AU TEMPS DES PLAYBOYS

When the playboys ruled the world… C’était le titre d’un documentaire d’ITV consacré à deux pilotes britanniques des années 70, James Hunt et Barry Sheene. Basé sur le duel épique entre James Hunt et Niki Lauda, le film « Rush » remet ce thème au goût du jour. Attachez vos ceintures.

A un moment donné du film, un présentateur de télévision annonce la course du Nürburgring en disant :  » Dans le monde de la F1, ce circuit est aussi appelé The Graveyard (le cimetière).  » Erreur ! Même dans les années rock and roll de la Formule 1, lorsqu’aucun pilote ne savait s’il serait encore vivant à la fin d’un Grand Prix, personne n’était assez cynique pour affubler quelque circuit que ce soit du surnom de « cimetière.  » Jackie Stewart l’avait appelé The Green Hell (l’enfer vert). Et pourtant, le tracé avec tout d’une morgue : cinq pilotes y laissèrent la vie au cours d’un seul Grand Prix. Mais il y en eut encore davantage à Monza : dix au cours du même Grand Prix, 52 au total. Personne n’aurait cependant osé traiter le jardin de Ferrari de cimetière.

Ce n’est pas la seule liberté avec la vérité que prend le film Rush, actuellement diffusé dans les salles en Belgique et qui présente une affiche prestigieuse. Le scénario est signé Peter Morgan, l’auteur de Frost/Nixon et de The Queen. Le réalisateur de Rush n’est autre que Ron Howard, à qui on doit Frost/Nixon, Da Vinci Code et Un Homme d’Exception, le film consacré au brillant mathématicien John Nash, avec Russel Crowe dans le rôle principal. Bref, deux types qui savent réaliser un film et attirer l’attention. Mais ça reste du cinéma. Brillant, avec un mélange d’images authentiques et de nouvelles prises de vues. Spectaculaire. Mais du cinéma, de la fiction. Sans nuance et avec une dose d’exagération. James Hunt, le playboy, l’homme aux 5000 femmes aimant plus encore la drogue et les cigarettes, l’homme qui aurait abandonné ses études de médecine parce qu’il était capable de rouler très vite y est opposé à Nikki Lauda, un ascète, un type gentil mais un peu triste. Dans la vraie vie, les deux pilotes n’étaient pourtant pas les ennemis que le film montre et leur personnalité était bien plus complexe. Hunt avait ses faiblesses, son côté dépressif et mélancolique. Il était également très engagé (notamment contre l’apartheid en Afrique du Sud ou contre la chasse sur son domaine). Lauda était un homme chaleureux à l’humour très british et il avait des affinités avec son rival anglais. Mais pour captiver plus intensément le spectateur, le film en a fait des antagonistes.

Morts au volant

Alan Henry est bien placé pour savoir combien Hunt et Lauda se respectaient mutuellement. Pendant 36 ans, il a suivi la Formule Un pour de nombreux médias et il a compilé son expérience dans un livre, le Top 100 drivers of all time. Lauda s’y exprime notamment au sujet de Hunt, que Henry a classé à la 39e position de son ranking.  » James et moi nous sommes fréquentés pendant quatre ans et nos relations étaient basées sur un profond respect mutuel.  »

L’Autrichien Lauda a rencontré Hunt pour la première fois en 1971, lorsqu’il a signé pour l’écurie March et est allé s’installer à Londres. A ce moment-là, Hunt était surtout réputé pour démolir des Formule 3000.  » Nous vivions tous les deux à Londres « , poursuit Lauda dans l’ouvrage de Henry. Lui à Fulham et moi dans les environs de Victoria Station. Nous nous retrouvions souvent ensemble et nous sommes devenus de bons amis.  »

Amis et rebelles. Lauda et Hunt avaient un point commun : leur famille était opposée à leur profession. Les parents de Hunt, qui travaillaient dans la finance, avaient refusé d’aider leur fils tandis que le grand-père de Lauda était allé plus loin encore : à l’insu de son petit-fils, il avait appelé des sponsors potentiels en leur demandant de ne surtout pas lui donner d’argent.

Ces familles avaient raison car, contrairement à ce qui se passe aujourd’hui, la sécurité n’était pas une des priorités du sport automobile. Le dernier pilote de F1 à avoir trouvé la mort en Grand Prix est sans doute le plus connu : Ayrton Senna (1er mai 1994). Mais à l’époque de Hunt et Lauda, ils tombaient comme des mouches. En 1970, un an avant que Lauda ne déménage à Londres pour se faire les dents dans une écurie semi-professionnelle, Jochen Rindt avait même été sacré champion du monde à titre posthume. Rindt était un orphelin allemand qui avait grandi chez ses grands-parents à Graz et roulait sous licence autrichienne. En 1970, il avait remporté cinq courses, dont le prestigieux Grand Prix de Monaco, et filait vers le titre de champion du monde lorsque, pendant les essais du Grand Prix d’Italie à Monza, il quitta la piste. Les rails de sécurité étaient trop hauts pour l’aileron avant révolutionnaire de sa Lotus et il passa en dessous. Il décéda au cours de son transfert à l’hôpital. Vous comprendrez qu’aucun grand-père ne souhaite cela à son petit-fils.

Si la sécurité ne constituait pas une priorité, c’est aussi parce qu’il n’y avait pas de caméras de télévision autour des circuits. Pendant des années, le grand public entendit très peu parler du sport automobile, sauf lorsqu’il y avait des morts, que ce soit parmi les pilotes ou dans le public. En 1955, aux 24 Heures du Mans, la Mercedes de Pierre Levegh se retourna, prit feu et se désintégra complètement. Des débris volèrent par-dessus les barrières, causant la mort de 83 spectateurs. La France, l’Espagne, le Mexique et la Suisse s’empressèrent d’interdire l’organisation de courses automobiles. En Suisse, cette interdiction est d’ailleurs toujours d’application.

Pendant des années, les pilotes se soucièrent d’ailleurs fort peu du danger. Le casque ne fut ainsi rendu obligatoire qu’en 1948, après la mort d’Achille Varzi au cours des essais du Grand Prix de Suisse (son Alfa avait glissé sur la piste mouillée et s’était retournée). Avant cela, les pilotes portaient… une simple casquette en toile. L’apparition des ceintures de sécurité date de 1964, après la mort du Hollandais Carel Godin de Beaufort (Careltje pour les amis car il mesurait près de 2 mètres et pesait 118 kg), éjecté de sa Porsche pendant les essais au Nürburgring. Dans un premier temps, les pilotes firent d’ailleurs barrage à cette obligation. Stirling Moss refusa ainsi de prendre le départ du Grand Prix des Etats-Unis, prétextant qu’en cas d’accident, il préférait être éjecté du véhicule plutôt que d’être prisonnier d’une carcasse qui pouvait s’enflammer à tout moment.

L’histoire du Hennuyer Willy Mairesse, accidenté au premier tour des 24 Heures du Mans 1968, est tout aussi tragique. A l’époque, les coureurs couraient encore vers leur voiture pour prendre le départ, ne prenant pas toujours le temps d’attacher directement leur ceinture. Mairesse, qui avait roulé pour Ferrari et pour Lotus, est sorti de la piste et tombé dans le coma. Il en est sorti mais n’a plus jamais pu pratiquer son sport. Moins d’un an plus tard, il se donnait la mort dans une chambre d’hôtel d’Ostende.

Bref, au début des années 70, alors que la Formule 1 commençait à intéresser les gens, la mort n’était jamais bien loin.

Commercialisation

Pourquoi les pilotes étaient-ils prêts à risquer leur vie malgré tout ? Pour l’adrénaline ? C’est probable. Pour l’aspect commercial et l’intérêt croissant ? Très certainement. Les teams expérimentaient du matériel, de nouvelles techniques. Le changement s’est produit à la fin des années 60, début des années 70, lorsque le gentleman-driver devint un pilote d’usine. Le sponsoring fut autorisé, les voitures devinrent des laboratoires. La puissance des moteurs augmenta, on lança les quatre roues motrices, les moteurs turbo, les jupes permettant aux voitures de rester sur la piste tout en augmentant la vitesse dans les virages… Des mesures de sécurité plus strictes suivirent mais plus lentement. Les arceaux firent leur apparition mais ne résolurent pas tous les problèmes. Pour diminuer le poids des voitures, on construisait des ailes parfois si fragiles qu’elles se cassaient, rendant la voiture incontrôlable.

Le caractère du sport automobile changea de façon drastique. Les fils ou amis de riches comme Careltje firent place à de jeunes héros voulant faire du sport moteur leur profession. Comparez une photo du légendaire Alberto Ascari à celle du champion du monde actuel, Sebastian Vettel : on ne peut pas dire que Vettel, un peu bébé joufflu, ait l’air super affûté mais le contraste avec le double menton et le gros ventre d’Ascari est saisissant.

Ce fut aussi le début de la commercialisation : à la fin des années 60, de grandes marques de cigarettes et de boissons découvrirent dans ce sport un produit de marketing. La télévision suivit et ceux qui sortaient un peu de l’ordinaire furent entourés de groupies et menèrent la belle vie. Le sexe faisait vendre des journaux. C’est ainsi qu’en 1972, un numéro de Playboy, le magazine que tout le monde achetait pour les interviews, fut vendu à 7 millions d’exemplaires.

Cette période d’hédonisme convenait parfaitement à James Hunt. Selon Henry, Hunt fut l’un de ceux qui sut profiter du succès pour donner une tout autre tournure à une carrière qui semblait vouée à l’échec. Il fut mis en rapport avec LordHesketh se classa quatrième du Grand Prix de Silverstone sur une March et remporta le Grand Prix de Zandvoort sur une voiture développée par Hesketh lui-même, la Hesketh 308.

Fin 1975, McLaren se cherchait d’urgence un pilote. Le Brésilien Emerson Fittipaldi, quilui avait encore offert le titre mondial un an plus tôt et venait de se classer deuxième derrière Niki Lauda, avait décidé, sur un coup de tête, de rejoindre l’écurie Fittipaldi/Copersucar, dirigée par son frère William. Il n’allait plus jamais atteindre les sommets tandis que Hunt se voyait offrir une chance inespérée : comme tous les autres grands pilotes étaient sous contrat ailleurs, l’Anglais obtenait un siège chez McLaren.

Chance inespérée parce que, comme le dit son biographe Gerald Donaldson, Hunt devait faire face à une réputation sulfureuse. On parlait davantage de lui dans les faits divers que dans les rubriques sportives des journaux. Au cours de sa première saison chez McLaren, sa première femme, Susy, le quitta pour Richard Burton, l’acteur gallois alcoolique qui fut marié deux fois à Liz Taylor (selon la presse à sensation, Hunt l’aurait vendue à l’acteur pour un million de Livres Sterling. En fait, Burton lui a offert l’argent que Hunt aurait dû lui verser pour la séparation). Hunt, fils d’une famille fortunée, ne s’en formalisa guère. Il vivait comme il roulait : à fond la caisse. Cigarettes, sexe, boisson, fêtes, drogue… Il faisait le bonheur des tabloïds. Son biographe affirme qu’il a eu cinq mille femmes dans son lit. Cela semble peu probable puisqu’il est décédé d’une crise cardiaque à l’âge de 45 ans mais le fait est que c’était un playboy. Quelques minutes avant la course qui devait le voir sacré champion du monde, un membre d’un autre team le surprit dans un box, combinaison de course sur les chevilles et, dans les bras, une beauté locale. Ce n’est pas un hasard si, sur cette combinaison, on pouvait lire : Sex = breakfast for champions.

Emprunts

Quel contraste avec son ami et rival de l’époque, Niki Lauda. Le champion du monde 1975 se classe à la 20e place du ranking de tous les temps établi par Henry. Quand on parle de Lauda, les gens ont l’image d’un ascète, un type très formel. Au cours de ses jeunes années, pourtant, l’Autrichien eut aussi son côté rebelle. Comme il ne trouvait pas de financier au sein de sa famille, il emprunta de l’argent auprès d’une banque pour pouvoir obtenir un siège au sein de l’écurie March. Voyant les villas viennoises de sa famille, les banques n’hésitèrent pas à lui accorder le prêt. Au début, pourtant, les choses ne roulèrent guère pour l’Autrichien, dont les dettes ne cessèrent d’augmenter, au grand dam de son grand-père. Un jour, une banque se retira de justesse, alors que tous les papiers étaient signés : papy Lauda avait téléphoné pour tout faire capoter. Niki s’adressa alors à une autre banque.

Mais Lauda n’était pas seulement un type déterminé : il avait également beaucoup de talent. Il tira ainsi le meilleur parti de la vieille March de ses débuts, ce qui n’échappa pas à Enzo Ferrari, dont la fameuse écurie connaissait pas mal de problèmes, y compris sur le plan financier. Fiat était arrivé à la rescousse et, maintenant que la F1 attirait tous les regards, le groupe avait peu à peu cessé ses autres activités.

Le mariage fut une réussite. Lauda était très exigeant, y compris en matière d’argent, et très critique. Mais il travaillait d’arrache-pied au développement d’une grande voiture. Pour sa première saison, en 1974, il ne put viser le titre mais un an plus tard, c’était dans la poche. Notamment grâce à des heures de tests à Fiorano, où des parties du circuit de Monaco avaient été reconstruites. Lauda s’était imposé dans la Principauté et à Monza, où il avait été sacré champion du monde. C’était la première fois que Ferrari s’imposait en onze ans et la folie s’était emparée de l’Italie.

Rush, le film de Howard et Morgan, raconte la saison suivante, la lutte entre Hunt et Lauda. Nous n’allons pas tout vous raconter mais sachez que, pour l’Autrichien, tout commence bien puisqu’il remporte quatre des six premiers Grands Prix et se classe deux fois deuxième. C’est aussi la saison de tous les dangers, à cause des vitesses sans cesse plus élevées, et cela tracasse Lauda.  » Si je quitte la piste à cause d’un problème mécanique, j’ai 70 % de chances de mourir « , dit-il avant le Grand Prix d’Allemagne.  » Et si cela se passe au Nürburgring, je ne survivrai pas.  » Il appelle au boycott de la course mais n’est pas suivi.

La fin

Ce 1er août 1976, Lauda ne laissera pas sa vie dans l’Enfer Vert mais il s’en faudra de peu. Quatre pilotes, dont Arturio Merzario, le retireront de sa Ferrari en feu tandis que l’Allemand Hans Joachim Stuck devra expliquer au chauffeur de l’ambulance le chemin le plus court vers l’hôpital. De l’amateurisme ! Pendant quatre jours, Lauda restera entre la vie et la mort mais il s’en sortira.

Quarante jours après le crash, il est de retour. Le visage plein de cicatrices et la peur au ventre. La saison se termine par un Grand Prix sous la pluie. Après deux tours, Lauda abandonne : trop dangereux ! Hunt se classe quatrième, juste ce qu’il faut pour être sacré champion du monde.

Après leur carrière, chacun suivra son chemin. Lauda se consacrera à une autre de ses passions et fondera sa propre compagnie aérienne. En 1992, un de ses Boeing s’écrasera en Thaïlande, causant la mort de 223 personnes. Dans son bouquin, Henry écrit que cette histoire a bien plus perturbé Lauda que sa propre tragédie.  » Mettre ma vie en jeu dans une voiture de course, c’est une chose. Mais que des gens achètent un billet pour voler avec ma société et n’en reviennent pas vivant, c’est tout bonnement inacceptable « , dit-il. Comme l’avion présentait un défaut, Lauda assignera la firme américaine au tribunal. Et en 1997, Lauda Air sera reprise par Austria Airlines.

James Hunt, lui, n’est plus là. Il est décédé le 15 juin 1993, d’un arrêt cardiaque, dans sa maison de Wimbledon. L’homme qui vivait à coups d’adrénaline et qui était rongé par le stress avant chaque course luttait depuis des années contre la dépression. De mauvais placements avaient failli le laisser sur la paille mais il rêvait encore. Il venait de téléphoner à Helen (18 ans plus jeune que lui) pour lui demander sa main et avait encore commenté le Grand Prix du Canada quelques jours plus tôt. Lorsque Murray Walter, le commentateur attitré de la BBC, avait appris que la chaîne avait fait appela à Hunt comme consultant, il avait dit :  » Pas possible, pas ce soulard snob.  »

Pour son premier Grand Prix, Hunt avait d’ailleurs confirmé cette image. Il était entré dans la cabine, le pied dans le plâtre, avait étendu sa jambe sur les genoux de Murray, débouché la première de deux bouteilles de rosé et regardé son voisin d’un air entendu : pour lui, la course pouvait commencer.

PAR PETER T’KINT – PHOTOS: IMAGEGLOBE

Hunt vivait comme il roulait : à fond la caisse. Cigarettes, sexe, boisson, fêtes, drogue… Il faisait le bonheur des tabloïds.

En 1992, un des Boeing de Lauda s’écrasera en Thaïlande, causant la mort de 223 personnes.

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