que l’Espagne avait encaissé le premier but du match au moment des hymnes. La différence a commencé à se faire à ce moment-là. Del Bosque, en grand entraîneur qu’il est, l’a compris avant tout le monde. Quant à nous, les joueurs, c’est Marcelo qui a eu l’idée que l’on continue à chanter après que la musique de l’hymne s’arrête. On l’a fait pour la première fois à Fortaleza. Marcelo se trouvait entre Julio César et moi pendant l’hymne. Quand la musique s’est arrêtée et que j’allais le lâcher pour applaudir, il m’a retenu avec l’air de dire :  » Tu ne vas nulle part Thiago, continue de chanter « (rires). Du coup on a tous continué à chanter à l’unisson. Aujourd’hui, c’est devenu un rituel, et je peux te dire que si les supporters chantent l’hymne national de cette manière à chacun de nos matches pendant le mondial, on partira avec un but d’avance sur nos adversaires à chaque coup d’envoi.

Mauro Silva racontait récemment qu’en 1994, Parreira et lui avaient un plan très précis pour gagner la Coupe du monde. Est-ce que vous avez convenu de quelque chose de ce type avec Scolari ?

Non. Et on n’en pas forcément besoin, parce qu’on a déjà beaucoup travaillé sur les automatismes et les affinités sur le terrain. Les derniers matchs amicaux et la Coupe des Confédérations montrent que nous sommes sur la bonne voie. Si on a confiance en nous, alors nous pourrons jouer comme nous savons le faire. Le football brésilien a toujours eu la volonté de proposer un jeu offensif et festif, et nous n’avons pas le droit de l’oublier. Avant, tout le monde voulait jouer comme le Brésil. Il faut que cela redevienne le cas.

PAR WILLIAM PEREIRA ET JAVIER PRIETO SANTOS / PHOTOS :BELGAIMAGE

 » Un défenseur central ne doit pas avoir le cul par terre. Un stoppeur au sol est une proie facile pour l’attaquant, surtout s’il rate son tacle.  »

 » J’ai quitté la Russie de manière précipitée. J’ai tout abandonné, mes affaires, mes habits, ceux de ma femme, ma maison, tout, comme si je fuyais la fin du monde.  »

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